Le récit ruraliste aujourd’hui edit

5 juillet 2022

Tous les candidats sont allés à son chevet. Jean Lassalle l’a dit « authentique ». Le lobby des chasseurs en a fait un parti politique pour les législatives. Les médias l’ont désignée comme terre du Rassemblement National : c’est la France rurale, ou « la ruralité », avec 32,8% de la population et 88% des communes du pays, selon le référentiel adopté l’an dernier par le gouvernement, qui lui a ainsi donné un poids sans précédent. La France est de nouveau un grand pays rural. Tous les départements revendiquent leur part de ruralité et certaines métropoles s’en estiment également dépositaires, du fait de l’extension de leur périmètre. Ruralité ? Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Les chiffres cités sont eux de la France de la faible à très faible densité, selon des seuils définis par la statistique européenne. Ruralité et hyper-ruralité en seraient désormais de simples synonymes : glissement sémantique discret, mais loin d’être anodin, de « faible densité » à « ruralité ». Tout ce que l’INSEE a appelé, au cours des six dernières décennies, le périurbain, et plus récemment les campagnes (agricoles, industrielles, touristiques, résidentielles), pour rendre compte de la diversité des rapports de la société urbaine à ses espaces de moindre densité, est devenu « la ruralité ». C’est le moment de se rappeler d’où vient ce terme et dans quelles circonstances il est apparu.

Origine du récit

On ne parle de « ruralité », d’espace, de population et de France rurales que depuis que les républicains (ceux de 1848, puis surtout de 1871) ont compris qu’outre les villes porteuses de révolution et d’émancipation, il fallait, pour stabiliser le nouveau régime, des campagnes libérées de l’ancien, et une reconnaissance politique de leur poids décisif : ce sera la « ruralité ». La ruralité est née dans l’ordre politique, pour parler au nom de la paysannerie, plurielle mais majoritaire. Et cela en trois actes.

D’abord celui de l’année 1848, avec ses quatre scrutins au suffrage universel direct la même année, les premiers de l’histoire de France. Après les élections législatives (avril), départementales (juillet), municipales (août), la présidentielle de décembre 1848 confirme la cristallisation d’un vote rural qui fait triompher Louis-Napoléon Bonaparte contre les républicains modérés ou socialistes. Le suffrage universel est aux mains de la paysannerie qui fait le nombre malgré sa diversité, sa précarité voire sa misère. Encore soumise au contrôle social et idéologique des hobereaux et des notables, elle pèse en faveur de l’ordre, du conservatisme, du cléricalisme, bientôt de la réaction. Echec de la Deuxième République, détournée par le « bonapartisme des campagnes » (Maurice Agulhon).

Deuxième acte : le Second Empire, apogée d’une civilisation paysanne qui va entrer progressivement dans l’exode rural. En même temps que grandissent les villes, s’accroît le divorce politique entre elles et les campagnes, bases de l’autorité impériale. La paysannerie commence une lente dislocation, la ruralité la remplace, toujours hostile à la république. « Majorité rurale, honte de la France », s’écrit Gaston Crémieux le 13 février 1871 devant l’assemblée nationale tout juste élue, laquelle conspue Garibaldi, député de Paris, qui tente de prendre la parole.

Troisième acte, décisif : la Troisième République naissante et encore fragile se construit sur le compromis historique d’un véritable contrat républicain avec cette ruralité dont tout dépend encore. Gambetta et Ferry concèdent en 1875 aux Monarchistes et à Thiers un Sénat, « grand conseil des communes » (l’expression de Gambetta se voulait ironique), qui sont sanctifiées par le suffrage universel direct à partir de 1881. La commune rurale devient la base de la république, sa mise en scène 37 000 fois répétée.

La ruralité est un fait politique. L’invoquer, c’est convoquer cette histoire lourde. Après les années 1950, la ruralité survit à l’effacement de la paysannerie. Elle n’a plus le nombre qui la justifiait électoralement, mais continue de s’appuyer sur les structures politiques et idéologiques forgées de 1880 à 1940. Les communes rurales fondent, leur légitimité politique persiste.

Où en est-on aujourd’hui, tandis qu’un nombre croissant de campagnes sont redevenues résidentiellement attractives depuis les années 1970, mettant fin au long exode rural presque partout en France ? Quel est le sens politique de cette référence historique ?

Nature du «néo-ruralisme»

Commençons par écarter les réponses mythiques. La ruralité n’est pas une civilisation, avec son histoire propre, sa société, son économie, sa culture, ses modes de vie, ses rapports au monde, ses territoires dédiés. C’est une évidence, mais il semble que l’époque tienne beaucoup à l’occulter. Il faut relire les deux derniers des quatre volumes de la splendide Histoire de la France rurale publiée sous la direction de Georges Duby et Armand Wallon en 1975-76, pour revenir au réel. Se remémorer ce que fut jadis cette civilisation, plus justement paysanne que rurale, jusqu’à la grande hémorragie de 1914-18 qui lui fut fatale. Et constater que depuis cinquante ans au moins, historiens, sociologues, géographes, économistes ne traitent plus de la ruralité que dans le cadre des interdépendances villes/campagnes, et non plus comme une France en soi.

Les interdépendances d’une société plus mobile que jamais construisent des trajectoires résidentielles, d’emploi, de formation, des recours aux services individuels et collectifs, des horizons de sociabilité, de projet, de vie. L’expérience de la moindre densité, de l’éloignement, voire de l’isolement, est devenue fréquente pour les urbains que nous sommes dans notre immense majorité, à un moment ou un autre de nos vies. Condition choisie ou subie, vivre dans des campagnes dix, cent ou mille fois moins peuplées que les polarités urbaines n’est plus la caractéristique d’un fragment de la société, mais la possibilité qui s’ouvre ou s’impose parfois à toutes ses composantes, aux différentes étapes de la vie de chacun, et pour des temps plus ou moins longs, voire intermittents.

Qualifier de « rurales » cette expérience et cette condition, en faire les bases d’une nouvelle identité, ruraliste, y voir un morceau de (vraie) France à opposer à l’autre : c’est là que réside le mythe et que la plus grande vigilance s’impose.

Le retraité de la région parisienne qui vient trouver le bonheur dans la riche gamme des campagnes françaises n’est pas un rural, il ne s’inscrit en rien dans l’histoire rappelée ici. Pas plus que le jeune couple qui fait la même démarche beaucoup plus tôt dans sa vie, avec un projet professionnel et quelle que soit son envie de mettre les mains dans la terre. Et pas davantage l’enfant né loin des villes, qui y fera ses études, mais aura peut-être à nouveau (contrairement aux générations précédentes) le goût du pays et de l’ancrage campagnard qui l’auront vu grandir. Sans parler du périurbain quotidiennement tourné vers la ville et persuadé de vivre dans une commune rurale, mais qui n’a presqu’aucune des clés de la campagne où il réside. Les dire « tous ruraux », c’est leur attribuer une homogénéité sociale, économique, culturelle, idéologique qui n’existe pas.

Il est vrai que la formule « tous urbains » prêtait le flanc à la même critique. Car il y a cependant encore des ruraux aujourd’hui en France, comme il y a encore des paysans. Ils ne sont pas tous attachés au travail de la terre, mais tous ont un héritage qui relève bel et bien de l’enracinement, et non de l’ancrage, lequel est par définition réversible. Mais ils ne sont pas 32,8 % de la population.

La « renaissance rurale » (l’essai du géographe Bernard Kayser date de plus de trente ans), les vagues successives de « néo-ruraux » et le « retour à la terre » (la BD de Jean-Yves Ferri et Manu Larcenet vaut bien un volume 5 de l’Histoire de la France rurale !) n’ont pas ruralisé la société française. Ils expriment non pas un retour à « avant » la ville, mais les multiples façons dont la société très majoritairement urbaine vit désormais ses territoires, de la très haute à la très faible densité.

Récit biface

À partir de là, deux discours traversent cette société d’urbains campagnards qui ont investi en profondeur les espaces de la ruralité héritée. Deux discours qu’il est urgent de démêler dans le récit ruraliste actuel, tant le second vise à mettre le premier sous sa coupe : un discours sociétal et un discours politique.

Le discours sociétal, porté par les urbains, voit dans la ruralité la promesse de transformations plus faciles à conduire que dans les grandes villes. On pourrait y réaliser plus simplement la marche vers les circuits-courts, la sobriété technologique, la désintoxication à toutes les dérives sociotechniques contemporaines ; y réinventer les rapports à la richesse et les rapports sociaux en général ; en somme, réussir les transitions, modestes mais à la portée de chacun. Cette part du récit ruraliste est portée par un idéal alternatif, écologiquement émancipateur, visant à réactiver de multiples potentiels locaux et à réimpliquer l’habitant citoyen dans la production des solutions collectives aux grands défis du siècle. Mais les campagnes et les zones de faible densité n’ont pas le monopole de ces perspectives, les innovations sociales et les alternatives sont actives dans divers contextes tant urbains que ruraux. Leur ensemble est de plus en plus interdépendant : pour réussir les transitions, il faudra des campagnes et des villes, indissociablement. Cela dit, une part du discours ruraliste contemporain s’inscrit dans cette dynamique, qui contribue à réinventer les campagnes.

Le discours politique est tout autre. Il livre en permanence le tableau de la ruralité réceptacle de tous les handicaps, perpétuellement enclavée à chaque saut technologique (dernier en date : la 5G), abandonnée par les pouvoirs publics (les « territoires oubliés »), incomprise du pouvoir central, déficitaire en services publics, et sacrifiée par la mondialisation. Cette ruralité-là réclame son dû, une redistribution des villes vers les campagnes, un rééquilibrage pour celles qui seraient les perdantes de tous les arbitrages budgétaires : « 1 euro dans le rural pour 1 euro dans l’urbain », exige l’association des maires ruraux de France, qui n’ignore cependant pas qu’en toute logique, rapporté à l’habitant, l’effort public est largement plus élevé dans les territoires peu denses que dans les autres, ce dont atteste par exemple la dotation global de fonctionnement des communes par habitant. Rien d’étonnant à ce que ce discours, héritier en droite ligne de la vigilance à l’égard du pouvoir républicain central et de la défense des intérêts d’un monde rural mythifié comme homogène et spécifique, invoque toujours la maille communale, comme en 1881. Ce discours est traditionnellement porté par la droite : Christian Jacob, Xavier Bertrand et Laurent Wauquiez en sont quelques-uns des porte-paroles les plus convaincus. Mais aucun parti politique n’a jamais pris le risque de le négliger. Le Sénat y veille. La république n’est plus en jeu, mais à chacune de ses crises, comme celle des Gilets jaunes, la défense de la ruralité est électoralement rentable, comme depuis 1848, à condition de ne pas changer de registre.

Ces deux discours, le sociétal et le politique, sont antinomiques. Mais dès qu’on invoque « la ruralité », on s’expose à les mélanger, et la puissance des représentations héritées laisse peu de place aux alternatives. Ainsi, le récit ruraliste cultive la proximité, le localisme, le small is beautiful. Rétablir des boucles locales dans des circulations globales et des capacités d’agir à tout niveau dans des systèmes multiscalaires est une chose. Pérenniser le fractionnement communal, refuser les solidarités territoriales plus amples, et continuer à s’en remettre au soutien de l’Etat, la Région ou le Département au nom de son autonomie soustractive, en est une autre. De même, le récit ruraliste revendique les qualités spatiales et sociales des espaces de faible densité, qui sont incontestables. Mais pourquoi faut-il qu’il rejette et stigmatise les qualités spatiales et sociales des espaces de forte densité, qui ne le sont pas moins ? Surtout quand une part croissante de la société vit alternativement les unes et les autres.

Biface, le récit ruraliste aujourd’hui en France est l’objet d’une bataille confuse entre ceux qui réinventent à travers lui les rapports au monde de la société tout entière, et ceux qui y cultivent de quoi continuer à la cliver. Les premiers veulent vivre autrement dans les campagnes, les seconds veillent surtout à ce que de campagnes en campagnes (électorales cette fois), la rente politique de la ruralité instaurée entre 1848 et 1881 se pérennise. L’ambiguïté idéologique est croissante. Pour continuer à se projeter dans ses campagnes, la société contemporaine gagnerait à laisser la notion de ruralité à sa place, à savoir dans les livres d’histoire.