Les voies d’une réforme radicale du marché européen de l’électricité edit

14 septembre 2022

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a affirmé devant les eurodéputés le 8 juin qu’il fallait une réforme radicale du marché de l’électricité. Pour elle « le marché de l’électricité ne fonctionne plus et nécessite une réforme radicale (« a huge reform »)  pour répondre à tous les défis posés par les transformations structurelles associées à la transition bas carbone (…). Il faut l’adapter à la réalité nouvelle des énergies renouvelables (ENR) dominantes car le marché de l’électricité a été conçu il y a vingt ans quand les ENR étaient marginales ». Face à la crise des prix de l’électricité liée à celle du marché du gaz, Emmanuel Macron s’est prononcé le 28 juin pour une tout autre raison en faveur d’une refonte du marché européen de l’électricité, évoquant une fixation « absurde » de ses prix dans un pays avec un parc très majoritairement nucléaire et hydraulique, sans parler du pic de prix extrême de fin août de 1100 €/MWh du prix à terme pour 2023 du fait de spéculateurs pariant sur la faiblesse des productions nucléaires à cette date.

Le sens d’une telle réforme du marché reste à préciser face aux différents enjeux associés à la transition du système électrique, à savoir 1) la protection des consommateurs, ménages comme industriels, contre le risque de crise prolongée des prix qui est prioritaire en France, mais beaucoup moins à Berlin et à Bruxelles, 2) le développement efficace des technologies bas carbone, ENR intermittentes (ENRi), éolien et solaire PV, mais aussi nucléaire dans une dizaine d’Etats-membres, 3) le maintien de la sécurité d’approvisionnement mise à mal par la mise à l’arrêt de nombreux moyens de production pilotables.

Les défauts du market design pour la transition bas carbone

Du fait de ses spécificités, en particulier sa non-stockabilité, l’électricité est un bien très particulier avec des marchés obligatoirement structurés au pas horaire. Par le jeu de la concurrence, les producteurs sont amenés à aligner leurs offres de prix chaque heure sur le coût du combustible de chaque équipement pour se donner les meilleures chances d’être retenus. Dans ce schéma, les prix moyens annuels n’ont aucune raison d’être alignés sur la moyenne des coûts complets des moyens de production, au contraire des tarifs dans le cadre des monopoles.

Par ailleurs, la forte volatilité des prix rend impossibles les anticipations de long terme pour un investisseur potentiel dans des équipements bas carbone particulièrement capitalistiques et à longs cycles de vie (plusieurs décennies) comme le nucléaire, l’éolien offshore ou l’hydraulique. De plus les ENRi nécessitent pour la sécurité de fourniture et la stabilité du système, le développement de moyens de flexibilité (réseau, stockages, interconnexions, électrolyseurs, turbines à gaz), autant d’équipements aux coûts fixes élevés alors que l’investisseur n’a aucune certitude de flux de revenus stables et anticipables sur les différents marchés liés à l’énergie électrique.

Poursuivre les ajustements antérieurs du market design

Pour faire face aux enjeux de la sécurité de fourniture et de la transition énergétique, l’architecture de marché a déjà été modifiée par l’adjonction de différents « patches ». Pour la sécurité de fourniture, des mécanismes de rémunération de la capacité (et non de l’énergie) ont été mis en place au cours des années 2010 dans les différents pays d’Europe. Certains qui sont à base de contrats de long terme comme au Royaume Uni, en Italie et partiellement en France, se sont avérés les plus efficaces pour inciter les producteurs à investir. Il est prévu que le champ de ces  dispositifs à base de contrats soit élargi aux sources de flexibilité.

Pour assurer le développement des ENRi, pourtant aujourd’hui très compétitifs, la plupart des pays ont mis en place des contrats leur garantissant des revenus de long terme. Depuis 2017, ils sont inspirés de ceux mis en œuvre depuis 2013 au Royaume Uni, à savoir les contrats de type financier avec l’Etat, les contracts for différence (CfD), qui sont attribués aux enchères. Ils ont été étendus aux projets nucléaires, mais de façon négociée. Dans ces contrats, un prix de référence est fixé, censé couvrir les coûts fixes du producteur ENRi. Engagé dans un tel contrat, celui-ci encaisse ou décaisse la différence entre le prix du marché horaire et ce prix de référence, selon que le premier est supérieur ou inférieur au second. C’est le principe des contrats de complément de rémunération (CCR) qui ont succédé dans l’UE aux tarifs d’achat pour les grandes installations d’ENR.

La solution qui va être retenue pour accélérer  la transition est de multiplier ces contrats attribués par enchères avec les développeurs d’ENR en accélérant leur fréquence. Le marché spot est conservé afin de maintenir l’équilibre horaire des systèmes et d’organiser les échanges entre pays, tout en faisant face aux besoins des investisseurs d’un signal prix de long terme qui permette le déclenchement d’investissements bas carbone et de sources de flexibilité (dont les couplages avec le secteur gazier pour la production d’hydrogène vert). C’est le sens des réflexions menées actuellement en Allemagne dans le cadre de la plateforme «Vers un système électrique neutre pour le climat » mise en place par le Ministère de l’économie (voir par exemple la proposition d’Agora-Energiewende 2022[1]). Mais on n’y voit aucune reconnaissance ni de la nécessité de mécanismes de capacité auquel l’Allemagne semble rester hostile, ni de l’intérêt de garantir une certaine stabilité des offres de prix de vente, alors que les prix horaires sur le marché de l’électricité dépendront très souvent du prix du gaz fossile et du CO2 parce que les périodes de vent modéré sont majoritaires (c’est ce qu’on a observé tout l’été).

L’objectif de protection des consommateurs

La France a les mêmes objectifs de recomposition du market design, mais avec le souci de trouver une solution assurant des prix stables et modérés aux consommateurs, reflétant l’approvisionnement croissant par des sources ENR peu chères et le nucléaire, sans que ces derniers aient à supporter les conséquences d’épisodes de prix du gaz élevé. La solution d’architecture de marché doit être simple, cohérente et conduire à un mode de définition des prix de vente finale alignés sur les coûts de long terme de l’ensemble des équipements, et non pas des seules ENR,  tout en envoyant un signal prix de long terme à tous les producteurs les incitant à investir.

Nous avons développé la conception d’un tel modèle de marché électrique détaillé dans un article de la Revue de l’énergie (le n° 662 de juin 2022), que nous avons appelé le modèle d’acheteur central de long terme. Cette entité publique serait en charge de passer des contrats CfD avec tous les producteurs (ENR, nucléaire, fossiles), de les regrouper et de céder presque toute l’électricité de gros aux fournisseurs et gros consommateurs à des prix alignés sur les coûts de long terme de toutes les techniques. Cela consiste à ajouter au market design actuel une brique constituée par un marché de long terme organisé de façon centralisée par un intermédiaire public.

L’Acheteur central de long terme, une solution cohérente

L’entité publique indépendante qui serait installée aurait à assumer plusieurs  fonctions :

  • le partage des risques d’investissement et de marché avec les producteurs par des contrats de type CfD passés pour chaque équipement (et éventuellement par des contrats sur le physique) ;
  • l’organisation du marché de long terme pour l’attribution des contrats par enchères pour maintenir une pression concurrentielle, et ceci par type de technologies ;
  • l’achat sur le marché court terme de la grande majorité de l’électricité physique correspondant aux contrats financiers signés avec les producteurs, sachant que les marchés horaires assurent toujours la coordination de court terme et l’intégration économique avec les autres systèmes. Pour un producteur, en combinant les revenus de ses ventes sur le spot et ceux du contrat pour différence (CfD) avec l’Agence, le nouveau producteur dispose d’un flux de revenus garantis qui doit lui permettre d’investir sur le long terme ;
  • la vente de toute l’électricité qu’elle acquiert aux fournisseurs à des prix de cession alignés sur les coûts de long terme et dont le mode de définition serait à préciser par le régulateur. Les fournisseurs qui sont donc approvisionnés sur des bases identiques et transparentes, se concurrencent sur la base de leurs offres tarifaires et de services, contribuant à la flexibilité du système.

Ce nouveau modèle de marché répondrait de façon cohérente aux trois objectifs majeurs d’accélération de la transition énergétique, de sécurité d’approvisionnement et de protection des consommateurs. Il serait légitime qu’il devienne une option de choix ouverte aux Etats-membres, notamment ceux qui veulent poursuivre une stratégie de transition ouverte à toutes les technologies bas carbone, nucléaire comme ENR, d’autant qu’il n’est pas contraire à l’essentiel des règles européennes, les échanges de court terme avec systèmes différents continuant de s’opérer sur la base concurrentielle entre marchés spot très intégrés.

Quid pour la France ?

L’adoption de ce modèle par la France permettrait de rendre au secteur électrique une véritable cohérence économique et institutionnelle. Cette réforme répondrait à la fois aux critiques portées au mécanisme peu compréhensible de formation des prix de l’électricité et à la nécessité clairement affirmée par la Première ministre le 5 juillet devant les députés, que la France puisse exercer sa souveraineté en matière de choix énergétiques, ce qu’elle fait d’abord en renationalisant EDF. Cette adoption permettrait aussi de résoudre la question du renouvellement du dispositif de l’ARENH en 2025 car une concurrence équitable serait établie entre tous les fournisseurs et EDF Commerce sur le marché de détail. De plus, cette concurrence se faisant à partir de prix finaux alignés sur les coûts de long terme du mix électrique, il ne sera plus nécessaire de recourir aux tarifs règlementés de vente (TRV) pour les clients résidentiels et tertiaires, contraires à l’esprit de l’article 5 de la Directive Electricité qui proscrit toute réglementation tarifaire, sauf  pour des raisons sociales.

Une agence publique indépendante de statut commercial serait créée, avec des fonctions inspirées de celles de l’établissement britannique LCCC (Low Carbon Contracts Company) qui regroupe tous les contrats CfD passés avec les producteurs ENR et nucléaire outre-Manche. La renationalisation ne règlera pas les difficultés actuelles si elle n’est pas accompagnée d’une refonte du marché de l’électricité et des règles de concurrence au niveau européen comme celle proposée ici, condition que soulignait récemment un financier de Standard & Poor’s pour la restauration de la note de crédit d’EDF renationalisée.

Dominique Finon est directeur de recherche émérite au CNRS. Ancien ingénieur économiste à EDF, Etienne Beeker est consultant.

[1] https://static.agora-energiewende.de/fileadmin/Projekte/2021/2021_11_DE_KNStrom2035/AEW_KNStrom2035_Summary_EN.pdf