Comment éviter que le rapport Draghi ne serve à caler les armoires? edit
Malgré son ton dramatique et parfois péremptoire, avec la référence à un « défi existentiel », le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne n’est pas particulièrement révolutionnaire, que ce soit dans son analyse ou dans ses propositions. Mais il a le mérite de poser avec clarté le défi industriel qui s’impose aujourd’hui à l’Europe. Comment se donner une chance de mettre en œuvre ses recommandations?
Le rapport part de l’écart croissant de croissance, d’innovation et de productivité entre l’Europe et ses principaux concurrents, l’Amérique et la Chine. Dans le contexte de la transition environnementale, cette question se redouble d’une difficulté à concilier les objectifs de décarbonation que l’UE s’était fixés au début du premier mandat d’Ursula von der Leyen et la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie européenne.
Cet équilibre entre croissance et transition climatique avait été considéré comme acquis lors de la précédente législature, au point de fragiliser le consensus politique d’un électorat « plus préoccupé par la fin du mois que par la fin du monde ». Le rapport Draghi s’inscrit dans une appréhension nouvelle de ce problème par l’exécutif européen : un tournant esquissé dans les premières déclarations politiques d’Ursula von der Leyen lors de sa reconduction.
Libérer le potentiel européen
Le rapport examine les voies et moyens de renforcer une économie européenne languissante. Le premier enjeu est d’investir, dans le capital humain, bien sûr, mais aussi, à plus court terme, dans l’appareil de production. Il s’agit d’innover et de combler le retard technologique qui a commencé à se creuser.
Compte tenu de la complexité de l’analyse, on peut regretter que la presse n’ait retenu du rapport qu’une formule simple : pour restaurer la compétitivité de l’Europe, il faudrait environ 800 milliards d’investissements par an, soit 4% du PIB ou deux fois plus que le plan Marshall, ce qui ne peut passer que par de nouveaux emprunts européens, massifs. Un tel résumé du message ne pouvait manquer de provoquer un réflexe pavlovien de rejet chez certains décideurs, en Allemagne et ailleurs.
Or ce chiffre vient en conclusion d’un raisonnement dont l’essentiel est politique, et non financier. Si Draghi considère qu’une partie de cet effort d’investissement pourrait être financé plus efficacement en commun, on comprend en le lisant qu’un tel investissement n’aurait de sens qu’en s’intégrant dans une logique plus vaste : mettre fin à la fragmentation des mesures nationales, achever le marché intérieur et revoir les priorités et les méthodes du budget de l’UE. Pour Draghi, il ne sert à rien de parler de financement commun si l’on n’a pas d’abord progressé vers l’unification du marché des capitaux et l’achèvement de l’union bancaire (une priorité déjà pointée dans le rapport Letta). Il appelle aussi une révision de l’application par la Commission des règles de la concurrence et une inflexion de la politique commerciale.
On a taxé le rapport de protectionnisme. Qu’en est-il ? La dimension internationale et en particulier la politique commerciale sont souvent traitées de manière indirecte. Le rapport prend pleinement en compte l’impact des nouveaux facteurs géopolitiques dans la définition des priorités et instruments de la politique industrielle. Il évoque assez rapidement la possibilité de coopérer avec nos alliés au sein du G7 et au-delà sur la réorganisation des chaînes de valeur et les matières premières critiques. On décèle chez Draghi un certain scepticisme quant aux perspectives du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qui vise à limiter les effets de distorsion des importations qui ne respectent pas les réglementations de l’UE sur la teneur en CO2. Le rapport réaffirme l’intérêt d’inclure dans les accords commerciaux des clauses obligeant les pays émergents à suivre l’exemple européen dans les politiques de décarbonation ; mais il pointe que cette approche risque de manquer de réalisme et de cacher d’autres desseins protectionnistes.
Au total, l’accusation de protectionnisme semble excessive. L’approche est généralement pragmatique. Le rapport invite par exemple à ne pas s’illusionner en pensant que l’on pourrait stimuler des technologies de décarbonation pour lesquelles l’Europe a déjà « raté le coche » en bloquant les importations de concurrents plus efficaces, par exemple en provenance de Chine.
Ici se cache un problème que le rapport n’aborde pas : les implications du fossé conceptuel et politique entre les politiques de décarbonation en Europe et aux États-Unis. Un mélange de réglementation et de taxation du CO2 du côté européen, une forte dépendance à l’égard des incitations publiques du côté américain. Les mérites de ces deux approches peuvent être débattus. Il n’en reste pas moins que la politique américaine, certes plus coûteuse et moins rationnelle, est plus efficace pour attirer les investissements européens.
Cela nous amène à considérer ce qui me semble être le cœur du rapport : le système de règles que l’Europe s’est données. Sans nier l’importance parfois pionnière de la réglementation européenne, le rapport n’hésite pas à critiquer l’excès de bureaucratie et une pratique parfois excessive du « principe de précaution », qui entraîne une aversion au risque avec des effets négatifs sur l’innovation.
L’analyse des causes est précise et sans concession. Elle inclut, par exemple, l’effet de la confusion créée par des règles décidées dans des domaines différents, l’application divergente et souvent redondante (gold plating) des directives par les Etats membres, et le manque de coordination des autorités réglementaires nationales. À cet égard, le rapport indique la voie à suivre pour combiner un effort de centralisation des fonctions réglementaires, par exemple dans l’économie numérique et le fonctionnement du marché des capitaux, avec une invitation à alléger systématiquement le fardeau de la réglementation dans tous les secteurs afin de la rendre plus compatible avec les exigences de la compétitivité. Là encore, une approche déjà évoquée par Ursula von der Leyen dans ses premières déclarations de politique générale.
Et maintenant?
Outre les critiques qui n’ont pas manqué, par exemple en ce qui concerne le cofinancement, même le large consensus avec lequel le rapport a été accueilli s’est souvent accompagné d’un certain scepticisme quant aux mises en œuvre de ses recommandations. Les causes en sont bien connues : une certaine morosité généralisée de la société européenne depuis la pandémie, la situation internationale de plus en plus troublée et la montée des mouvements populistes, la faiblesse politique de certains gouvernements importants comme ceux de la France et de l’Allemagne, la lourdeur et les insuffisances du système institutionnel de l’UE, souvent incapable de surmonter les égoïsmes nationaux.
Le rapport aborde, quoique brièvement, le problème de la « gouvernance » nécessaire. Le souhait d’une extension du vote à la majorité (et non plus à l’unanimité) est, dans un tel contexte, presque rituel, tout comme la remarque que ce n’est pas le moment de réviser les traités. Le souhait s’accompagne donc d’une approche plus pragmatique consistant à aller de l’avant, si nécessaire, avec un nombre plus limité de pays. D’autre part, une grande attention est accordée à la nécessité de rendre les procédures existantes plus rapides, plus efficaces et mieux coordonnées ; c’est dans ce contexte que se situent les propositions en faveur d’une plus grande centralisation des décisions. La proposition d’utiliser un certain degré de centralisation des marchés publics à des fins de politique industrielle dans plus d’un secteur est innovante, même si elle n’est pas absente des initiatives récentes de la Commission.
À ce stade, la question se pose de savoir quelle suite donner au rapport. L’ambition d’en faire une sorte de « programme de gouvernement » de la prochaine législature est probablement illusoire. L’UE n’est pas dans une position politique et ne dispose pas des structures institutionnelles appropriées pour se doter d’un tel programme de gouvernement. On pourrait certes faire le parallèle avec le programme pour l’achèvement du marché unique promu dans les années 1980 par Jacques Delors, mais, malgré son ambition, il s’agissait d’un projet d’une portée plus limitée et moins intrusif pour certains aspects importants de la souveraineté nationale.
En outre, la nature même du programme présenté par Draghi ne se prête pas à un accord global. Il s’agit d’un projet de politique industrielle, que Draghi divise à juste titre en une douzaine de domaines prioritaires, chacun ayant ses propres caractéristiques et exigences. Les propositions et les négociations correspondantes devront donc être sectorielles et articulées. Même en ce qui concerne les thèmes « horizontaux » identifiés dans le rapport (promotion de l’innovation et du capital humain, réglementation, financement), chaque secteur aura ses propres besoins. Ce qui est nécessaire, approprié et possible dans le domaine de la défense est par définition différent de ce qui est lié à l’énergie ou à l’économie numérique. Il sera particulièrement important de bien démontrer la nécessité des mesures proposées en fonction de leurs mérites propres, si l’on veut parvenir à un consensus sur des propositions de financement communes.
L’expérience de Next Generation UE et des retards italiens nous invite à penser que le consensus ne sera pas basé sur des considérations de solidarité, mais nécessitera la démonstration de son utilité pour rendre l’investissement plus productif et moins coûteux. Bien sûr, une cohérence d’ensemble devra être maintenue ; c’est avant tout la tâche de la nouvelle Commission ; si elle veut prendre au sérieux le rapport et en faire une des bases de son mandat, elle devra notamment organiser sa structure en conséquence. Par exemple, la crédibilité de la nouvelle approche réglementaire dépendra beaucoup de l’autorité et des pouvoirs accordés au commissaire à la simplification, Valdis Dombrovskis.
Le principal problème est plutôt de surmonter le pessimisme ambiant et de démontrer que le projet est réaliste et réalisable. De ce point de vue, il y a peut-être deux leçons à tirer de l’expérience du projet Delors ; toutes deux concernent la nécessité de surmonter la réticence naturelle des gouvernements à céder leur souveraineté et à renoncer à leurs instincts protectionnistes de peur que d’autres ne profitent des ouvertures.
Première leçon, tout projet complexe implique des priorités, mais on oublie souvent que les séquences temporelles des initiatives sont parfois plus importantes. Pour crédibiliser un projet, il est souvent utile de concrétiser au plus vite les succès, même modestes, pour montrer que des progrès sont possibles. Rien ne crée la confiance et ne fait taire les pessimistes comme la perception d’un mouvement. Parvenir à des accords simples est une condition préalable à des négociations plus complexes. Supprimer les contraintes ESG qui ralentissent le financement de l’industrie de la défense est certainement moins ardu que de réviser les réglementations sur les collaborations avec l’industrie militaire, mais cela permettrait d’instaurer la confiance pour des objectifs plus ambitieux. Il en va de même dans tous les secteurs. Des principes similaires s’appliquent aux processus décisionnels. La conclusion d’accords crédibles et vertueux entre un nombre limité de pays peut être un moyen très efficace de démontrer que le veto est une arme émoussée.
La deuxième leçon que l’on peut tirer de l’expérience du projet Delors est que rien n’aurait été possible sans le soutien massif de l’industrie européenne. Sans elle, les réticences des États n’auraient pas pu être surmontées. En retour, le soutien actif du monde des affaires s’est accru et renforcé lorsqu’il a été constaté que la Commission était capable d’obtenir des résultats. Le même cercle vertueux serait nécessaire aujourd’hui et permettrait également d’aborder avec plus de confiance des questions telles que l’achèvement de l’union du marché des capitaux et le financement commun par l’émission de nouvelles dettes européennes, deux questions qui semblent insurmontables à l’heure actuelle. Cela devrait être une préoccupation majeure pour la Commission. Il est par exemple probable que parmi les mesures les plus urgentes, avant même de s’attaquer aux questions de financement, figure la nécessité de signes concrets d’une volonté d’alléger la réglementation et d’une intervention radicale dans les mécanismes de fixation des prix de l’énergie sur le marché européen. Par ailleurs, s’agissant d’une opération de politique industrielle, le succès ne se mesurera pas au nombre de décisions prises par les autorités publiques, mais aux effets sur la capacité d’innovation et la productivité de l’industrie européenne, ainsi que sur l’avancement de la consolidation transnationale jugée nécessaire par le rapport Draghi. N’oublions pas que le succès de l’opération voulue par Delors a été largement dû au fait que les entreprises, une fois qu’elles ont eu confiance dans les processus politiques, ont commencé à anticiper leurs décisions.
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