La Turquie est-elle devenue une ennemie de l’Europe? edit

8 juillet 2021

L’année 2020 a marqué un tournant entre l’Union européenne et la Turquie. Au-delà de l’épisode tragi-comique du sofagate, les relations sont passées de l’incompréhension à une franche hostilité. Bien qu’un certain apaisement soit apparu après l’élection de Joe Biden, rien ne permet de penser que la Turquie ait renoncé à sa politique expansionniste. Nous ne reprendrons pas ici les nombreuses manifestations de son activisme, aussi bien dans son voisinage (Grèce, Chypre, Syrie, Libye, Arménie) qu’à l’intérieur des États membres (la manipulation des diasporas par des factions islamistes), pour nous concentrer sur les réactions de l’UE ainsi que de l’OTAN et des États-Unis.

La passivité européenne

Si personne ne croit plus à la possibilité de faire de la Turquie un État membre, l’UE n’a pas défini pour elle de statut alternatif. En l’absence de politique (l’agenda positif avancé par Bruxelles n’en est pas une), le Conseil européen continue de se cantonner dans des réactions tardives et timorées, bien que cette passivité contribue à l’aggravation des crises, car elle encourage les menées agressives d’Ankara.

Face aux incursions turques, notamment dans les ZEE chypriote et grecque qui portent directement atteinte à la souveraineté de deux États membres, le Conseil européen s’est limité à des protestations assorties de quelques mesures de rétorsion : réduction de l’aide pré-adhésion et des prêts de la BEI, suspension de certaines négociations. À la fin de l’année 2020, plutôt que de prendre des mesures concrètes, il s’est placé dans l’attente des décisions de la nouvelle administration américaine. Ancien ambassadeur de l’UE à Ankara, Marc Pierini estime « that the European Council is allowing an autocratic Turkey to pursue adversarial steps on Europe’s southeastern confines is not a strategy. It is a mere expedient that will come back to haunt EU leaders.[1]

L’explication à cette passivité invoquée le plus souvent est la vulnérabilité de l’UE au chantage migratoire exercé par Ankara. Mise en appétit par les 6 milliards d’€ offerts par l’UE en 2015, la Turquie exige toujours davantage pour retenir les migrants. En 2020, en poussant des milliers de réfugiés contre sa frontière avec la Grèce, Erdoğan a montré qu’il ne s’agissait pas d’une menace théorique. Bien que la Grèce ait tenu bon, dans son rapport 2020 la Commission a renouvelé sa proposition d’aide aux migrants en Turquie. Le Conseil a suivi, tout en affirmant qu’il n’acceptait pas « l’instrumentalisation des migrants à des fins politiques[2]». C’est bien de le dire, mais cela sera-t-il efficace ? Puisqu’Ankara est payé pour cela, d’autres pays méditerranéens sont tentés de l’imiter : en juin 2021, le Maroc a poussé à son tour des migrants vers l’enclave espagnole de Ceuta. Les États membres les plus complaisants ont-ils compris que céder à Erdoğan expose l’UE à d’autres tentatives de chantage ?

Souvent prompte à condamner et même à sanctionner les agissements de pays lointains, même s’ils ne lui portent pas préjudice, l’UE se montre paradoxalement très hésitante à contrer les initiatives turques, bien qu’elles l’atteignent directement. Au cours des dernières réunions du Conseil européen, « les mesures qui font mal » ont été écartées. Cette timidité ne découle pas seulement de la règle de l’unanimité, puisqu’il s’est trouvé plusieurs pays et non des moindres, pour refuser de les adopter.

Dans le domaine économique, face à une Turquie en crise, l’UE ne manque pas de moyens, mais se refuse à les utiliser pour ne pas nuire aux intérêts de ses entreprises. Il en va de même avec un éventuel embargo sur les armes. Pourtant, face à une agression aussi directe, assortie de menaces plus diffuses (comme la remise en cause du traité de Lausanne ou des revendications démesurées sur l’espace maritime), il aurait été logique d’envisager une suspension des ventes d’armes, comme l’ont décidé le Canada et les États-Unis, pourtant beaucoup plus éloignés. Mais les impératifs commerciaux l’ont emporté.

Les discussion au Conseil confirment l’influence des vendeurs d’armes dans la politique étrangère de leurs pays : sur la période 2015-2020 plus de 40% des ventes d’armes à la Turquie proviennent de l’Italie et de l’Espagne, ce qui explique que les deux pays soient très réticents à les stopper. Pour sa part, l’Allemagne se refuse à bloquer la vente de six sous-marins (un marché de 3.5 milliards de $), en dépit de l’avantage technologique qu’elle apporte à la Turquie et de leur rôle essentiel qu’ils pourraient jouer dans le conflit sur la délimitation des zones économiques exclusives (ZEE) en Méditerranée.

En s’opposant à l’embargo, ces pays montrent à la fois leurs priorités commerciales et leur peu de souci de la sécurité de leurs partenaires. Après avoir joué un rôle essentiel dans la cure d’austérité infligée à la Grèce, Berlin serait ainsi impliqué dans la forte croissance de ses dépenses militaires qui découle de la course aux armements initiée par la Turquie.

L’OTAN en état de «mort cérébrale»? (Emmanuel Macron)

À l’évidence, ce problème est aussi celui de l’OTAN. Avec un budget militaire constamment au-dessus du seuil de 2% recommandé par l’Alliance, la Turquie en serait une bonne élève. Cependant, la forte croissance de ces dépenses interroge. De 2014 à 2019, d’après l’institut suédois SIPRI[3], en dépit de la dépréciation de la livre turque, la dépense est passée de 1.9 à 2.7% du PIB, soit de 12 à 21 milliards  en dollars constants, un taux de croissance énorme de 11.7%/an, d’autant plus surprenant que la Turquie bénéficie depuis longtemps de la protection de l’Alliance.

Dans un pays qui n’est plus menacé depuis la fin de la guerre froide et qui fait face à d’importants problèmes économiques, ces efforts traduisent-ils une affirmation gaullienne d’indépendance sans intention agressive? Malheureusement, la Turquie est aussi un pays revanchard qui cache de moins en moins sa volonté de remettre en cause le statu quo hérité des deux guerres mondiales dans la région et même au-delà. Il en résulte un déséquilibre croissant, non seulement dans le bassin oriental de la Méditerranée, mais aussi à l’ouest comme l’a récemment montré l’activisme naval de la Turquie en Libye et les incidents qui en ont découlé, en particulier avec la marine française.

De manière étrange, cela ne semble pas poser de problème à l’OTAN. Son Secrétaire général s’est longtemps abstenu de critiquer la Turquie, allant jusqu’à affirmer qu’il « comprenait » son souci de sécurité quand elle a envahi le nord de la Syrie. Prodigue en autocélébration, le communiqué consécutif à sa réunion de juin 2021 critique abondamment la Russie, mais ne dit mot du comportement assez similaire de la Turquie. Si on sait depuis longtemps que l’OTAN n’a jamais été très exigeante face aux atteintes à la démocratie, on pourrait s’attendre à un peu moins de désinvolture vis-à-vis de l’attitude de l’un de ses membres, surtout quand il porte atteinte à la sécurité de plusieurs de ses partenaires.

Officieusement, les initiés justifient la complaisance de l’Alliance par la crainte de « perdre la Turquie », tentée de se tourner encore davantage vers le Kremlin. Comme l’UE avec les migrants, ils pensent qu’il faut la payer pour qu’elle reste dans le camp occidental, en attendant la fin du régime Erdoğan. Ce « play nice with Turkey », qui fut la  politique des précédentes administrations américaines et qui a été poussé de la complaisance à la complicité par Trump, n’a pourtant pas produit de résultat. En fait, accepter un prix de plus en plus élevé pour empêcher la Turquie de basculer dans l’orbite russe est une option de moins en moins crédible. En achetant le bouclier anti-missiles S-400 à la Russie, Ankara a ouvert une brèche profonde dans le dispositif occidental. Afin d’obtenir successivement ou simultanément des avantages des deux côtés, la Turquie a aussi montré une volonté d’équidistance en contradiction avec son appartenance à une alliance militaire.

Sur le fond, en quoi les fondamentaux de la politique étrangère turque seraient-ils compatibles avec ceux de l’OTAN ? Comment est-il possible de concilier le soutien à l’organisation mondiale des Frères musulmans, ainsi qu’à leurs milices jihadistes, éventuellement la conquête de Jérusalem, avec les objectifs de l’Alliance ? Le projet turc de « patrie bleue », sa revendication d’une ZEE de 460000 km² est-il compatible avec la sécurité de l’OTAN ? Si la raison profonde de l’Alliance est de contribuer à la sécurité de tous ses membres, comment y maintenir un pays qui non content de se lancer dans une politique solitaire, porte ouvertement préjudice à la sécurité de ses partenaires ? Par ailleurs, ce déni n’incite pas ses membres à la solidarité et pourrait développer des comportements divergents, comme on vient de le voir avec le Monténégro, récent membre de l’Alliance, mais toujours influencé par Belgrade et Moscou.

Plutôt que de céder au chantage, celle-ci serait-elle mieux inspirée de réviser sa stratégie méditerranéenne et de s’organiser sans la Turquie, ce qui ne veut pas dire contre elle, comme on a commencé à la faire au Pentagone ?.

La relation États-Unis/Turquie

Derrière le refus d’agir de l’OTAN, on trouve les hésitations des États-Unis. La Turquie intéresse avant tout Washington pour ses potentialités géostratégiques et militaires. Cette position qui remonte à la guerre froide n’a pas été fondamentalement modifiée depuis. Si le Pentagone a pris des mesures  d’embargo dans le cadre de CAATSA[4], c’est parce que la mise en service par Ankara du bouclier russe S-400 est un obstacle technique déterminant à la poursuite d’une coopération militaire. Ce n’est pas sans regret que le complexe militaro-industriel américain a renoncé à vendre à Ankara plus d’une centaine d’avions F-35, mais il n’avait pas le choix.

L’administration Biden a-t-elle opté pour la politique du nœud coulant ? Aussi longtemps que la Turquie porte atteinte à la défense commune, elle réduirait son accès au marché d’armes américain. Les sanctions seraient modulaires, susceptibles d’être aggravées ou atténuées en fonction de l’attitude d’Ankara. Le nouveau Président a aussi annoncé son intention de remettre les critères démocratiques dans les motivations de sa politique étrangère. Si cette objectif se concrétisait, il mènerait à une détérioration des relations bilatérales, compte tenu de l’appui turc (avec le Qatar) à des organisations classifiées comme terroristes. Ainsi le Département d’État a-t-il inscrit la Turquie sur la liste des pays utilisant des enfants-soldats, une première pour un membre de l’OTAN.

Pour l’UE, se mettre à la remorque de la politique américaine, comme le souhaite une majorité d’États membres  ne sera pas suffisant. Les États-Unis estiment qu’il appartient désormais aux Européens de veiller sur leur arrière-cour et de gérer au mieux les conflits dans leur voisinage. Les priorités ne vont pas nécessairement coïncider. Par exemple, en Libye, le Département d’État tient surtout à faire partir les supplétifs russes, tandis que pour l’Europe, les djihadistes soutenus par la Turquie sont les plus dangereux, en raison de leur impact possible sur le Sahel et le Maghreb.

Conclusion

L’absence de politique turque à Bruxelles porte gravement atteinte à la crédibilité de l’UE. Depuis 2004, sa faible implication dans les efforts de résolution du problème de Chypre l’a déjà disqualifiée pour apporter des solutions aux autres conflits prétendument gelés en Méditerranée et dans l’ex-URSS. Face aux agressions turques, le discrédit est encore plus grave : l’absence de réaction ferme de l’UE ne peut qu’encourager les gouvernements prédateurs, non seulement à Moscou et à Pékin, mais aussi des puissances régionales qui s’affirment aux périphéries européennes.

La recherche de la sécurité, qui n’a pas été une préoccupation importante dans le passé, doit désormais être à la hauteur des menaces. La défense du droit international doit avoir la priorité sur les préoccupations mercantiles des États membres, notamment quand il s’agit du commerce des armes. Et puisque la sécurité ne se divise pas, elle ne doit plus être prise en otage par la règle anachronique de l’unanimité.

 

[1] Empowering Erdoğan ? Carnegie Middle East Center, 12 octobre 2020

[2] Point 13 des conclusions du Conseil européen de juin 2021 : « Le Conseil européen condamne et rejette toute tentative de pays tiers d'instrumentaliser les migrants à des fins politiques. »

[3] SIPRI, Stockholm International Peace Research Institute, Institut international de recherche sur la paix de Stockholm. Fondé en 1966, il publie régulièrement des statistiques sur les dépenses militaires et le commerce des armes.

[4] Countering America's Adversaries Through Sanctions Act (CAATSA).