La crise de la représentation politique edit

18 décembre 2019

On connaît l’étendue de la culture politique de Pascal Perrineau et son talent pédagogique. Son dernier ouvrage en fait à nouveau la preuve en brossant un tableau clair et argumenté de la crise de la représentation politique qui semble frapper notre pays comme beaucoup d’autres démocraties. Mais l’intérêt de ce livre doit beaucoup aussi, on le verra, au rôle qu’a joué l’auteur dans l’organisation du Grand Débat dont il était un des garants et aux enseignements qu’il a pu en tirer en assistant à plusieurs de ces manifestations.

Pascal Perrineau considère que trois nouveaux clivages prennent peu à peu le pas sur les clivages sociaux, territoriaux et politiques anciens : la globalisation (société ouverte vs société fermée), la construction de l’Europe qui scinde profondément la société française (et qui est évidemment liée au premier clivage), et la montée du libéralisme culturel qui s’accompagne en même temps d’une demande d’ordre dans la vie publique.

Le clivage européen notamment brouille l’ancien clivage gauche-droite. Les opposants les plus farouches à l’Europe regroupent la gauche de la gauche et la droite de la droite tandis que « la coalition du ‘oui’ est celle des blocs centraux, c’est-à-dire l’alliance dominante dans les institutions européennes réunissant le centre droit et les socialistes » (p. 36). Et l’on sait bien que la dernière élection présidentielle a opposé, au second tour, un candidat (et de gauche et de droite) se revendiquant avec force comme pro-européen à une candidate, Marine Le Pen, « appelant à en finir avec l’Union européenne ». Cet enjeu est donc devenu central et contribue à brouiller les frontières gauche-droite traditionnelles, pour mettre au premier plan un nouveau clivage entre les tenants de la société ouverte à ceux favorables au repli national. Mais, comme le montre bien le livre, dans le combat idéologique contre la mondialisation, les hérauts du repli nationaliste (de droite) apparaissent à ceux qui rejettent la mondialisation, beaucoup plus convaincants que les adeptes (de gauche) de l’altermondialisme.

Ce tableau d’ensemble étant dressé, Pascal Perrineau consacre un chapitre fouillé à l’analyse du mouvement des Gilets jaunes en montrant que ce mouvement est inédit du fait de son rejet radical de toute représentation verticale. Il manifeste dans toute sa pureté la crise contemporaine de la représentation politique et débouche sur une logique quasi-insurrectionnelle. Tout en étant inédit dans l’histoire politique récente, ce mouvement fait cependant écho de manière frappante aux sans-culottes et à la Révolution française, à la tradition jacobine et à son rejet du principe même de la représentation. Pascal Perrineau rejoint là l’analyse de Gérard Grunberg dans ces colonnes et dans la revue Le Débat, à laquelle il se réfère abondamment.

Les chiffres cités dans le livre sur le soutien de l’opinion aux modalités de mise en œuvre de formes de démocratie directe sont impressionnants : propositions de loi par le peuple (77%), référendum-veto (73%), référendum révocatoire d’un mandat électif (68%) (Ifop, 2019). Pascal Perrineau évoque les dangers autoritaires que contiennent ces propositions institutionnelles et il rappelle que dans le dernier baromètre de confiance politique du Cevipof en janvier 2018, 42% des Français considéraient qu’avoir « à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections » serait une bonne chose pour le pays. Il n’évoque pas un autre danger qui est celui de rendre le pays ingouvernable puisque soumis aux pulsions de court-terme et au risque de voir rejeter toute politique dont les résultats ne sont pas immédiatement perceptibles. Le temps court de la démocratie directe s’oppose au temps long de la gouvernance publique.

Un des chapitres les plus intéressants de l’ouvrage concerne le Grand Débat national auquel l’auteur a participé et qu’il a contribué à organiser. Pascal Perrineau considère que l’expérience a été un succès populaire, au moins quantitatif, 700 000 personnes ayant participé aux réunions d’initiative locale (RIL). Au total, dans l’ensemble de ses modalités, il réussira à mobiliser environ deux millions de citoyens, ce qui représente environ 5% des votants de la dernière élection présidentielle. Ce qui ressort principalement des impressions que livre l’auteur c’est la satisfaction éprouvée par beaucoup de participants – des « primo-parlants » essentiellement – d’avoir pu tout simplement s’exprimer et d’avoir été écoutés. Une des participantes citées s’exclame : « j’ai le sentiment de ne plus être écoutée, de ne plus être considérée… C’est pour cela que ce débat est une grâce ! »

Le fond de la crise de la représentation politique est bien là : dans ce sentiment de distance irréductible entre les citoyens ordinaires et leurs représentants politiques. Le constat est limpide, les causes et les remèdes le sont moins.

Dans la conclusion de son livre Pascal Perrineau propose sa réflexion pour réduire ce déficit démocratique ressenti par une large partie des citoyens, en tentant de repenser l’articulation des trois démocraties, la démocratie représentative, la démocratie participative et la démocratie directe. Il reconnaît que les tentatives pour faire exister la démocratie directe dans le cadre de la démocratie représentative ont été des échecs comme le montre l’expérience du mouvement 5 étoiles en Italie. La démocratie directe est intrinsèquement antagonique à la démocratie représentative puisqu’elle considère comme illégitime la représentation politique et la délégation de pouvoir aux élus le temps de leur mandat, délégation leur permettant de l’exercer et de mettre en œuvre les propositions de leur programme électoral durant ce mandat. Dans le cadre de la démocratie représentative, la sanction du non respect de ce mandat ne peut, sauf circonstances exceptionnelles, être directe, elle ne  peut venir qu’au moment de l’élection suivante. C’est ce processus qui implique la soumission temporaire de la minorité à la règle de la majorité qui est l’essence même de la démocratie représentative et contre laquelle s’insurgent les tenants de la démocratie directe.

La démocratie participative peut-elle alors être un pont entre la démocratie directe et la démocratie représentative ? C’est la piste que propose d’explorer Pascal Perrineau. Ce lien permettrait « de prendre la mesure des préoccupations exprimées directement et librement par les Français » (p. 196). Sur ce plan, les débouchés de la convention citoyenne pour le climat qui se déroule actuellement seront à suivre de près.

Néanmoins, l’expérience du Grand Débat dont le livre rend compte avec honnêteté montre que la voie est étroite. En effet, on remarque que les publics du Grand Débat et des Gilets jaunes ne sont pas du tout les mêmes. Les participants au Grand Débat ont plutôt un profil sociologique proche de celui des électeurs d’Emmanuel Macron, des CSP+ relativement âgés, très éloigné donc de celui des Gilets jaunes. Ces derniers n’ont participé que marginalement au Grand débat et ne se sont pas reconnus dans ses conclusions. Ils y ont vu plutôt un écran de fumée, voire une manipulation politique. L’expérience du Grand Débat, aussi intéressante qu’elle ait été, a plutôt illustré le clivage qu’évoque Pascal Perrineau dans la première partie de son livre, que l’aboutissement d’un nouveau syncrétisme. Réconcilier ces deux France est un objectif politique essentiel, mais bien difficile à atteindre. Dans les dernières pages de son livre, Pascal Perrineau insiste sur la nécessité « qu’à l’avenir les demandes des citoyens puissent s’exprimer davantage en direction des administrations locales et territoriales » (p. 200). Cette piste d’un réel approfondissement de la décentralisation (et pas seulement de la déconcentration des administrations) ne devrait-elle pas être mise prioritairement à l’agenda politique ?