Égypte: faut-il avoir peur des Frères musulmans ? edit

24 février 2011

Alors qu’un vent de démocratie semble s’être levé sur l’ensemble du monde arabo-musulman, le rôle que seront appelés à jouer les mouvements d’opposition islamistes dans les transitions politiques à l’œuvre soulève de multiples craintes. La plus significative concerne les fameux Frères musulmans. Mais qui sont-ils ?

Premier groupe islamiste de l’histoire moderne et première force d’opposition, la confrérie ne s’est ralliée que tardivement au mouvement de révolte et ses intentions pour l’après-Moubarak divisent l’opinion. La mouvance frériste, interdite en Égypte depuis 1954, peut sembler énigmatique. Et pour cause: derrière l’image simplifiée à laquelle elle renvoie généralement se profile une réalité sociale complexe et évolutive depuis sa fondation en 1928 sur le Canal de Suez par un jeune instituteur, Hassan al-Banna. La première évolution intervint au début des années 1970. Les Frères musulmans renoncèrent de fait à l’époque au jihad armé, théorisé quelques années plus tôt par leur principal idéologue, Sayyid Qutb. Ce modérantisme, imposé par les vagues de répression du gouvernement, les conduisit à se recentrer sur un répertoire essentiellement social, articulé autour d’un ample réseau d’écoles, d’organisations de charité, de dispensaires, de subventions aux plus déshérités. La seconde grande évolution, indissociable de la première, fut la normalisation croissante de la confrérie et la participation de ses membres aux affaires politiques dans le cadre des institutions existantes. Bravant l’interdiction officielle des partis religieux, les Frères réussirent une percée électorale historique en 2005, par le biais de candidats dit « indépendants », avant de se retirer du scrutin parlementaire de décembre 2010 en réaction aux fraudes et nouvelles vagues de répression du pouvoir.

Cette double évolution – modération idéologique et participation politique accrue – a valu aux Frères musulmans une importante audience populaire. Ils ont à la fois su répondre aux revendications des couches les plus pauvres – voyant en eux un remède à leur déclassement et à l’oppression – mais également à celles des classes moyennes, des syndicats professionnels notamment, et de la bourgeoise pieuse (médecins, avocats) aspirant à une plus grande moralité dans la sphère sociale et politique. En janvier 2011, les Frères n’ont toutefois pas cherché à prendre la tête de la contestation place Tahrir. Ils n’ont véritablement commencé à mobiliser leurs membres qu’une fois le conflit bien engagé et l’armée aux commandes. Le Pharaon tombé, ils n’en sont pas moins conscients des opportunités historiques qui s’offrent aujourd’hui à eux. Reste à savoir comment ils les exploiteront. Les déclarations publiques des Frères musulmans depuis le début de la crise sont pour le moins confuses et ambigües, suggérant deux scenarii possibles.

Pour les uns, les Frères musulmans, par leur trajectoire et leur ancrage dans la société, ne peuvent qu’être des acteurs positifs du changement, les mieux à même de porter une réforme démocratique respectueuse à la fois des valeurs islamiques et du droit des minorités, en particulier des Coptes. Ceux-ci auraient définitivement renoncé à la violence et à leur grand dessein d’antan qui était la création d’un État islamique, quitte à s’attirer les foudres d’autres mouvements islamistes plus radicaux, au premier rang desquels Al-Qaida – dont le numéro deux, Ayman al-Zawahiri, est d’ailleurs issu lui-même de la confrérie. Le Guide suprême de l’organisation, Mohammad Badi, qui était investi il y a tout juste un an, déclarait récemment que les Frères musulmans ne convoitaient aucune « fonction temporelle », à savoir ni la présidence du pays, ni une majorité parlementaire à l’issue des futures élections libres, et qu’ils accepteraient le pluralisme et l’alternance politiques. Enfin, les Frères affirmaient leur engagement à « respecter les accords internationaux signés par l’Égypte », plus particulièrement le traité de paix avec Israël.

Le second scénario est différent. Il suggère au contraire que les Frères musulmans n’ont jamais véritablement abdiqué leur projet utopique de gouvernement islamique. Provisoirement, ils ne feraient que reprendre à leur compte les revendications de l’opposition démocratique laïque comme instrument de conquête du pouvoir, mais conserveraient à terme un agenda politique intrinsèquement islamiste et radical. Les critiques les plus virulentes à l’encontre de l’organisation émanent d’ailleurs de cette jeunesse libérale et progressiste qui a animé la révolte, accusant les Frères d’opportunisme en s’étant tout d’abord distanciés des manifestants puis rapprochés d’eux pour tirer les bénéfices politiques de la contestation. En outre, tout en soutenant n’avoir aucune aspiration gouvernementale, les Frères n’en ont pas moins annoncé la création d’un mouvement politique formel, le « Parti de la liberté et de la justice ».

Plus qu’une stratégie délibérément floue, ces ambigüités sont à mettre sur le compte de l’absence d’une réalité frériste unifiée. Les Frères musulmans s'apparentent en réalité à une nébuleuse traversée par d’importants clivages idéologiques. Depuis plusieurs années, ces derniers opposent notamment un courant « réformateur » – plus ou moins proche de l’opposition laïque, ayant renoncé à l’instauration de la chari’a comme principe d’ordonnancement du politique, et dont certains représentants ont d’ailleurs fait sécession pour former de nouveaux partis tels celui du « Centre » (Wasat) ou celui du « Mouvement pour le changement » (Kefaya, « assez » en arabe) – à une tendance conservatrice incarnée par le leadership de Mohammad Badi, fortement implantée en milieu rural et qui contrôle les ressources financières du mouvement. Cette tendance regroupe elle-même plusieurs sensibilités, dont l’une plus au centre, « pragmatique ». Ces conservateurs sont ceux qui ont multiplié les invectives contre l’Occident, Israël et les États-Unis en particulier, et qui apportent régulièrement leur soutien aux actions des groupes islamistes palestinien et libanais Hamas et Hezbollah. Une troisième ligne de clivage est enfin d’essence « générationnelle ». À l’exception de quelques figures charismatiques, tel le réformateur Abd al-Mounem Abou Foutouh, les Frères ont en effet perdu de leur rayonnement et de leur influence auprès d’une importante partie de la jeunesse égyptienne, et leurs membres les plus jeunes, tantôt libéraux en quête de démocratie, tantôt marginalisés et radicaux, sont désormais en rupture patente avec la vieille garde jugée coupée des aspirations de la rue et « embourgeoisée ». Cette même jeunesse pourrait faire le choix des armes si elle venait à se sentir dépossédée de la transition, y compris par ses dirigeants.

Pour l’heure, et bien qu’il soit d’ores et déjà certain que la transition qui s’esquisse ne pourra priver les Frères musulmans d’une voix au chapitre, la menace qu’ils représentent ne saurait être exagérée. Si les Frères musulmans demeurent l’organisation religieuse la plus influente en Égypte et pourraient réaliser des scores significatifs aux prochaines élections en raison de leurs importants relais, leur programme politique demeure imprécis et incapable de dépasser le stade des slogans. De surcroît, la fin du pouvoir de Hosni Moubarak, qui était jusqu’à présent la principale garantie de leur cohésion interne, pourrait entraîner une modernisation ou d'une exacerbation de leurs divisions idéologiques et sociologiques, déjà nombreuses. En d’autres termes, il n’est pas dit que les Frères musulmans parviennent à court et moyen terme à s’organiser en parti politique cohérent, et plus encore à formuler une vision politique sérieuse et crédible aux yeux des jeunes Égyptiens ayant porté la révolution.