Annie Ernaux ou les larmes amères de la mobilité sociale ascendante edit

23 janvier 2023

Transiter d’une classe sociale à l’autre, aucun fil narratif, de Stendahl à Balzac, de Dickens à Maupassant, n’est autant chargé de puissance littéraire. Changer de vie, de décor, de corps, de prisme mental et d’horizon d’attente, ce thème a valeur universelle, surtout s’il est présenté comme une épreuve personnelle exceptionnelle. Le levier de cette élévation, aujourd’hui, ce sont les études supérieures. Parmi les écrivains emblématiques de cette veine narrative, Annie Ernaux[1] figure en tête (et en tête de gondole), mais elle côtoie d’autres auteurs, comme Kerry Hudson (Basse Naissance)[2], J.D. Vance (Hillbilly Elegy), Norbert Alter (Sans classe ni place)[3], le dessinateur Riad Sattouf (L’Arabe du futur), et bien d’autres. Cette approche romanesque résonne en écho aux travaux sociologiques sur les transclasses, concept ardemment débattu depuis le livre éponyme coordonné en 2014 par Chantal Jaquet et Gérard Bras[4] – celui-ci fournira ici le point de départ de la réflexion.

Définition du transclasse

Chantal Jaquet précise le concept de transclasse : il « englobe toutes les figures de passage et de migration d’une classe à l’autre, sans préjuger de leur positivité ou de leur négativité ». Elle ajoute : « peut être dit “transclasse” dans une société donnée quiconque a quitté sa classe d’origine et vu son capital économique, culturel et social changer, en tout ou partie, que ce soit un fils ou une fille d’ouvrier devenu(e) patron d’entreprise, intellectuel reconnu, sportif de haut niveau, artiste célèbre, etc. ou inversement un membre de la grande ou de la petite bourgeoisie devenu ouvrier, manœuvre, employé peu qualifié ». Au fil du livre, à l’exception d’une analyse[5] sur les écrivains bourgeois du 19e siècle désignés comme « déclassés » en raison de leurs comportements transgressifs (Baudelaire, Flaubert, Maupassant), la réflexion se centre sur les personnes ayant spectaculairement réussi en dépit de conditions de départ particulièrement défavorables. Ce qui fascine, c’est l’improbable ascension verticale vers le haut et peu le mouvement inverse.

Par ailleurs, comme l’indique Chantal Jacquet, le concept de transclasse s’applique « quelle que soit l’amplitude de la trajectoire sociale » : ainsi, pourrait-on en déduire, le boursier fils d’agriculteur devenu instituteur, l’ouvrier ayant grimpé dans l’échelle de l’entreprise jusqu’à un poste de cadre, l’enfant pauvre ayant réussi un concours difficile de la fonction publique à force de persévérance scolaire, le gamin de banlieue reconnu comme artiste, tous ces profils peuvent entrer dans cette catégorisation. Avec une telle définition, il apparaît alors que la transition de classe n’est pas une expérience si rare aujourd’hui si l’on se réfère aux statistiques de la mobilité professionnelle intergénérationnelle[6]. Certes, les données de l’INSEE sont bien insuffisantes pour rendre compte de l’expérience intime du « transclasse », puisque, dans la sécheresse des chiffres, elles ne captent que le « saut » du type d’emploi entre le fils et le père, ou entre la fille et la mère, et n’introduisent pas de lignage complexe ; surtout elles ne saisissent qu’imparfaitement des variations de statuts qui affectent les métiers d’une génération à l’autre. Malgré ces faiblesses, elles fournissent quelques indications pour apprécier l’ampleur du phénomène. Ainsi, si une grosse minorité des hommes reprend, comme jadis, la profession de leur père, une majorité bouge au rythme de l’évolution de la structure des emplois et de la montée en qualification et en diplôme : en 2015, 35% des hommes occupaient le même type d’emploi que leur père, 22% occupaient un emploi différent mais de niveau équivalent dans la structure sociale, 28% avaient connu une mobilité professionnelle ascendante et 15% une mobilité professionnelle descendante[7]. La mobilité ascendante est encore plus spectaculaire pour les femmes par rapport à leur mère, puisqu’elle avoisine les 40%[8] en 2015 – alors qu’elle était de 17 % en 1977, Olivier Galland a rendu compte de ces données dans Telos (9 mars 2019).

Le transclasse comme conscience malheureuse

Il existe évidemment une différence entre itinéraire social et vécu et, de ce fait, la littérature insuffle toute son ampleur à la notion de transition de classe. Ainsi le transclasse se révèle souvent une conscience malheureuse dont Annie Ernaux parait l’incarnation. Deux de ses livres, l’un sur son père (La Place), l’autre sur sa mère (Une femme), explorent en profondeur la distance qui se construit avec ses parents au fur et à mesure qu’elle accède à un autre univers grâce à ses études. Elle décrit ainsi « ses seize ans » : « je travaillais mes cours, j’écoutais des disques, je lisais, toujours dans ma chambre. Je n’en descendais que pour me mettre à table. On mangeait sans parler. Je ne riais jamais à la maison. Je faisais de “l’ironie”. C’est le temps où tout ce qui me touche de près m’est étranger. J’émigre doucement vers le monde petit-bougeois… […] tout ce que j’aimais me semblait péquenot, Luis Mariano, les romans de Marie-Anne Desmarets, Daniel Gray, le rouge à lèvres et la poupée gagnée à la foire qui étale sa robe de paillettes sur mon lit… même les idées de mon milieu me paraissaient ridicules, les préjugés par exemple la police il en faut. » Ses sentiments ambigus rencontrent en miroir ceux de son père, qui lui aussi se barricade, mêlant intimidation par rapport à sa fille et crainte que l’ambition sociale pour elle échoue : « Il se fâchait quand je me plaignais du travail ou critiquais mes cours. Le mot “prof” lui déplaisait, ou “dirlo”, même “bouquin”. Et toujours la peur ou PEUT-ÊTRE le désir que je n’y arrive pas ». Le père et la fille, au fur et à mesure que cette dernière prend l’ascendant intellectuel sur la famille, développent une relation orageuse : « j’écris peut-être parce que l’on n’avait plus rien à se dire. »

Le changement de classe et les écarts culturels, chez Annie Ernaux, sont aussi décryptés à travers les jeux de domination qu’ils occasionnent. Après des études de lettres, elle épouse un étudiant en sciences politiques d’origine bourgeoise, et elle le suit dans son premier poste administratif : « j’ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l’autre n’est qu’un décor ». Le mari se révèle indifférent au milieu populaire dont elle est originaire ; il ne l’accompagne pas lorsqu’elle rend visite à ses parents. « Comment un homme né dans une bourgeoisie à diplôme, constamment ironique, aurait-il pu se plaire en compagnie de braves gens, dont la gentillesse, reconnue de lui, ne compenserait jamais à ses yeux ce manque essentiel : une conversation spirituelle. » Autre éclairage : après la mort du père, la mère vend son commerce d’Yvetot et vient habiter dans la demeure bourgeoise de sa fille : « C’était vivre à l’intérieur d’un monde qui l’accueillait d’un côté et l’excluait de l’autre. » Un jour avec colère : « Je ne fais pas bien dans le tableau ». […] Nous avions des scènes toutes les deux à propos de cette attitude, je lui reprochais de s’humilier exprès. J’ai mis longtemps à comprendre que ma mère ressentait dans ma propre maison le malaise qui avait été le mien, adolescente, dans les “milieux mieux que nous” (comme s’il n’était donné qu’aux “inférieurs” de souffrir de différences que les autres estiment sans importance). »

Le livre de Chantal Jacquet et Gérard Bras conforte, par d’autres témoignages, les thèmes qui font la gloire de la littérature « transclasse » : sentiment de non aboutissement et d’inachèvement, honte sociale et humiliation, complexe de l’imposture, culpabilité, incommunicabilité et au final un florilège de souffrances. « L’expérience des barrières de classe m’apparaît en effet se décliner , voir se diffracter , en un certain nombre de seuils à franchir… parmi ces seuils comptent des manière de se tenir, de parler, de manger, de se vêtir, qui engagent le corps dans certains codages, décodages, recodages, qui l’exposent en conséquence aux regards et, fondamentalement, à la honte », écrit la psychiatre Patricia Janody. Au fond, cette description des transclasses, largement inspirée par la sociologie bourdieusienne où le social est éclairé et structuré par des liens de domination/subordination, n’est pas loin d’assimiler leur vécu à une impasse, une souffrance que ne compensent en positif ni les ouvertures et ni les nouveaux plaisirs qui s’offrent. Une sorte de nasse douloureuse qui emprisonne, une malédiction qui imprime le reste de l’existence.

Une vision française?

Plusieurs passages du livre de Chantal Jacquet et Gérard Bras donnent pourtant à voir d’autres couleurs de la transition de classe. À partir d’une enquête sur les boursiers d’une classe préparatoire d’un lycée de province, qui sélectionne surtout des recrues pour les écoles d’ingénieur et de management locales, le politologue Pascal Pascali nuance le portrait sombre « voire dépressif » du transclasse. Ici les déplacements sociaux qu’opèrent ces étudiants ne sont pas forcément synonymes de « déracinement », et de crise identitaire, mais des processus plus complexes – ajustements pacifiques et satisfactions profondes s’entremêlant aux efforts et à la violence psychique pour sortir de sa condition. De l’étude de ces « transclasses de l’ombre » il retient que ces derniers s’engagent souvent dans des arrangements « positifs » pour « digérer » ces passages d’un monde à l’autre : des transferts de capitaux (culturels, sociaux, parfois économiques) de l’univers d’accueil vers l’univers d’origine ; un dosage de la présence physique auprès des proches pour compenser l’éloignement géographique (retour vers les familles pendant le week end, appels téléphoniques, etc.) ; des écritures réflexives « pour soi »[9].

Cette analyse rejoint la parole d’un témoin au parcours particulièrement chaotique qui, de l’orphelinat à la situation d’ingénieur cadre dirigeant, est passé par une succession d’avanies – nettoyeur industriel dès l’âge de 16 ans, il franchit péniblement les étapes de l’ascension interne à l’entreprise en multipliant les formations et les diplômes, puis crée une société de conseil : « J’ai eu le sentiment que ma richesse résultait de ma propre histoire », énonce-t-il, envahi d’un sentiment d’accomplissement. Il fait entendre par là une sonorité à contre-courant de celle de l’enlisement dans des souffrances.

Les écrivains cités au début de cet article ayant eux aussi creusé le thème de l’ascension sociale dépeignent des parcours extrêmement cabossés – la pauvreté y est articulée avec des milieux violents ou désocialisés chez Kerry Hudson et Norbert Alter, ou avec le contexte de l’immigration chez Riad Sattouf – et donc improbables. Si la rage sociale, comme le sentiment d’injustice, sont bien présents chez eux, la vision de la mobilité ascendante s’attache aussi à des particularités individuelles qui enrichissent le récit et l’inscrivent dans une perspective héroïque : acharnement dans l’effort pour conjurer le sort (par exemple longues années dans des travaux manuels pour financer des études), rupture radicale avec la famille, dépassement de soi, ambition, sens de l’opportunité, fuite face au malheur, autant de facteurs qui peuvent déjouer les déterminismes d’origine : « La différence avec les autres jeunes de ma condition, c’est que j’ai vu quelque chose à l’horizon, et je me suis mise à courir. J’ai couru et je ne me suis jamais retournée », écrit Kerry Hudson.

Au fond la profondeur sociologique d’un écrivain importe peu, sauf si elle est revendiquée comme un facteur structurant de son œuvre. La trame romanesque d’Annie Ernaux se déroule autour du thème de l’humiliation de classe[10], celle subie par une enfant d’un milieu populaire (fille unique aimée et entourée) devenue enseignante de lycée dans les années 1960[11]. Son parcours, de fait, illustre la période des Trente Glorieuses où débutent l’essor des femmes diplômées et la féminisation du métier d’enseignant – en 1977 la mobilité ascendante des hommes par rapport à leur père est de 24% et de 17% pour les femmes par rapport à leur mère et, comme nous l’avons vu, pour les femmes cette mobilité s’est amplifiée dans les années suivantes. Or pourquoi cette ascension, qui aurait pu être aussi vécue comme une émancipation, est essentiellement vue comme une trahison, un sujet de honte et de mal être ? Que ce soit le point de vue d’Annie Ernaux, c’est bien sa liberté, mais que tant de lecteurs et de lectrices aient pu se reconnaitre dans cette image du malheur assigné à l’ascension sociale (et non au déclassement !) est une énigme. Une énigme française ?

[1] « Ce n’est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire », Annie Ernaux désigne ainsi son roman sur sa mère paru en 1987 aux éditions Gallimard. Tous ses livres pourraient être ainsi qualifiés.

[2] Voir la recension de ce livre dans Telos, 19 février 2020.

[3] On nous signale aussi la parution d’un livre de Gérald Bronner sur le sujet de la transition de classe.

[4] Chantal Jacquet et Gérard Bras (dir.), La Fabrique des transclasses, PUF, 2018.

[5] Ronan de Calan, « L’aristocratie du bon dieu », portrait du pur littérateur en déclassé volontaire », in La Fabrique des transclasses.

[6] Chantal Jacquet, d’emblée, dans l’introduction au livre dénie l’intérêt de se référer à la mobilité sociale « parce qu’elle est insuffisante d’un point de vue spéculatif, parce qu’elle ne permet pas de rendre raison des causes et des effets de la non reproduction sociale » : sur ce point on ne peut qu’être d’accord ; Toutefois elle ajoute « on présuppose que la mobilité va de soi et constitue un fait social généralisé » : aucun sociologue ne pense ainsi, évidemment.

[7] Source INSEE Enquête et Formation professionnelle – hommes français actifs occupés ou anciens actifs occupés âgés de 35 à 59 ans dans l’année considérée.

[8] INSEE Première, 1739, 27 février 2019 : « En quarante ans la mobilité sociale des femmes a progressé, celle des hommes est resté quasi stable. »

[9] Paul Pasquali, Passer les frontières sociales, Fayard, 2014.

[10] Et celui de l’humiliation de la femme aussi dans beaucoup d’autres livres dont on ne parlera pas ici.

[11] Selon une note d’Alfred Sauvy de 1960, les filles étaient minoritaires (entre 30% et 40% selon les secteurs) parmi le petit nombre d’étudiants en 1959, et les enfants issus de parents artisans ou petits commerçants représentaient 12,5% des étudiants. Cette note n’a qu’une valeur indicative, car elle n’indique ni le nombre global d’étudiants, ni la place des professions artisans et petits commerçants dans l’ensemble de la structure globale des emplois.