Ukraine: pour les Européens l’épreuve de vérité approche edit

Nov. 27, 2024

Suspicieux des intentions de Donald Trump en Ukraine, le Kremlin utilise la période de transition actuelle, avant sa prise de fonctions le 20 janvier prochain, pour faire évoluer à son profit le rapport de forces en se livrant à une gesticulation nucléaire à destination des opinions européennes. L’UE apparaît toujours démunie face à cette volonté intacte de conquête russe et incapable de compenser un possible désengagement de la puissance américaine.

En dépit de la proximité affichée par Donald Trump avec Vladimir Poutine, qu’il avait qualifié de « génie » la veille de l’invasion de l’Ukraine, la réaction initiale du Kremlin à la victoire du candidat républicain a été circonspecte et empreinte d’une certaine confusion. En réalité, Moscou eût sans doute préféré la contestation du résultat des urnes, qui aurait paralysé la puissance américaine pendant des semaines, voire des mois. Bien que l’ingérence russe ait été cette fois de moindre ampleur qu’en 2016, les responsables des agences en charge de la sécurité intérieure aux États-Unis ont néanmoins dénoncé plusieurs cas d’immixtion étrangère, dont certains attribués à la Russie. Interrogé sur le retour de Donald Trump à la Maison blanche, le porte-parole du Kremlin a rappelé que les États-Unis étaient un pays « inamical » et déclaré ne pas savoir si le président russe comptait appeler Donald Trump. C’est le 7 novembre, lors du forum annuel du club Valdaï, que Vladimir Poutine a réagi en saluant son courage lors de la tentative d’attentat dont il a été victime pendant sa campagne, et en le félicitant, tout en restant prudent quant aux perspectives d’amélioration des rapports entre Moscou et Washington (« les propos concernant le souhait de rétablir les relations avec la Russie et de contribuer à mettre un terme à la crise ukrainienne méritent que l’on y porte attention »). Quelques jours plus tard, Dmitri Peskov démentait une information du Washington Post, selon lequel, le jour de l’intervention de Vladimir Poutine au club Valdaï, Donald Trump aurait eu une conversation téléphonique avec lui et lui aurait demandé de s’abstenir de toute escalade en Ukraine. Différentes raisons peuvent expliquer la prudence de Moscou : le bilan, jugé décevant du point de vue russe, de son premier mandat (2017-2021), le souci de ne pas alimenter la thèse d’une « collusion » avec Donald Trump, une certaine résignation qui conduit les responsables russes à conclure que, cette fois encore, les initiatives de ce président disruptif seront neutralisées par l’establishment washingtonien, la volonté de ne pas apparaître comme demandeur d’une négociation et aussi la crainte d’une réaction imprévisible de Donald Trump si la Russie refusait ses propositions sur le conflit ukrainien. 

Les différentes prises de position du ministère des Affaires étrangères russe (MID) apportent un éclairage sur les préoccupations et les attentes des autorités russes. La déclaration publiée par le MID le 6 novembre dénonce le poids de « l’État profond » dans la vie politique américaine, le recours aux « ressources administratives » (selon l’expression consacrée en Russie, à savoir de prétendues manipulations du scrutin), le texte souligne également la « profondeur des clivages » de la société américaine. S’agissant de Sergueï Lavrov, la veille du scrutin, il déclarait au journal turc Hürriyet que son pays « n’a pas de préférence » quant au vainqueur. L’administration Trump, rappelait-il, a été celle qui a « imposé le plus grand nombre de sanctions antirusses ». « Quel que soit le gagnant de l’élection, nous ne voyons aucune possibilité que les États-Unis modifient leur ligne russophobe », affirmait Sergueï Lavrov. Une semaine après l’élection de Donald Trump, le responsable de la diplomatie russe réitère ce jugement définitif en affirmant que « toute administration américaine souhaite affaiblir la Russie et veut l’éliminer en tant que concurrent ». Évoquant les indications de la presse anglo-saxonne (Wall Street journal, Telegraph...) en provenance de l’entourage du président-élu, qui lui attribuent la volonté de geler le conflit sur l’actuelle ligne de front, Sergueï Lavrov dénonce ceux qui « tentent de se présenter comme ayant radicalement changé de position et désireux de mettre un terme au conflit ». À ceux qui disent « instaurons pour dix ans un cessez-le-feu sur la ligne de front et ensuite ‘on verra’ », le ministre russe répond en dénonçant un retour aux accords de Minsk dans un « nouvel emballage, mais en pire ». Il déplore le fait que « personne en Occident ne mentionne la nécessité de rétablir le droit pour la population russophone de parler, d’apprendre et de recevoir des informations en langue russe ».

Or, souligne Sergueï Lavrov, un règlement de paix suppose que « la justice triomphe » et que les causes premières du conflit en Ukraine soient éliminées. Le communiqué du MID du 6 novembre indique que la Russie « s’attachera à atteindre tous les objectifs fixés par l’opération militaire spéciale », message réitéré par le vice-ministre Sergueï Riabkov, pour qui la « seule voie réaliste » a été définie par Vladimir Poutine [1] : l’acceptation par Kiev des « nouvelles réalités territoriales », l’annexion des quatre régions du Donbass (« le dossier est clos pour toujours et ne peut plus faire l’objet de discussions ») ; le « retrait complet des troupes ukrainiennes » hors des « frontières administratives » des quatre régions annexées par la Russie ; la renonciation de l’Ukraine à adhérer à l’OTAN ; l’octroi d’un statut « d’État neutre, non aligné et non nucléaire »; sa « démilitarisation et sa dénazification ». En outre, « les droits, libertés et intérêts des citoyens russophones d’Ukraine doivent être pleinement garantis » et, « naturellement », toutes les sanctions occidentales à l’encontre de la Russie doivent être levées. Dans cette intervention du 14 juin dernier, Vladimir Poutine consacre un long développement à contester la légitimité du Président Zelinsky – dont il ne prononce pas le nom – rappelant la thèse russe selon laquelle la révolution du Maïdan de 2014 fut un « coup d’État » anticonstitutionnel, fomenté par les Occidentaux, dont « le régime de Kiev » est issu. La constitution ukrainienne, ajoute Vladimir Poutine, ne prévoit pas de report de l’élection présidentielle même en cas de guerre, il en conclut que l’exécutif en place à Kiev a usurpé le pouvoir et qu’il est « illégal ». D’après lui, l’organe légitime n’est plus le président ukrainien (dont le mandat a expiré en mai dernier), mais le Parlement (Rada). 

Les analyses, à vrai dire assez cyniques, publiées depuis l’élection de Donald Trump par les principaux idéologues et propagandistes du régime russe, confortent l’idée que Moscou entend bien poursuivre sa guerre contre l’Ukraine et l’Occident et atteindre ses objectifs, sans cependant qu’une cessation provisoire des hostilités soit exclue. « La Russie a commencé à vaincre dans son combat contre l’agression de l’Occident et de l’Ukraine », affirme ainsi Sergueï Karaganov[2], l’objectif de Moscou est de ramener les États-Unis du statut d’« hegemon » à celui de « grande puissance normale » et d’éliminer l’Europe (« à l’origine de la majorité des malheurs de l’humanité au cours des cinq derniers siècles ») en tant qu’ « acteur mondial important ». Pour y parvenir, le politologue, qui avait déjà l’an dernier brisé le tabou de l’utilisation de l’arme nucléaire[3], propose de combiner « le renforcement du potentiel de la dissuasion nucléaire et les moyens de la diplomatie ». Cet expert reconnu met en avant « le pouvoir égalisateur de l’atome » afin de compenser les faiblesses économiques, démographiques et technologiques de la Russie, raison pour laquelle selon lui, à l’inverse de la Russie, les États-Unis cherchent à limiter son rôle. Sergueï Karaganov met aussi en exergue la guerre comment agent de transformation sociale. « L’histoire le montre, sans menace extérieure, notre société qui s’est bâtie en y faisant face, ne se développe pas », explique-t-il. Certes, écrit Sergueï Karaganov, la politique visant à accroître le bien-être de la population doit être poursuivie, mais il faut mettre au premier plan la capacité de défense et la promotion des valeurs morales et spirituelles de la population et de l’élite, qui doivent être désoccidentalisées. La phase armée du conflit en Ukraine doit s’achever mais la confrontation avec l’Occident doit se poursuivre, juge Sergueï Karaganov.

« Tout dépend de la victoire en Ukraine », affirme pour sa part Alexandr Douguine[4]. « Nous ne devons pas surestimer l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis pour ce qui nous concerne », estime ce théoricien de l’eurasiatisme. Sans exclure quelques inflexions de la part de la prochaine administration républicaine, il considère que la discussion concernant un « gel du conflit sur la ligne de front, des zones démilitarisées temporaires ou des garanties de non-adhésion à l’OTAN » n’est plus d’actualité (« tout cela est dépassé de manière irréversible »). Aujourd’hui, affirme Alexandr Douguine, l’objectif c’est « la capitulation complète du régime de Kiev et le passage de l’Ukraine sous notre contrôle ». « Poutine a intérêt à entretenir chez Trump l’illusion qu’en Ukraine un accord est possible qui la maintienne en (grande) partie dans la sphère d’influence occidentale », écrit pour sa part Piotr Akopov[5]. « La Russie va utiliser cette période pour attaquer sur le front », poursuit le chroniqueur de l’agence officielle Ria Novosti et, en outre, « le simple fait pour Trump de se déclarer prêt à négocier va créer la confusion en Ukraine et en Europe ». Certes, « la Russie ne va pas arracher l’Ukraine à l’emprise occidentale l’an prochain, mais elle va progresser dans cette direction », assure le chroniqueur. Sans se dérober à des discussions, qui permettent de gagner du temps, « Poutine ne renoncera jamais à son objectif principal – sortir l’Ukraine de l’orbite occidentale ». Donald Trump pourra exercer un chantage, menacer d’intervenir ou tenter d’acheter Vladimir Poutine, cela ne marchera pas, il n’y a en réalité, d’après Piotr Akopov, « rien à marchander ». Un sceéario de type coréen (cessez-le-feu sans accord de paix) est, selon lui, exclu. Fiodor Loukjanov mentionne pour sa part cette hypothèse d’un gel du conflit et juge pertinent le modèle géorgien, l’Ukraine doit, selon lui, être gouvernée par des forces « non pas prorusses mais pragmatiques », qui ont compris que la poursuite des attaques contre la Russie et que le maintien d’objectifs irréalistes « conduisent à l’effondrement de l’État ukrainien »[6].

En campagne, Donald Trump s’était engagé à terminer la guerre que mène la Russie en Ukraine avant même son investiture et en « 24 heures ». Interrogé, lors du débat organisé par CNN[7], fin juin, sur les conditions énumérées quelques jours auparavant par le président Poutine pour mettre un terme au conflit (cf. supra) – notamment la renonciation de l’Ukraine aux territoires occupés et à sa demande d’adhésion à l’OTAN – le candidat républicain avait fini par répondre « non, elles ne sont pas acceptables ». La volonté affichée de Donald Trump de conforter son image de dirigeant pacifique, mais aussi d’apparaître comme un dirigeant déterminé, qui obtient des résultats concrets, risque de se heurter à l’imbroglio ukrainien. Le « deal » évoqué ces dernières semaines dans la presse internationale – basé sur un gel de la situation territoriale (cessez-le-feu sur la ligne de front) et géopolitique (moratoire de vingt ans sur la demande d’adhésion à l’OTAN) de l’Ukraine ne peut être assimilé à un règlement de paix. Il pourrait, s’il était avalisé par Donald Trump, être présenté comme un exercice de Realpolitik, mais n’est pas dépourvu d’inconvénients pour le président-élu. Un accord jugé par trop déséquilibré risquerait en effet de faire apparaître Donald Trump comme un président de la première puissance mondiale qui cède face à un diktat russe, d’entamer sa crédibilité face à d’autres acteurs internationaux, au premier rang desquels la Chine avec laquelle il entend engager un bras de fer sur les questions commerciales. Un tel accord pourrait ternir la suite de son mandat, il comporte aussi le risque d’une résurgence des hostilités puisque le Kremlin n’aura pas atteint ses objectifs fondamentaux.

À quelques semaines de l’entrée en fonction de Donald Trump et de l’arrivée de l’hiver, qui limitera les opérations militaires, la Russie entend pousser son avantage sur le terrain, briser le moral des Ukrainiens et effrayer les Européens. L’emploi d’un missile balistique hypersonique contre le territoire ukrainien, la théâtralisation qui a accompagné ce tir et la révision des conditions d’utilisation de l’arme nucléaire montrent que les thèses de Sergueï Karaganov gagnent en audience, y compris au Kremlin. L’administration Biden vient pour sa part de répondre positivement à une demande ancienne des autorités ukrainiennes et de lever les restrictions à l’emploi des missiles à moyenne portée (ATACMS) sur le sol russe. Elle semble en revanche avoir écarté l’idée d’une invitation adressée à l’Ukraine à rejoindre l’OTAN avant l’investiture de Donald Trump, faute de consensus entre Alliés. Choisi par Donald Trump pour occuper le poste de conseiller à la sécurité nationale, Mike Waltz a mis en garde « nos adversaires » contre la tentation d’exploiter la période transitoire actuelle à Washington pour « jouer une administration contre l’autre ». En référence aux risques d’engrenage actuels sur le front ukrainien, provoqué notamment par le déploiement de soldats nord-coréens, le successeur probable de Jake Sullivan a indiqué que le président-élu était « très inquiet » et qu’il importe de restaurer « la dissuasion et la paix » et la maîtrise de l’escalade. À ce jour, D. Trump, qui doit nommer un émissaire chargé des futures négociations russo-ukrainiennes, ne s’est pas exprimé sur les dernières initiatives de son prédécesseur, qui sont en fait de nature à renforcer sa main face à Vladimir Poutine.  

Pour les Européens, en manque de leadership du fait des difficultés politiques et économiques de l’Allemagne et de la France, le temps presse. « Nous sommes déjà en situation de guerre », observe l’historien allemand Karl Schlögel, qui souligne que la Russie cherche à détruire l’UE, sans que les Européens, et ses compatriotes en particulier, en aient réellement pris conscience[8]. Quelle que soit l’évolution du conflit, les 27 n’apparaissent pas en capacité de pouvoir influencer son cours de manière déterminante. En dépit de l’effort financier important consenti depuis près de trois ans en faveur de l’Ukraine et des appels à mettre en place une « économie de guerre », l’UE demeure incapable de se substituer à un arrêt possible des livraisons d’armes américaines après le 20 janvier. Elle risque aussi d’être placée devant le fait accompli en cas d’accord de cessez-le-feu négocié entre Washington et Moscou, auquel se rallierait Kiev, situation qui serait d’autant plus paradoxale qu’il reviendrait aux Européens – en l’absence probable des États-Unis – de mettre en œuvre les garanties de sécurité indispensables pour convaincre l’Ukraine d’accepter la reconnaissance du statu quo militaire[9]. La poursuite de la guerre, son intensification et sa possible extension placeraient l’UE face à des défis tout aussi redoutables. Une instabilité chronique et une absence de perspectives claires conduiraient à un nouvel exode de la population ukrainienne. Elles dissuaderaient les investisseurs et obèreraient sa reconstruction et son avenir. Nul doute aussi que la cohésion interne de l’UE, désormais mise à mal (Hongrie, Slovaquie), serait encore plus fragilisée.

[1] Il s’agit de l’intervention du Président russe devant le collège du MID, le 14 juin 2024. Voir « Ukraine : les conditions de la paix », Telos, 1er octobre 2024.

[2] Sergueï Karaganov, « Réflexions sur le chemin de la victoire » (en russe), russiancouncil.ru, 21 novembre 2024

[3] Cf. « Dieu, la bombe et la "roulette russe" », Telos, 28 juin 2023.

[4] Alexandr Douguine, « Le facteur Trump et notre victoire en Ukraine » (en russe), izborsk-club.ru, 22 novembre 2024.

[5] Piotr Akopov, « Trump est prêt à vendre chèrement l’Ukraine », ria.ru, 14 novembre 2024 ; « Poutine ne joue pas au poker : comment analyser le message du Président russe à Trump », regnum.ru, 9 novembre 2024.

[6] Fiodor Loukjanov, « L’Ukraine évitera un effondrement de l’État si elle prend exemple sur la Géorgie » (en russe), ukraina.ru, 8 novembre 2024

[7] Biden-Trump debate transcript, cnn.com, 28 juin 2024.

[8] Karl Schlögel: « Russland ist der Feind und hat Krieg angefangen – darauf müssen sich die Deutschen einstellen», welt.de, 24 novembre 2024.

[9] Des discussions franco-britanniques sont en cours sur la formation d’une possible coalition, selon le journal Le Monde, « Guerre en Ukraine : l’envoi de militaires européens en discussion », 25 novembre 2024.