Négociations salariales: cela se complique! edit

31 mars 2022

La forte augmentation des prix de l’énergie d’origine fossile s’est amorcée avant le début de la guerre en Ukraine, du fait de la reprise économique simultanée dans un grand nombre de pays, en particulier les pays avancés, après la profonde baisse d’activité en 2020 liée à la COVID. La guerre en Ukraine a déjà suscité la mise en place de sanctions économiques et politiques larges et coordonnées vis-à-vis de la Russie et elle entraînera des mesures de boycott total ou partiel de ses exportations d’énergie d’origine fossile qui amplifieront la hausse des prix antérieure. Au total, il est probable que cette hausse soit rapide, forte et pérenne. Certains y verront une accélération bienvenue d’un signal prix favorisant l’indispensable transition climatique qui sinon aurait été plus progressive. Mais la soudaineté et la brutalité du choc amplifieront aussi les risques d’un effet défavorable sur le niveau et la croissance de l’activité économique. C’est dans ce terrible contexte, par ailleurs plein d’incertitudes et de risques sociaux, que se dérouleront les négociations à venir entre les partenaires sociaux, en particulier les négociations salariales.

La hausse de l’inflation résulte d’un prélèvement externe subitement accru

L’accélération des prix de l’énergie et en conséquence de l’indice général des prix à la consommation résulte essentiellement de l’augmentation des prix des produits énergétiques importés. Autrement dit, il s’agit d’un prélèvement extérieur, d’une nature comparable aux chocs pétroliers des années 1970, mais d’une ampleur qui pourrait être considérablement plus importante. Ce choc peut être amplifié par celui également en cours sur les produits alimentaires importés.

La question alors posée est de savoir qui doit payer en France, comme dans les autres pays européens, ce fort prélèvement extérieur. La réponse pavlovienne avancée dans le débat public, tant en France que dans d’autres pays européens, est que c’est là le rôle de l’Etat, dans une fonction protectrice du pouvoir d’achat des ménages. Le gouvernement s’est largement avancé sur ce terrain, via des dispositions comme le bouclier tarifaire et le chèque inflation, et à partir du 1er avril une prise en charge partielle (18 centimes par litre sont prévus à ce jour) du prix du carburant pour contenir le prix à la pompe. Mais, et surtout si l’on considère raisonnablement que la forte hausse du prix des énergies d’origine fossile est durable sinon pérenne, le coût de cette protection peut devenir abyssal, se traduisant par une augmentation de la dette publique déjà très élevée dans notre pays. Cela revient à transmettre la facture de ce prélèvement externe aux générations à venir, autrement dit à nos enfants et petits-enfants. Outre ses risques économiques, une telle option n’est pas équitable. Et si un pays comme le nôtre s’y engageait nettement plus que ses voisins, cela serait une incitation pour ceux qui, dans les générations à venir, ne voudraient pas assumer le remboursement de cette lourde dette pour se déplacer et vivre et travailler dans ces autres pays, réduisant ainsi la croissance et la base fiscale en France.

Si les entreprises sont significativement sollicitées pour financer ce prélèvement externe, cela détériorerait leur situation financière et donc l’emploi, l’investissement et la croissance. Un tel scénario a été observé au moment des chocs pétroliers des années 1970. Il s’est alors accompagné d’une hausse du chômage, forte et durable. Cette hausse du chômage réduit le pouvoir de négociation salariale des travailleurs et ralentit donc la dynamique des salaires, facilitant le rétablissement progressif de la situation financière des entreprises.

Les ménages finissent toujours par payer les hausses de prix de l’énergie importée

En clair, les ménages finissent toujours par payer un prélèvement extérieur comme la hausse des prix de l’énergie importée, via une baisse de pouvoir d’achat relative, en comparaison avec un scénario sans cette hausse des prix importée. Mais cette baisse du pouvoir d’achat relative se traduit-elle nécessairement par une même baisse du pouvoir d’achat absolue ? Dans les faits, pas nécessairement. Des gains de productivité peuvent contribuer au financement du prélèvement externe, et réduire la baisse du pouvoir d’achat absolue. Les gains de productivité sont du reste le seul canal de financement structurel et soutenable de gains de pouvoir d’achat. Ces gains pourraient donc absorber une partie des possibles pertes de pouvoir d’achat absolues. Le problème est que les gains de productivité se sont continûment affaiblis sur les décennies précédent la crise COVID, et ils étaient déjà en moyenne inférieurs à 1 % par an depuis le milieu de la décennie 2000. Plus encore, ils sont nuls voire négatif depuis la crise COVID : fin 2021, le PIB a retrouvé en France son niveau d’avant crise alors que l’emploi, lui, est supérieur de 1 %. Autrement dit, la productivité a perdu un point par rapport à son niveau d’avant COVID, et même 2,5 points par rapport à la tendance d’avant crise. Il faudrait ici un sursaut de la productivité pour qu’elle contribue à limiter les pertes de pouvoir d’achat absolues induites par l’augmentation de l’inflation… On peut bien sûr penser que tel sera l’effet à moyen et long termes de la révolution numérique, mais il faudra pour cela faciliter la réalisation des bénéfices que l’on peut en attendre, via l’engagement de réformes structurelles ambitieuses sur les marchés des biens et du travail. Il faudra aussi rechercher une plus grande efficacité de l’Etat.

Une difficulté s’ajoute encore à cette situation déjà complexe. Le salaire minimum, notre SMIC, est indexé sur l’inflation, à un rythme qui peut être infra annuel si cette dernière est forte, ce qui sera le cas en 2022. Dans ce contexte, revaloriser l’ensemble des grilles salariales lorsque le SMIC est automatiquement augmenté fragiliserait la situation financière des entreprises, avec les conséquences défavorables évoquées plus haut. Mais ne pas le faire aboutirait à un écrasement des hiérarchies salariales, qui réduirait les gains déjà faibles en France de la mobilité salariale, désinciterait à l’effort et rendrait plus difficile la recherche des indispensables gains de productivité. Par ailleurs, les minimas de branches doivent être conformes et pour cela être au moins égaux au SMIC, ce qui ajoute ici encore un niveau de complexité lorsque le SMIC est lui-même dynamisé par son indexation sur une inflation forte…

Les négociations salariales devront s’adapter au nouveau contexte

Tous les éléments qui précèdent devront être pris en compte dans les difficiles négociations salariales dans les branches et les entreprises. La facture du prélèvement externe que constitue la hausse des prix des énergies d’origine fossile importées sera in fine inévitablement payée par les ménages, par un pouvoir d’achat relatif abaissé par rapport à une situation sans cette facture à payer. Mais un bon mix, spécifique à chaque négociation, pourra être trouvé pour limiter la baisse de pouvoir d’achat absolue à court et moyen termes.

Ce mix comportera plusieurs composantes. Tout d’abord, des gains de productivité qu’il faudra rechercher avec force, et concernant lesquels les promesses de la révolution numérique donnent espoir. Ensuite, quelques dispositifs transitoirement déployés par l’Etat, au prix cependant d’une dette alourdie dont le remboursement sera transmis aux générations futures. Enfin, des pertes de pouvoir d’achat absolues, qui ne pourront être évitées. Le pouvoir d’achat des salaires les plus faibles est protégé par les dispositions du code du travail concernant le SMIC. Pour les salaires plus élevés, les négociations devront prendre en compte à la fois les questions d’incitations et donc d’écrasement des hiérarchies salariales, les aides publiques et la situation financière des entreprises.

Le choc actuel est sans précédent. Un effort collectif est indispensable et des sacrifices partagés inévitables. Les négociations salariales à venir devront intégrer ces dimensions. En ces domaines, chaque branche et chaque entreprise est un cas spécifique. En conséquence, chaque négociation sera singulière, mais ne pourra pas faire l’économie du contexte très spécifique de la guerre en Ukraine et de l’ère d’énergies de source fossile chères dans laquelle nous sommes maintenant entrés. L’incontournable transition climatique y gagnera, c’est la bonne nouvelle…