Une France jamais autant peuplée: comment l’habiter? edit

15 février 2022

Tous les cinq ans, l’INSEE propose une projection démographique à long terme. La dernière en date rabote singulièrement la perspective de la précédente : en 2016, l’INSEE projetait 76,5 millions d’habitants en 2070 ; en 2021, il n’est plus question que de 69 millions. L’hypothèse retenue sur la fécondité est passée entre temps de 1,95 à 1,8 enfant par femme. Il y a débat sur la fiabilité à long terme de l’indice conjoncturel de fécondité, qu’on peut certes mesurer chaque année mais d’où résultent des écarts précisément conjoncturels d’une année sur l’autre ; quant à l’indicateur de descendance finale, qui est la mesure réelle du nombre d’enfants qu’aura eu en moyenne une femme dans sa vie, il implique 45 ans de recul. Quoi qu’il en soit, d’ici une génération, un peu plus ou un peu moins, la France abordera à son tour, et bien après la plupart de ses voisins européens, les rives de la décroissance démographique. Le paradoxe est que le pays doit d’ores et déjà se projeter à la fois dans la perspective d’un peuplement sans précédent, avec deux à neuf millions d’habitants supplémentaires par rapport aux 67,5 actuels, et dans celle de l’entrée dans la décroissance : la courbe va atteindre son apogée, puis commencer sa descente.

Voici deux cartes qui mettent en géographie ce paradoxe. Elles sont construites sur la base de l’historique des populations communales 1876-2019 de l’INSEE, qui commence alors que la France comptait 38,8 millions d’habitants. À partir des 23 recensements de 1876 à nos jours, regroupés ici en cinq étapes chronologiques cohérentes, on répond à deux questions simples : durant les 143 dernières années, de quelle époque date le maximum démographique de chaque commune (carte 1), de quelle époque date son minimum (carte 2) ? Car en effet, durant ces 143 ans, la croissance démographique du pays n'a été ni uniforme, ni régulière.

Les maxima très lointains, atteints avant la terrible saignée de 14-18, concernent encore trois communes sur cinq, où vivent aujourd’hui 15 % de la population, en bleu et vert sur la carte 1. On n’y a toujours pas retrouvé la vitalité démographique d’avant l’exode rural. Les maxima atteints entre l’après-première-guerre mondiale et le début de la périurbanisation, en jaune sur la carte 1, présentent des causes très variées : exode rural tardif (Bretagne intérieure, Corse) ; prospérité industrielle perdue des bassins miniers (Nord, Lorraine, Massif central) et de quelques vallées alpines ; grandes villes qui se dédensifient très tôt (Paris, Lyon, Bordeaux, Saint-Etienne), avant que le phénomène de report urbain ne se généralise (en orange sur la carte 1). Enfin, 30% des communes regroupant 53% de la population totale connaissent actuellement leur maximum démographique (en rouge sur la carte 1). À l’inverse, les minima d’antan sont évidemment citadins, mais aussi littoraux, ce qui signifie la mise en tourisme précoce de la plupart des côtes françaises (en bleu et vert sur la carte 2). Trois-quarts des communes ont connu le creux de leur peuplement entre 1921 et 2006 (en jaune et orange sur la carte 2). 15% sont encore dans ce cas, regroupant 4% de la population totale (en rouge sur la carte 2).

Pour aller à l’essentiel, quelle France est plus pleine que jamais (carte 3), et laquelle est plus vide que jamais (carte 4) ? L’expérience vécue localement du « jamais autant peuplé » ou du « jamais si peu peuplé » est essentielle dans ce que chacun peut considérer, à hauteur de son quotidien, comme étant la qualité de son cadre de vie.

La France qui n’a jamais été autant peuplée et qui continue de se « remplir », c’est la France des aires urbaines (carte 3). Non pas la France des villes et des agglomérations (beaucoup d’entre elles décroissent depuis les années 1970, parfois bien plus tôt pour les plus grandes), mais celle des régions urbaines qui se sont structurées autour d’elles et sont faite de vastes campagnes plus ou moins périurbanisées à l’échelle de départements (Gironde, Loire Atlantique, Vendée, Loiret, Ille-et-Vilaine, Haute-Savoie, Bas-Rhin, Bouches-du-Rhône, Hérault, Var, etc., et bien sûr départements de l’Ile-de-France). C’est là qu’il faut produire des solutions durables pour continuer à bien vivre plus nombreux que jamais.

Bien que certains médias frissonnent à l’idée d’un improbable « exode urbain » et même si on connaît par ailleurs des aires urbaines déjà en décroissance (la carte les laisse deviner, comme au centre de la France les aires de Châteauroux, Bourges, Nevers, Moulins et Montluçon), la correspondance entre maxima démographiques et aires urbaines est nette : l’urbanisation n’est pas terminée et le pays continue de se peupler en priorité par ces régions urbaines, intégrant des villes de toute taille ainsi que des communes dites rurales, lesquelles basculeront alors, sur la carte 1, du bleu ou du vert (maximum démographique d’avant 1914) au rouge (maximum démographique actuel).

La France qui n’a jamais été aussi peu peuplée et qui continue de se « vider », c’est celle des confins aux frontières d’environ un tiers des départements : confins de la plupart de ceux du Massif Central, huit départements du quart nord-est (Vosges, Haute-Saône, Haute-Marne, Côte d’Or, Aube, Yonne, Meuse, Ardennes), confins de huit autres dans l’ouest, avec la Bretagne intérieure, le contact de La Manche, l’Orne et la Mayenne, et entre Sarthe et Loir-et-Cher, et quelques-unes des hautes vallées pyrénéennes (carte 4). Non pas l’ensemble des départements cités, mais spectaculairement la « résille » que dessinent leurs frontières, là où l’effet chef-lieu des préfectures semble faiblir.

Plutôt que de continuer à parler ici de « diagonale du vide », il est bien plus légitime de relever cet effet de confins, qui se lit aussi bien d’est en ouest, du Ballon d’Alsace aux Monts d’Arrée, que du nord au sud, du Barrois à la Montagne Noire, et qui interpelle l’affaiblissement du rôle structurant de certaines villes moyennes préfectures. Cependant, dans le Cantal, la Creuse, la Nièvre, les minima démographiques ne sont déjà plus cantonnés aux confins et concernent la majorité des communes.

La première réaction qui vient à l’esprit à la lecture de ces deux géographies pourrait être la suivante : pourquoi ne pas cesser de concentrer la population et les emplois dans la France qui n’a jamais été si peuplée, et se tourner vers celle qui ne l’a jamais été aussi peu, pour accueillir notamment les éventuels 2 à 9 millions d’habitants supplémentaires des cinquante prochaines années ? C’est d’ailleurs bien ce qui se passe déjà en partie avec des trajectoires résidentielles en faveur de beaucoup de campagnes, et ce pourquoi la catégorie des communes qui n’ont jamais été aussi peuplées ne cesse de grandir en nombre en grande périphérie des villes : on a appelé ce phénomène la métropolisation, au risque de mal faire comprendre la diversité des situations concrètes qu’il recouvre. Plus loin des villes encore, une petite fraction de la société urbaine est conduite aussi à faire le choix de la désurbanisation, en recherchant ces fameux confins dépeuplés, avec les inconvénients mais aussi les avantages qui les caractérisent.

Cependant, le peuplement d’un vieux pays comme la France n’est pas un jeu de plateau sur lequel on pourrait commander ou susciter les trajectoires des ménages et des entreprises comme des pions, pour viser un équilibre qui n’a jamais existé. Si « l’éthique, c’est être à la hauteur de ce qui nous arrive » (Gilles Deleuze), la politique, c’est aussi assumer les situations concrètes qui font une société, pour les améliorer et les réguler : celle des aires urbaines jamais autant peuplées d’une part, comme celles des confins jamais autant désertés d’autre part. Pas en y répondant par des transferts, volontaires ou contraints, de population des unes vers les autres. Mais bien en travaillant à la qualité de vie dans les aires urbaines toujours plus peuplées, comme dans ceux des confins ruraux qui le sont actuellement toujours moins, les unes et les autres sur fond de bouleversement climatique et écologique sans précédent.

Dans les cinquante prochaines années, le peuplement de la France va connaître, plus que jamais, des pleins toujours plus pleins en même temps que des vides durablement vides, la pression et le déclin, la densification et la décroissance. Il ne s’agira plus de jouer une situation ou une catégorie de territoires contre l’autre, de réclamer des compensations et de la compassion, ou d’invoquer l’improbable équilibre territorial. Il s’agira, il s’agit déjà, de conduire des politiques différenciées, complémentaires, systémiques et à des échelles amples (celles des aires, des confins, et d’autres assemblages encore), les seules en mesure de répondre aux besoins d’un pays à la fois plus peuplé que jamais et qui amorce déjà son déclin démographique.