Autonomie stratégique de l’UE: un slogan à la recherche d'une politique edit

11 juin 2021

Depuis quelque temps, et en grande partie sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, toute discussion sur une éventuelle politique étrangère commune de l’UE tourne autour du concept d’ « autonomie stratégique », qui serait la condition nécessaire pour doter l’UE d’une politique étrangère. À première vue, il s’agirait d’une déclaration presque banale au plan logique, comme M. Jourdain découvrant qu’il parle en prose. Pour qu’une organisation politique ait une politique étrangère, elle doit d’abord définir ses propres objectifs et intérêts. Ceux-ci, par ailleurs, sont dictés par les priorités de politique intérieure, et un pays divisé à l’intérieur peut difficilement créer un consensus autour de la politique étrangère. Cependant, ce n’est pas ainsi que les principaux acteurs semblent poser la question de l’autonomie stratégique. En fait, nous pouvons identifier au moins trois versions.

La première, appelée parfois néo-gaulliste et associée à la France, consiste à définir les ambitions de l’UE en termes d’autonomie par rapport à l’Amérique. Cette perspective a été pendant un temps alimentée par le traumatisme causé en Europe par la politique de Trump. Nous nous sommes sentis seuls, abandonnés et forcés de devenir des « adultes ». Pour reprendre les mots d’Angela Merkel, nous étions contraints de « prendre notre destin en main ». Ce n’est pas un hasard si c’est la version préférée des Russes et des Chinois. Dans sa forme la plus brutale, elle est résolument rejeté par les autres membres de l’UE, qui insistent en effet sur le fait que « plus d’Europe » ne signifie pas « moins d’OTAN » ; au contraire, « plus d’Europe » est un moyen de renforcer l’Alliance atlantique. Il serait peu généreux d’attribuer un dessein clairement néo-gaulliste à l’actuel président français. Il est vrai, cependant, qu’une certaine rhétorique à Paris, et la tendance un peu trop fréquente à entreprendre des ouvertures unilatérales (par exemple vis-à-vis de la Russie) sans consulter les partenaires, tendent à entretenir la suspicion ; comme tous les stéréotypes, celui-ci a la vie dure. Tant que la France n’aura pas levé tous les malentendus à ce sujet, il sera difficile d’avancer. C’est un véritable problème car, de même qu’il est impossible de progresser dans le domaine économique sans l’Allemagne, il est difficile d’imaginer que l’on puisse faire quelque chose de sérieux en matière de politique étrangère et de sécurité sans la France.

Il est également fondamental de clarifier ce malentendu car, si l’on dresse une liste des questions de politique internationale les plus importantes que l’UE doit traiter, presque toutes impliquent un degré différent d’implication ou même une dépendance objective vis-à-vis de ce que fait l’allié américain. D’autre part, l’état actuel des relations transatlantiques soulève encore trop de questions. L’OTAN n’a pas encore redéfini sa mission et sa doctrine stratégique. Surtout, si les quatre années de Trump peuvent être considérées comme une anomalie en raison de l’imprévisibilité et de la brutalité de son comportement et de son hostilité ouverte envers les alliés, une révision profonde des priorités de la politique étrangère américaine est en cours depuis de nombreuses années ; depuis le mandat d’Obama, si ce n’est avant. La réalité mondiale ne permettra pas un désengagement américain ; cependant, non seulement l’équilibre des intérêts et les motivations idéologiques, mais aussi la nature, la manière et les priorités de l’engagement futur font l’objet d’un intense débat interne. D’une part, les problèmes auxquels l’Amérique doit faire face ne sont plus ceux de la guerre froide ; d’autre part, la société américaine présente des degrés de fracture et de polarisation inconnus jusqu’alors, qui rendent difficile la réalisation du consensus national, condition préalable à toute politique étrangère efficace. Si l’on peut donc se réjouir du retour de Biden à la politique d’alliances, il faut être conscient que la relation est à reconstruire et que nous aurons affaire à un interlocuteur plus amical mais aussi plus exigeant. De meilleures relations avec la nouvelle administration ne peuvent empêcher les Européens de se dire qu’un autre Trump est possible. Si cela doit nous inciter à faire tout notre possible pour renforcer l’alliance maintenant que les conditions sont favorables, un sort est en quelque sorte rompu ; la recherche de la convergence transatlantique doit commencer par une définition préalable de nos objectifs et de nos intérêts.

Je définirais la deuxième version de l’autonomie stratégique comme le « syndrome suisse », ou « économie plus ». Elle consiste à réaffirmer le lien de sécurité atlantique, mais en séparant autant que possible les questions stratégiques et économiques et en essayant de réduire au minimum l’effort de défense. Il s’agit avant tout d’essayer de dégager le plus d’espace d’autonomie possible dans les relations économiques, principalement avec la Chine mais aussi avec la Russie. Cette version est particulièrement populaire en Allemagne, pour des raisons économiques mais aussi en raison du pacifisme ancré dans le peuple allemand après les tragédies du siècle dernier. Mais cette vision présente aussi un certain attrait dans un pays comme l’Italie.  Cette impulsion ne manque pas de logique ; après tout, l’UE est beaucoup plus dépendante du commerce international que les États-Unis. Cependant, cette vision n’a pas beaucoup de chances de fonctionner non plus, même si elle est séduisante pour certains. Si nous examinons la liste des questions prioritaires que j’ai énumérées précédemment, il n’y en a guère pour lesquelles les aspects économiques sont facilement séparables des aspects sécuritaires. Ce serait une grave illusion de croire que, surtout sous la direction de Biden, les États-Unis renonceraient à la nécessité d’une convergence sur ces questions également.

Ceci est particulièrement crucial en ce qui concerne la Chine, qui sera certainement le principal enjeu de la politique étrangère américaine (et mondiale) dans les prochaines décennies. De nombreux experts ont expliqué avec force arguments pourquoi une nouvelle guerre froide entre l’Amérique et la Chine est inconcevable. Mais en réalité, tout ce qu’on peut en conclure c’est que pratiquement aucune des conditions qui ont caractérisé la guerre froide avec l’URSS n’est reproductible avec la Chine. Il n’en reste pas moins que, même si la question est totalement différente, il s’agit toujours d’un conflit potentiel. La manière dont Biden décidera de jouer le jeu n’est pas encore claire ; certains alliés s’interrogent sur le sens à donner à la décision de se retirer complètement d’Afghanistan. Plus importante encore est la façon dont elle sera interprétée par des adversaires potentiels. Ce qui est certain, c’est que la Chine (et aussi la Russie) fondent leur politique d’agressivité économique et stratégique contrôlée mais progressive sur la conviction d’un déclin imparable de l’Occident et de la démocratie libérale. Une prémisse très dangereuse, comme nous l’avons vu tragiquement dans le passé.

Tout comme il est difficile d’imaginer une politique économique chinoise européenne envers la Chine décidée en totale autonomie, il est inconcevable qu’elle ne soit pas associée à des aspects stratégiques. Il est évident que la contribution militaire de l’Europe ne peut être que limitée, mais personne ne peut croire que nous pouvons nous en tirer en envoyant périodiquement quelques unités navales en mer de Chine. Une fois que nous aurons établi que nous ne pouvons en aucun cas nous considérer comme neutres, nous ne pourrons pas rester complètement à l’écart du réseau d’alliances que les États-Unis tentent de construire en Asie. De ce point de vue, le réseau d’accords commerciaux que l’UE a développé en Asie, et auquel l’Inde pourrait être ajoutée, est un bon point de départ. Nous ne pouvons pas non plus rester à l’écart des tentatives de dialogue stratégique avec la Chine, si et quand elles se développent. La séparation de l’économie et de la sécurité est rendue de plus en plus difficile par la force croissante et la colère avec laquelle les autorités chinoises (et de plus en plus aussi les autorités russes) réagissent à toute tentative occidentale de critiquer leur politique en matière de droits de l’homme, et qui implique désormais non seulement les gouvernements mais aussi les entreprises. Certains signes sont encourageants. La récente réunion des ministres des affaires étrangères du G7 a donné lieu à une déclaration étonnamment claire et ambitieuse sur certaines questions que l’on pourrait supposer controversées, comme les relations avec la Russie et la Chine.

Enfin, il existe une troisième définition de l’autonomie stratégique, que je suis tenté d’attribuer à la Commission européenne. Elle consiste à donner à l’UE la mission de diffuser pacifiquement dans le monde ses valeurs fondatrices : le multilatéralisme, la démocratie, le respect des droits de l’homme, le développement durable et la lutte contre le changement climatique. Le principal outil à cet effet est notre pouvoir réglementaire (ou puissance par la norme), souvent appelé « effet Bruxelles ». Cette démarche est éminemment louable et également justifiée. Tout ceci aura un impact majeur non seulement sur la politique commerciale de l’UE, mais aussi et surtout sur la question sensible de la réorganisation des chaînes de valeur internationales. Il est vrai que la combinaison de l’attrait de notre grand marché et de notre capacité à élaborer des règles attrayantes même au-delà de nos frontières a fait de l’UE une véritable puissance dans ce domaine.  Mais nous devons prendre conscience que le contexte actuel est très différent de celui dans lequel nous avons opéré par le passé. L’UE ne peut à la fois revendiquer son autonomie vis-à-vis des États-Unis au nom de sa plus grande exposition au commerce mondial et croire qu’elle peut imposer de manière indépendante ses propres règles au reste du monde. Nombre des technologies dont nous parlons, l’intelligence artificielle, la robotique, tout ce qui est lié à l’internet, ont non seulement nécessairement une dimension mondiale, mais revêtent également une importance cruciale dans le domaine militaire...

Le dilemme dans lequel se trouve l’UE est donc double. L’un des deux grands acteurs technologiques du futur, la Chine, est manifestement très peu sensible aux questions éthiques qui sous-tendent la perspective européenne. Les États-Unis, de leur côté, s’ils peuvent certainement partager nombre de nos préoccupations, ont clairement défini la technologie comme le principal domaine de confrontation, tant économique que stratégique, avec la Chine. Nous sommes, selon toute vraisemblance, à la veille d’un de ces sauts technologiques périodiques auxquels l’Amérique nous a habitués depuis un siècle maintenant. L’affrontement sur l’avenir des télécommunications et de l’Internet, dont la question du rôle des entreprises chinoises dans le développement des réseaux 5G n’est que le premier signe, concerne à la fois la technologie, l’économie, la sécurité et les valeurs ; il peut donc avoir des développements imprévisibles. L’UE ne peut se tenir à l’écart, sans quoi nous risquons d’élaborer les meilleures règles pour nous défendre contre les effets néfastes potentiels de technologies que nous ne possédons pas. L’UE se trouve donc confrontée à la nécessité d’une nouvelle politique industrielle. De ce point de vue, la Commission européenne accumule des propositions qui vont certainement dans la bonne direction. Il reste nécessaire de rechercher une convergence maximale avec les États-Unis en matière de règles. En outre, il est parfois difficile de parvenir à un consensus au sein de l’UE sans tenir compte de la dimension transatlantique. Cela peut sembler paradoxal, mais l’ouverture américaine en matière de fiscalité des multinationales pourrait également être une condition pour vaincre la résistance des « paradis fiscaux » au sein de l’UE.

Ce qui précède devrait montrer que le concept d’autonomie devient vite évanescent s’il n’est pas en prise sur des problèmes concrets. À ce stade, la véritable question n’est pas de définir l’autonomie, mais de se demander si, dans quelle mesure, et les conditions d’une politique commune existent. On peut avancer une réponse : il n’y a pas d’obstacle de nature stratégique ; les Européens ont fondamentalement les mêmes intérêts à moyen et long terme. Ce qui empêche le progrès, c’est le conflit entre les intérêts réels ou perçus à court terme. Un exemple parmi d’autres est celui des effets délétères de la rivalité franco-italienne en Libye, qui a rendu impossible une position commune après la chute de Kadhafi et a conduit à la situation désastreuse actuelle. Une impasse extrêmement grave, aujourd’hui conditionnée par de nombreuses puissances étrangères, dont nous commençons peut-être à sortir avec difficulté, mais où l’Europe se trouve pour l’instant marginalisée.

Bien sûr, la faiblesse du système institutionnel est un obstacle sérieux. Ce serait plus simple si les institutions communes avaient plus de pouvoir et surtout si nous n’étions pas liés par l’unanimité. La malheureuse et humiliante affaire du « sofagate » impliquant Ursula von der Leyen et Charles Michel à Ankara a également mis en lumière les conséquences de la multiplication des rôles au sein des institutions. Le problème est que les perspectives de réforme institutionnelle, qui nécessiteraient une réforme en profondeur du traité, sont très éloignées aujourd’hui. La même considération s’applique probablement à une fusion entre les postes de président de la Commission et de président du Conseil européen, qui serait théoriquement possible sans modifier le traité. Pour pouvoir en parler, il faudrait avoir atteint une masse critique de progrès sur le terrain. Cela nous ramène à la question de la volonté des gouvernements de converger. La vérité est que rien ne changera sans un mouvement décisif de la part des grands pays : France, Allemagne, mais aussi Italie, Espagne et Pologne. Comme nous l’avons vu, malgré la multiplication des gestes rhétoriques, la France et l’Allemagne restent ancrées dans des perspectives éloignées les unes des autres et alimentées par une méfiance mutuelle. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant qu’un grand nombre de petits pays, surtout à l’Est mais aussi au Nord, considèrent qu’il est beaucoup plus utile de compter exclusivement sur la protection continue des Américains dans l’espoir de pouvoir l’obtenir à un coût minimal. D’autres petits pays, par ailleurs, peuvent être tentés par les sirènes russes ou chinoises, dans l’espoir ou l’illusion de pouvoir passer impunément entre les mailles du filet des différends entre grands pays. Dans cette impasse, l’Italie, avec son européanisme renouvelé et son inébranlable atlantisme, l’Italie aussi petite parmi les grands pays ou aussi grande parmi les petits que si elle était le chat de Schroedinger, aurait probablement beaucoup à dire. Mais c’est une autre affaire.