Une géopolitique du XXIe siècle edit

8 novembre 2021

Le XXIe siècle est déjà bien entamé mais il serait risqué d’en définir les perspectives sur le moyen et le long terme. Dans un essai qui suscite autant de questions qu’il apporte de réponses, Jean-Marie Guéhenno tente l’aventure. L’auteur, ancien secrétaire général adjoint de l’ONU et enseignant à l’université Columbia à New York, est bien placé pour mesurer les mutations du monde et en tirer les conclusions nécessaires.

Les illusions de 1989

Jean-Marie Guéhenno reconnaît d’abord les erreurs fondamentales de tous les observateurs, lui-même inclus, sur l’interprétation des événements de 1989. La chute spectaculaire du bloc soviétique et la conclusion de la guerre froide ont donné une fausse impression de sécurité aux Occidentaux : la démocratie libérale triomphait dans le monde et une ère de paix et de prospérité s’ouvrait qui allait permettre aux régimes autoritaires et même à la Chine d’évoluer vers un système pluraliste et pacifique. Cet irresponsable aveuglement a négligé aussi bien les traumatismes majeurs engendrés par la disparition de l’Union soviétique que l’avertissement lancé par le gouvernement chinois lors de la sanglante répression de la manifestation de Tien An Men.

Les attentats du 11 septembre 2001 et les guerres qui les ont suivis ont mis fin à cet optimisme qui ne reposait que sur des illusions. Avec la fin de la guerre froide, la cohésion de l’Occident et de ses alliés africains et asiatiques a disparu. Partout la cohésion des nations, dont on sait à quel point elle participe de leur cohérence dans les relations internationales, connaît une forme d’érosion. On assiste au triomphe de l’individualisme. L’individu récuse tous les mouvements collectifs. Il ne cherche que son intérêt personnel et ne se préoccupe plus des positions des partis qui constituaient pourtant l’armature des démocraties occidentales et qui présentaient des projets collectifs aux électeurs chargés de trancher entre ces différentes propositions : « Le cadre intellectuel qui structurait le débat politique s’étant effondré, les électeurs des démocraties n’ont plus de boussole qui les guide. » Du coup, L’argent devient le langage commun de tous les pouvoirs, aussi présent en Russie et en Chine, que dans les pays occidentaux.

Le triomphe de l’individu

Cette progression de l’individualisme est fortement stimulée par la révolution numérique. Dans un chapitre intitulé « De Gutenberg à Internet », l’auteur rappelle les travaux de ces dernières années qui soulignent l’impact politique décisif des réseaux sociaux. Ceux-ci exploitent les données que leur fournissent gratuitement les citoyens pour mieux stimuler leurs passions. Plus les messages sont provocants, plus ils recueillent l’assentiment des internautes. Loin de favoriser le consensus et la mobilisation des individus pour les causes d’intérêt général, les plateformes numériques encouragent les positions extrêmes, les déclarations outrancières, la prolifération de communautés fermées et haineuses. L’élection de Trump en 2016 illustre parfaitement cet état des choses. Les succès des régimes autoritaires en Europe ou en Asie vont dans le même sens. Partout, la violence du discours qui mobilise les internautes l’emporte sur le dialogue d’une démocratie apaisée qui tend à disparaitre. « La démocratie moderne est devenue un processus, une machine à sélectionner des dirigeants et cette machine fonctionne à l’évidence assez mal. »

Entre les GAFA et la Chine

Jean Marie Guéhenno tente d’évaluer les conséquences de ces bouleversements sur le plan géopolitique. Il s’interroge sur le choix dramatique qui risque de s’imposer à l’Occident, tenu d’arbitrer entre les GAFA et la Chine. Dans les deux cas on a vu naître des puissances, entreprises comme Google ou Facebook ou étatiques comme la Chine, qui tentent de dominer le monde grâce au contrôle exclusif des données. Un conflit majeur, très différent de la guerre froide, se profile donc entre des géants tous américains et une Chine, bien plus puissante et redoutable que la défunte URSS. L’auteur tente timidement de formuler le vœu que l’Europe sorte de sa léthargie et défende plus fermement ses valeurs, sans vraiment convaincre.

Cet affrontement entre la Chine et les États-Unis a peu de chances de déboucher sur une guerre telle qu’on l’a connue au XXe siècle. En revanche, les conflits à basse intensité se multiplient et le terrorisme se perpétue. Selon l’expression de l’auteur, « la guerre s’est introduite dans la paix ». La conséquence politique de cette situation est un besoin croissant de protection des populations qui ne cessent de solliciter l’État et veulent vivre dans une société sans risques. De ce fait la distinction entre géopolitique et politique intérieure s’estompe. Le terrorisme vient à la fois d’ailleurs et d’ici et les gouvernements fragilisés par ces menaces venues de partout peinent à satisfaire un public à la fois exigeant et de moins en moins confiant dans sa classe politique.

Ce panorama lucide et pessimiste laisse pourtant le lecteur sur sa faim. Jean-Marie Guéhenno semble emporté par les bouleversements qu’il décrit et qui vont tous dans le sens d’un monde émietté et violent, bien différent du paysage figé de l’ère de la guerre froide et de l’époque de l’hégémonie américaine. Il s’efforce cependant dans les derniers chapitres du livre d’esquisser des pistes de changement pour sauver une démocratie traditionnelle qui est en péril.

Face aux dérives des États-Unis qui ne sont pas vraiment sortis de l’ère Trump et de la Chine qui combine la réussite économique et le contrôle toujours plus étroit de ses citoyens, l’auteur croit à un rôle de l’Europe. Il reconnaît que celle-ci ressemble par certains côtés à une colonie américaine tant elle est prisonnière des orientations culturelles et mercantiles d’outre-Atlantique, influences renforcées par la puissance des grandes plateformes numériques qui se déploient sur le continent sans véritable concurrence. Il souligne aussi l’incapacité de l’Europe à tracer ses frontières à l’Est, ce qui en fait un ensemble hétérogène, aux contours flous, qui contraste avec les géants américains ou chinois.

Le rôle de l’Europe

Néanmoins, Jean-Marie Guéhenno pense que l’Europe peut s’affirmer grâce à son organisation originale à condition de ne pas se présenter comme un modèle et de respecter les histoires des autres communautés nationales d’Asie ou d’Afrique. Il prend clairement position contre le projet d’une fédération européenne relativement centralisée et dotée d’une forme de gouvernement. Selon lui, il est utopique d’imaginer que les États européens puissent accepter, comme ce fut le cas aux États-Unis, d’abandonner une grande part de leur souveraineté au profit d’un pouvoir habilité à décider à leur place. Il souligne que : « l’Union européenne ne devrait pas voir la persistance d’une mosaïque d’États-nation comme un échec mais comme une preuve de sa réussite et un signe de sagesse. »

Les récents débats au sein de l’Europe sur les atteintes aux droits des nations et le rôle jugé abusif par certains des instances judiciaires européennes donnent plutôt raison à la prudence de Jean-Marie Guéhenno. On peut néanmoins s’interroger sur la capacité d’un ensemble dont il reconnaÎt le caractère disparate, de défendre des positions malaisées à définir face à des États-continent comme la Chine et les États-Unis ou à des géants du numérique qui ont les moyens et la richesse d’un grand pays.

En définitive, le plaidoyer de Jean Marie Guéhenno pour un pluralisme qui serait le remède au triomphe de l’individu qui « en faisant de chacun de nous le centre du monde nous ballote entre nihilisme et fanatisme » peine à convaincre. Cet ouvrage stimulant, nourri par la longue expérience d’un fonctionnaire international qui a affronté les principaux conflits d’un monde émietté, vaut plus par ses évocations de l’inquiétante réalité d’aujourd’hui que par des propositions certes généreuses d’un appel à la sagesse des communautés politiques qui « doivent reste multiples et reconnaître en leur sein des légitimités concurrentes », propositions qui ont peu de chances d’être reprises par les gouvernants des deux côtés de l’Atlantique.

Jean-Marie Guéhenno, Le Premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde, Flammarion, 2021