La Boussole stratégique de l’Europe: mérites et lacunes edit

3 janvier 2022

La « Boussole stratégique de l’Europe » propose un certain nombre d’initiatives pour permettre à l’UE d’agir dans le domaine de la sécurité et de la défense, face aux nombreux défis ayant un impact sur les intérêts européens. Le document a été préparé sous la responsabilité de Josep Borrell, Haut représentant de l’UE et vice-président de la Commission (voir sa préface personnelle publiée en novembre sur Telos). Il sera débattu par les ministres de la Défense et des Affaires étrangères au cours des prochains mois, avant de devenir une déclaration stratégique officielle au cours de la présidence française du Conseil européen au premier semestre 2022.

Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l’UE a élargi ses engagements extérieurs. Le traité a jeté les bases de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE. D’autres procédures et organes ont été créés par la suite, notamment le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (également vice-président de la Commission européenne), le Comité militaire européen et le Fonds européen de défense (FED) financé par le budget de l’UE. Plusieurs projets (60 à ce jour) ont également été lancés sous diverses formes dans le cadre de la coopération structurée permanente (PESCO).

En plus de cela, il faut également prendre en compte un certain nombre d’accords bilatéraux entre États membres dans le domaine de la défense. Sans être négligeables, les résultats sont restés modestes. L’une des raisons est que la multiplication des initiatives et des procédures visant à relancer l’intégration de la défense européenne et à développer une culture stratégique commune à l’UE rend difficile la rationalisation du processus. Plus important encore, malgré toute la rhétorique, la volonté politique a fait défaut : les mots et les concepts semblent avoir des significations différentes selon les personnes. Le concept d’« autonomie stratégique » européenne en est un bon exemple[1].

Principes directeurs et contexte

La logique sous-jacente qui a conduit à l’élaboration de la Boussole stratégique est lucide et, dans l’ensemble, correcte. La crise de l’ordre multilatéral et la multiplication des menaces auxquelles l’UE et ses États membres sont confrontés sont bien réelles, tout comme le regain de nationalisme et la confrontation entre grandes puissances. Les efforts visant à rendre cette logique opérationnelle sont également les bienvenus. Bien que le texte manque quelque peu de précision – après tout, nous ne parlons que d’un document stratégique – certaines lignes directrices importantes sont avancées.

Tout d’abord, le document a surmonté la tendance européenne typique à s’attarder sur le « soft power » tout en négligeant les dimensions militaires de la sécurité et de la défense, qui constituent ici le cœur de l’argumentation. D’un point de vue opérationnel, trois aspects sont à noter : (a) le développement d’une force d’intervention rapide pouvant compter jusqu’à 5000 hommes ; (b) l’accent mis sur la coopération maritime et (c) l’importance accordée à la dimension militaire des nouvelles technologies, telles que l’intelligence artificielle (IA), les domaines spatial et cybernétique, y compris la menace de désinformation via les médias sociaux. Dans le même ordre d’idées, il est suggéré que les États membres de l’UE fassent davantage pour partager les renseignements et améliorer les délais de réaction aux nouvelles formes de menaces hybrides.

L’attention donnée aux technologies duales (à usage civil et militaire) est cruciale, parce que l’Europe est à la traîne dans presque tous ces domaines. Il est donc vital qu’elles deviennent une priorité, tant pour le développement industriel de l’UE que pour son positionnement stratégique. Pourtant, et c’est vrai également aux États-Unis, il n’y a toujours pas de consensus dans le débat plus large sur l’impact de ces technologies et en particulier de l’IA, dont une définition précise reste à donner. De même, le rôle que ces outils pourraient jouer dans la guerre ou leur impact sur la dissuasion conventionnelle ne sont pas clairs, car certains craignent que la possibilité combinée d’une erreur humaine et d’une erreur de la machine n’abaisse le seuil des escalades dangereuses.

Les lacunes

En ce qui concerne les lacunes du document, le premier défi, et probablement le plus important, concerne la crédibilité. Le déséquilibre entre les menaces identifiées et les capacités que la Boussole propose de déployer est assez évident. Une force d’intervention rapide ne comptant que 5000 hommes aura du mal à faire une grande différence. Alors pourquoi la Commission a-t-elle procédé de cette manière ?

La raison est largement liée à la question toujours en suspens de la relation stratégique de l’Europe avec les États-Unis et, par conséquent, avec l’OTAN. Dans le document, l’OTAN est mentionnée comme faisant partie d’une longue liste d’entités et de pays avec lesquels l’UE devrait coopérer : de l’ONU à l’ANASE, en passant par l’Union africaine et bien d’autres. Certes, l’OTAN est considérée comme très importante, une sorte de « meilleur ami », mais aussi comme une organisation quelque peu différente de nous et avec laquelle nous pouvons et devons coopérer, mais pas trop étroitement. C’est difficile à comprendre. Une majorité d’États de l’OTAN sont également membres de l’UE et, inversement, la majorité des membres de l’UE sont également des alliés au sein de l’OTAN, et beaucoup considèrent encore l’alliance comme le principal pilier de leur défense.

Certains Européens considèrent l’OTAN comme un instrument de domination des États-Unis. D’autre part, certains aux États-Unis, dans les pays de l’OTAN non membres de l’UE et même dans de nombreux États de l’UE, en particulier à l’est et au nord, craignent qu’un renforcement du rôle de l’UE en matière de sécurité et de défense n’affaiblisse l’OTAN. Les deux récits reposent en fin de compte sur des idées fausses. Personne de sensé ne croirait que l’UE est capable, dans un avenir prévisible, d’assurer sa défense sans la participation des États-Unis et, de même, rares sont ceux qui croient que les États-Unis ont réellement l’intention de se désengager de l’Europe. La récente réaction à la pression militaire russe à la frontière ukrainienne le démontre. Elle illustre parfaitement l’importance de l’engagement américain, les malentendus transatlantiques et les divisions européennes.

Compte tenu de tout cela, il est regrettable que la Boussole stratégique ne contribue guère à clarifier la relation entre l’Europe de la défense, l’OTAN et les États-Unis. Une meilleure approche aurait pu consister à concevoir la nouvelle stratégie de sécurité de l’UE non pas comme une entreprise séparée et parallèle par rapport à l’OTAN, mais comme une contribution à la création d’un pilier européen au sein de l’alliance.

C’est justement cette conception qui a été adoptée dans le traité du Quirinal récemment signé par la France et l’Italie. Si Rome et Paris peuvent le faire, pourquoi pas la Commission ? Une telle approche impliquerait de reconnaître que l’OTAN, tout en restant centrale, ne peut apporter de réponses à tous les défis de sécurité auxquels l’UE est confrontée et que des capacités accrues de l’UE sont donc nécessaires au cas où l’Europe doive agir seule.

On peut comprendre les sensibilités politiques qui ont contribué à cette décision, mais si la question n’est pas clarifiée, les perspectives d’un bond en avant dans le développement de la politique de sécurité de l’UE resteront limitées. La Boussole stratégique aurait pu expliquer qu’un dispositif de sécurité européen plus important manque de crédibilité si tous les États membres n’augmentent pas leurs dépenses de défense conformément aux engagements pris au sein de l’OTAN. D’un autre côté, elle aurait également pu souligner qu’un effort européen intégré permettrait non seulement de réaliser des économies d’échelle, mais aussi de mettre en évidence la valeur politique du pilier européen pour l’OTAN au sens large. En atténuant la perception d’une domination américaine, une telle approche pourrait également rendre les augmentations du budget de la défense plus faciles à accepter par les opinions publiques européennes. Tout cela aurait largement contribué à atténuer le problème de crédibilité.

Le moment aurait également été bien choisi, car l’OTAN est engagée dans sa propre révision stratégique, révision importante qui, dans une perspective mondiale, est susceptible d’inclure la Chine et l’Indo-Pacifique. En cela, la Boussole stratégique aurait pu être considérée comme une contribution européenne à ce processus. Une déclaration conjointe UE-OTAN à ce sujet sera adoptée dans les prochains mois. Elle permettra peut-être de clarifier cette énigme. Enfin, une telle déclaration conjointe permettrait également de rétablir avec le Royaume-Uni une base de coopération qui a été affaiblie après le Brexit et plus encore après l’incident AUKUS.

La Chine et l’Indo-Pacifique

Cela nous amène à la Chine et, plus largement, à l’Indo-Pacifique, autre lacune du document. La vérité est que ce que l’UE aime appeler sa stratégie indo-pacifique est en réalité largement limitée aux dimensions commerciales et économiques. La raison en est l’absence de consensus sur la « question chinoise » et la manière de la traiter.

Comme on pouvait s’y attendre, le document contient le mantra déjà liturgique de la Chine présentée comme « partenaire », « concurrent » et « rival stratégique ». Cependant, il est difficile de voir où, dans le document, se situe la rivalité. La pénétration de Pékin en Afrique n’est pas mentionnée, pas plus que Taïwan et Hong Kong. La liberté de navigation dans la mer de Chine méridionale est mentionnée, mais aucune explication claire de qui menace cette liberté n’est définie.

Même le nouvel accord de coalition allemand est plus explicite sur certaines de ces questions. Si l’on considère le débat européen, certains États membres se sont concentrés sur les aspects économiques et commerciaux, ignorant les implications en matière de sécurité. D’autres, notamment la France, semblent penser que l’UE pourrait reconnaître la menace chinoise, mais poursuivre une stratégie parallèle, voire indépendante, de celle des États-Unis. Pourtant, aucune de ces postures n’est viable.

Ignorer la menace stratégique, ou se contenter de laisser toute la question aux États-Unis, n’a pas de sens car le nationalisme agressif déployé par la Chine a un impact sur nos intérêts économiques et ses implications en matière de sécurité vont bien au-delà de l’Asie. Il y a aussi la dimension des droits de l’homme qui préoccupe une grande partie de notre opinion publique.

De même, le concept d’une stratégie parallèle ou indépendante est illusoire. Il faudrait qu’elle soit soutenue par un poids politique important que même la France n’a pas, alors qu’elle est le seul membre de l’UE à être présent dans la région. En outre, pour être crédible, nous aurions besoin d’alliés locaux. Les pays asiatiques qui semblent réticents à se ranger ouvertement du côté des États-Unis le font parce qu’ils sont réticents à entrer dans tout type d’alliance et un lien avec l’Europe ne changerait pas grand-chose à leur calcul.

Personne n’a été en mesure d’expliquer pourquoi notre intérêt stratégique en Asie devrait différer de celui des Etats-Unis, en termes géopolitiques ou économiques. L’un des principaux moteurs du nationalisme agressif chinois est la croyance dans le déclin irréversible de l’Occident dans son ensemble, donc des États-Unis mais aussi de l’Europe. Or rien n’encourage l’agressivité croissante de la Chine que de nouveaux signes de désunion transatlantique. Un lien plus explicite avec la stratégie américaine, sans forcément être inconditionnel, pourrait nous donner la possibilité d’influencer leur politique en Asie en fonction de nos intérêts.

Par exemple, cela pourrait permettre à l’Europe de faire pression sur les États-Unis pour qu’ils corrigent la posture protectionniste que Biden a héritée de Trump depuis l’abandon du Partenariat transpacifique. Enfin, les États-Unis et la Chine, malgré leurs différences, sont tenus de coopérer dans un certain nombre de domaines, comme le changement climatique. Il y a aussi la question cruciale des procédures et des règles qui sont nécessaires pour éviter les incidents ou les erreurs de calcul indésirables. Elles existaient avec l’URSS et sont encore plus importantes avec la Chine. En tant qu’Européens, nous n’avons aucun intérêt à ce que ce dialogue soit exclusivement bilatéral.

Les approches des États membres

Les lacunes de la Boussole stratégique montrent que l’état d’esprit des États membres, notamment en ce qui concerne la Chine et la Russie, évolue plus rapidement qu’à la Commission et plus généralement dans la « bulle de Bruxelles ». Ils évoluent toutefois à des vitesses variables et d’importantes différences subsistent.

Comme c’est souvent le cas, la charge principale pèse sur les membres les plus importants. L’Italie est souvent décrite comme faible en raison de ses problèmes structurels et de son instabilité politique. Toutefois, ses solides références en tant que soutien constant de l’OTAN et de l’UE pourraient accroître son influence, à condition que les progrès sur le front intérieur se poursuivent et se consolident sous le gouvernement Draghi.

Pour l’Allemagne, le problème est de surmonter sa tentation constante de déconnecter les intérêts économiques de leurs implications géopolitiques et sécuritaires. Le concept de Wandel durch Handel (le changement par le commerce) n’est pas sans noblesse, mais il n’est plus adapté à l’environnement actuel. La posture de l’Allemagne a évolué ces derniers temps et l’accord conclu par la nouvelle coalition gouvernementale suggère que d’autres changements sont à venir, notamment en ce qui concerne la Russie et la Chine.

Reste la France. La tentation constante d’interpréter le monde et l’Europe en termes néo-gaullistes est illogique, contre-productive, et elle concourt à la division européenne. Aucun autre pays ne gagnerait plus que la France à promouvoir un consensus stratégique européen fondé sur le rapprochement plutôt que la distanciation avec les États-Unis. Cela contribuerait à donner de la substance au concept d’ « autonomie stratégique », tout en rassurant les membres, y compris ceux de la frontière orientale, pour lesquels l’OTAN revêt une importance primordiale.

La France, en raison de son statut de puissance nucléaire et de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, deviendrait ainsi le leader incontournable de l’UE en matière de sécurité, comme c’est le cas pour l’Allemagne en matière d’économie. C’est peut-être trop attendre d’un pays qui doit affronter des élections cruciales l’année prochaine. Cela dit, un Macron réélu devrait avoir l’autorité nécessaire pour faire bouger les choses de manière décisive. Si tel est le cas, la France, mais aussi l’Europe, l’OTAN et les États-Unis en bénéficieront.

On ne peut nier que nous assistons aux États-Unis à une révision profonde de la portée de leur engagement international. Nous sommes donc dans une situation complexe, chargée de malentendus qui remontent aux années Obama, ont été amplifiés sous Trump et persistent aujourd’hui avec Biden. S’ils ne sont pas rapidement résolus, ils pourraient éloigner davantage les deux côtés de l’Atlantique et créer de profondes divisions au sein même de l’UE. La responsabilité de les surmonter incombe à la fois à l’Europe et aux États-Unis. Ce qui importe par dessus tout est de garder conscience que, dans un monde qui change rapidement, la solidarité de l’Occident devient plus et non moins nécessaire.

La version originale de cet article est parue dans IAI, 21(57), décembre 2021.

 

[1] Voir, par exemple, Riccardo Perissich, “L’Europe au risque de l’ambiguïté stratégique”, Le Grand Continent, Octobre 2021.