L’Italie vers la peuplocratie? edit

4 juin 2018

En cette année 2018, l’Italie a amorcé un bouleversement à l’issue totalement incertaine pour elle mais également pour l’Europe. En effet, lors des élections du 4 mars, les deux des principaux partis en compétition depuis des années ont été battus, le Parti démocrate (PD) de Matteo Renzi et Forza Italia de Silvio Berlusconi.

Le premier est passé en dessous de la barre des 20% à la Chambre des députés – seules données que nous utilisons ici – soit près de sept points en moins par rapport à 2013. Il recule jusque dans ses traditionnelles zones de force, en Italie centrale, des régions qui sur la longue durée ont toujours été à gauche. Humiliation suprême, en Emilie-Romagne, son plus fort bastion, le Mouvement 5 étoiles (M5S) obtient davantage de suffrages que lui. Le PD est sanctionné au terme d’une législature de cinq ans qui, malgré une reprise récente de la croissance, laisse derrière elle un chômage encore élevé, une précarisation généralisée du travail, des inégalités marquées, une pauvreté de plus en plus répandue. Ces années-là ont aussi été marquées par l’afflux des migrants sur les côtes de la péninsule, ce qui a provoqué un fort rejet de la part des Italiens et le sentiment que leur pays était abandonné par les membres de l’Union européenne, à commencer par la France. La personnalisation, la médiatisation à outrance et le style de son secrétaire Matteo Renzi, après une première phase épique où son parti rassembla 40% des suffrages aux élections européennes en 2014, ont radicalisé les antagonismes et cristallisé les divergences au sein de son propre camp. Enfin, les déboires du PD administrent une nouvelle preuve de la profonde crise de la gauche réformiste européenne continentale et l’ampleur de ses déchirements.

La gauche de la gauche n’en a pas pour autant profité puisqu’elle ne dépasse que d’un souffle les 3% nécessaires pour obtenir une faible représentation parlementaire.

Quant à Silvio Berlusconi, il obtient le plus mauvais score de l’histoire de son parti fondé il y a 24 ans. Les médias annonçaient son retour, les électeurs ont décidé de provoquer sa sortie, même si deux mois après ce revers électoral la justice, qui l’avait condamné et déclaré inéligible, l’a absous ce qui peut lui redonner un petit espoir de continuer à exister.

Tirant les leçons de son échec, Matteo Renzi a démissionné et le PD se divise profondément au point de risquer de se désagréger à propos de son bilan au pouvoir, de sa stratégie à mener face au nouveau gouvernement et sur le choix de son nouveau groupe dirigeant. Quant à Forza Italia, parti personnel créé par et pour Berlusconi, il entre dans une zone de fortes turbulences. Le dévissement de ce parti, tombé à 14% des voix, crée un vide pour les modérés de droite en Italie alors que ceux-ci représentaient jusqu’ici une composante souvent décisive de l’électorat. En outre, la coalition qui avait été forgée pour cette élection et à laquelle il appartenait avec la Ligue et Fratelli d’Italia s’est rompue avec le choix de la Ligue de former un gouvernement avec le Mouvement 5 étoiles. Forza Italia se retrouve isolé ce qui est à la fois un handicap et un atout car il peut jouer le rôle d’opposant et tenter de récupérer les électeurs de droite qui n’acceptent pas de voir le Mouvement 5 étoiles, viscéralement antiberlusconien, accéder au pouvoir.  

Face à ces deux perdants se sont imposées deux forces qui n’ont pas gagné à proprement parler le scrutin mais se retrouvent en position de force. Le Mouvement 5 étoiles, qui était déjà, de peu, le premier parti en 2013, ne se contente pas de conforter sa position avec 32,6% des suffrages. Il progresse partout dans le pays, surtout dans le Sud. Il exprime le cri de douleur de cette partie de la péninsule dont la situation économique, sociale, culturelle s’est profondément dégradée. La Ligue de Matteo Salvini enregistre une progression spectaculaire en passant de 4% des voix en 2013 à 17,3%. Elle a dépassé Forza Italia et, avec le parti post-fasciste Fratelli d’Italia qui, avec 4,3% des voix, double son résultat de 2013, s’opère une droitisation de la coalition dite de centre droit qui a dorénavant volé en éclats. Elle a aussi fortement progressé dans l’Italie centrale mais a même réalisé de petites mais notables percées dans le Sud. Il en résulte une géographie électorale plus contrastée que jamais. Le nord appartient à la Ligue et à Forza Italia. Le Sud au M5S. Le centre reste au Parti démocrate mais le M5S et la Ligue viennent le concurrencer. 

Ces succès s’expliquent en premier lieu par la situation économique et sociale, mais également par la question migratoire. La Ligue principalement et dans une moindre mesure le Mouvement 5 étoiles en ont fait une de leurs grandes ressources politiques. Ils ont volontairement amalgamé trois réalités : l’immigration régulière (plus de 5 millions de personnes, quatre fois plus qu’en 2001), l’immigration clandestine que la Ligue estime à plus de 500 000 et les migrants arrivés au fil des années. Ils ont joué et même exacerbé les inquiétudes et les peurs des Italiens par rapport à cette situation, leur perception extrêmement négative des étrangers « extra-communautaires » pour reprendre la terminologie en usage de l’autre côté des Alpes et de l’islam associée à la violence et au terrorisme. Par ailleurs, la profonde défiance envers les institutions, les partis traditionnels et la classe politique enregistrée dans tous les sondages permet à Luigi Di Maio et Matteo Salvini de se présenter en outsiders, en hommes neufs. Enfin, la désillusion à l’égard de l’Europe commencée dans les années 1990 ne fait que s’accroître : l’Italie, pays historiquement pro-européen, bascule dans un euroscepticisme de plus en plus marqué qui s’accompagne d’une montée en force d’un sentiment nationaliste.  

Après le 4 mars, près de trois mois se sont écoulé, rythmés par des coups de théâtre incessants afin de savoir qui pourrait composer un exécutif. Au final, suite à des tractations épuisantes, la Ligue et le Mouvement 5 étoiles ont scellé un pacte de gouvernement approuvé par les membres des deux partis. Ils ont réussi aussi à se mettre d’accord sur le nom d’un Président du Conseil, le professeur Giuseppe Conte. C’est à la seconde tentative que celui-ci a pu faire accepter au Président de la République, Sergio Mattarella, la composition de son équipe. Celle-ci comporte des ministres issus de la Ligue, du Mouvement 5 étoiles et des experts.

Cet exécutif est supposé appliquer un programme assez hétéroclite puisqu’il juxtapose les propositions souvent contradictoires du Mouvement 5 étoiles et celles de la Ligue. Sont ainsi annoncées une flat tax, le droit à la légitime défense, de nombreuses dépenses sociales en particulier pour les retraites et avec la création du revenu de citoyenneté, un durcissement de la politique envers les immigrés, une série de mesures écologiques, la volonté de changer complètement la politique européenne en matière économique et financière, une demande de levée des sanctions à l’égard de la Russie, l’instauration de la démocratie directe avec une généralisation et une extension de la pratique référendaire etc. La seule vraie cohérence de ce texte de 58 pages tient à l’affirmation incessante de la nécessité de recouvrir la pleine souveraineté nationale de l’Italie. Le projet fondamental des deux signataires, qui explique en partie leur accord pour tenter de gouverner ensemble vise à créer un nouveau bipartisme en Italie afin de se partager en quelque sorte le marché électoral en marginalisant le PD et Forza Italia.

S’il entrait effectivement en vigueur, ce contrat de gouvernement, fruit d’un compromis entre deux partis aux intérêts divergents, écrit avec des formules à la fois ambiguës et précises, instaurerait donc une vraie rupture pour l’économie, la fiscalité, le social, l’immigration, la justice, les institutions et l’Europe. Avec cette dernière, des tensions seraient inévitables puisque les différentes mesures envisagées creuseraient le déficit public et la dette qui se monte déjà à 132% du PIB. En fait, il faut maintenant attendre de voir comment se comportera le Président du Conseil, un homme sans expérience politique, un technicien en quelque sorte fût-il proche du Mouvement 5 étoiles qu’ont choisi faute de mieux les deux partis, ce qui constitue un paradoxe puisqu’ils ne cessent de fustiger les experts. Agira-t-il en simple notaire de ce contrat ou exercera-t-il ses prérogatives comme il doit le faire au titre de l’article 95 de la Constitution qui énonce que le président du Conseil « dirige la politique générale du gouvernement » ? Il ne dispose pas d’un parti ni de parlementaires proches de lui, et se voit encadré par deux vice-présidents du Conseil, Luigi Di Maio, ministre du Développement économique et du Travail, et Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur, ainsi que d’un sous-secrétaire à la présidence du Conseil, Giancarlo Giorgetti, membre de la Ligue, homme de confiance de Matteo Salvini, élu depuis 2013 à la Chambre des députés. Il reste également à comprendre si le M5S et la Ligue voudront vraiment renverser la table en Europe, ce qui suppose que leur accord perdure alors même que déjà les ministres experts rappellent leur attachement à l’euro et qu’une majorité relative des Italiens malgré leur euroscepticisme reste attachée à la monnaie unique.

Plus généralement, leur ambition d’être « le gouvernement du changement », ainsi qu’ils le proclament urbi et orbi, sera entravée par les multiples obstacles qui se dresseront devant eux. Ceux constitués par les réalités économiques et financières et l’appartenance de leur pays à l’Union européenne : or nombre de pays, à commencer par l’Allemagne, ne manqueront pas rappeler aux nouveaux responsables italiens la dette du pays et la fragilité de son système bancaire. Ceux venus du Président de la République italienne qui utilisera tous les pouvoirs que lui confère la Constitution. Il a déjà pris tout son temps pour désigner Giuseppe Conte comme Président du Conseil afin de bien délimiter son périmètre d’action et s’est montré très vigilant sur la nomination de certains ministres. L’article 74 stipule qu’il peut refuser une loi et la renvoyer pour examen devant les Chambres (or au Sénat la Ligue et le M5S ne disposent que d’une courte majorité). Le président Sergio Mattarella, un démocrate-chrétien expérimenté en politique, a indiqué des lignes rouges à ne pas franchir concernant les comptes publics, l’appartenance à l’Union européenne et les valeurs de la Constitution. La cour constitutionnelle s’appliquera à vérifier si les lois adoptées sont conformes à la Constitution. Les projets de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles se heurteront à la grande expertise des hauts fonctionnaires italiens comme à la légendaire capacité d’inertie de l’administration qui arguera du maquis inextricable de ses réglementations pour provoquer un enlisement des lois adoptées au Parlement. De même, un tel gouvernement ne manquera pas de se heurter à des résistances et des contestations venues de divers secteurs de la société civile pour le moment quelque peu anesthésiée mais au sein de laquelle la vie associative est riche et organisée. À chaque gouvernement Berlusconi, d’importantes mobilisations ont parfois fait reculer l’exécutif. La marge de manœuvre du gouvernement semble donc assez étroite. C’est pourquoi, on peut penser qu’il compensera ces difficultés à agir rapidement et obtenir des résultats effectifs par des déclarations enflammées et des attitudes ostentatoires de certains de ses ministres ou encore avec des opérations spectaculaires et fortement médiatisées. C’est ce que tentera vraisemblablement Matteo Salvini à l’égard des migrants et des immigrés clandestins sachant qu’il bénéficiera du soutien d’une large majorité de l’opinion publique nationale et européenne et que les autres capitales européennes fermeront les yeux.

L’avenir de ce gouvernement dépendra enfin de la solidité ou pas de l’entente entre le Mouvement 5 étoiles et la Ligue. A priori tout les oppose. D’abord, la rivalité de leurs leaders. Leurs programmes ensuite. La Ligue, parti régionaliste au départ, est devenue une sorte de Ligue nationale sur le modèle du Front national et donc clairement située à l’extrême droite, alors que le Mouvement 5 étoiles est « ni de droite, ni de gauche », très écologiste, post-idéologique en vérité et donc pragmatique. Enfin, le dernier scrutin a vu le Mouvement de Di Maio obtenir de bons scores dans toute la péninsule mais principalement dans le Mezzogiorno où les électeurs sont en quête de protection et d’assistance de l’État, ce qui est l’opposé des attentes des électeurs septentrionaux de la Ligue, en particulier les chefs des petites et moyennes entreprises désireux de s’affranchir de toute tutelle étatique. Quoi qu’il en soit, l’exercice du pouvoir par le Mouvement 5 étoiles et la Ligue va constituer une épreuve de vérité pour eux comme pour toute formation de ce type. Ces partis de la protestation devront, en situation de responsabilité, composer avec de multiples contraintes et effectuer des choix. Cela pourra provoquer des tensions internes mais également entre ces deux partis. En revanche, toute critique méprisante et toute injonction comminatoire venues de l’étranger leur permettront de sceller de nouveau leur unité au nom de la défense de la souveraineté nationale et en jouant plus que jamais sur le sentiment anti-allemand fort prégnant ou le rejet de « l’arrogance française ».

Ce qui est certain, c’est qu’une majorité d’Italiens soutient ce nouvel exécutif ainsi que le démontrent tous les sondages. On peut alors se demander si l’Italie ne s’engage pas dans une nouvelle expérience politique. Au début des années 20 du vingtième siècle, elle a inventé le fascisme qui dura plus de vingt ans. Après la Deuxième Guerre mondiale, elle a su fonder une démocratie républicaine pleine de défauts mais qui a su relever nombre de défis dont celui du terrorisme dans les années 70. À la fin des années 1990, Silvio Berlusconi a révolutionné la communication et initié une forme inédite de populisme d’homme d’affaires milliardaire en situation de conflit d’intérêt qui, depuis, a fait émules aux Etats-Unis, en République tchèque ou encore en Slovaquie. Avec lui, l’Italie est entrée dans la démocratie du public avec un double processus de personnalisation et de médiatisation de la politique. Maintenant, elle se trouve confrontée à ce que j’appelle, avec Ilvo Diamanti dans un livre paru en italien, la popolocrazia (la peuplocratie)[1]. Celle-ci résulte de la force des populismes. Leurs idées imprègnent les opinions, leurs thématiques dictent les agendas politiques, leur style est largement repris par leurs adversaires, leur temporalité, celle de l’urgence, s’impose. D’autant qu’ils ont, eux, compris que le numérique constitue une révolution. Nos sociétés sont désormais « désintermédiatisées » et par conséquent, grâce à l’impact des réseaux sociaux, les propositions de démocratie directe et immédiate affirmant la souveraineté du peuple au détriment des règles et procédures de la démocratie libérale et représentative acquièrent une puissance considérable. Certes, la peuplocratie n’a pas encore complètement triomphé en Italie. Les dispositions et les règles de la démocratie libérale et représentative demeurent bien évidemment. Par ailleurs, la Ligue et le Mouvement 5 étoiles vont devoir résoudre un inévitable dilemme : demeurer fidèle à leur logique de rupture radicale ou être obligé de passer des compromis, de s’institutionnaliser, et, au fond, de se contenter de remplir une fonction tribunitienne. La démocratie parlementaire républicaine a démontré par le passé sa capacité de médiation pour absorber de redoutables chocs et acculturer ses opposants les plus intransigeants. C’est le paradoxe italien, la force de la faiblesse des institutions démocratiques. Toutefois, cette force, à la différence des années 70 par exemple, est moins évidente car le malaise démocratique est bien plus prononcé et ancré, la société davantage désintégrée et clivée. Dans ces conditions, la peuplocratie qui est en quelque sorte une potentialité pourrait franchir un seuil qui s’avérerait décisif.

Or l’Italie a certes ses singularités. Pour autant, elle n’est nullement une anomalie ni un cas exotique. Elle constitue un laboratoire. Ou mieux elle fait office de sismographe qui enregistre la première les secousses telluriques qui bouleversent l’ordre politique. Et dont les répliques se font ressentir dans toute l’Europe. France comprise.

 

[1] Ilvo Diamanti, Marc Lazar, Popolocrazia. La metamorfosi delle nostre democrazie, Bari-Roma, Laterza, 2018. Sera prochainement publié en français.