Irak : la difficile greffe démocratique edit

7 juin 2010

Trois mois après les élections législatives, l’Irak reste privé de gouvernement. Aucune des coalitions en lice n’est parvenue à remporter suffisamment de voix pour s’imposer. La ratification récente des résultats officiels par la Cour suprême irakienne, donnant victorieuse la liste « Iraqiyya » d’Iyad Allaoui avec une courte majorité de 91 sièges contre 89 pour celle de l’« Etat de droit » du Premier ministre sortant, ne présage aucune sortie de crise rapide. Démocratie naissante ? Continuum de la violence ? Au-delà d’une actualité lourde en rebondissements, quelle interprétation donner de cette interminable « crise » irakienne ?

L’impasse actuelle ne saurait être lue comme une vacance de pouvoir passagère. Elle témoigne de fait, de manière très profonde, des difficultés structurelles de la « greffe » politique issue du renversement du régime de Saddam Hussein. Si les plus optimistes attendaient de ce scrutin, le dernier de la période d’occupation, qu’il consacre un Irak démocratique et pacifié, l’après-7 mars rappelle combien l’ombre du chaos plane sur le pays, selon une dynamique continue de destruction de sa société et l’incapacité des nouvelles institutions irakiennes à refonder un pacte social. En 2005, il avait déjà fallu de longs mois pour que naisse, dans la douleur, un premier gouvernement élu, conduit par Ibrahim al-Jaafari, et l’accession au pouvoir d’Al-Maliki en 2006 s’était déroulée dans un climat de guerre civile latent.

Certes, les logiques du conflit ont considérablement évolué ces dernières années. Mais la violence liée à la transition politique du pays persiste. Les avancées réalisées à travers l’« escalade » militaire américaine (surge) lancée en 2007, et à laquelle s’étaient associées tribus, forces de sécurité et populations civiles, se voient ainsi profondément remises en cause aujourd’hui. Alors qu’on la croyait liquidée, la mouvance radicale d’Al-Qaida a su tirer profit du retrait partiel des forces de la coalition étrangère durant l’été 2009 pour démultiplier ses attaques. Autre symbole de sa résilience stratégique, l’élimination de ses deux principaux chefs, Abou Omar al-Bagdadi et Abou Ayyoub al-Masri, n’a pas découragé l’organisation jihadiste d’adouber de nouveaux dirigeants, promettant d’emblée au pays des « jours sombres et sanglants ».

Au-delà de cette détérioration de la situation sécuritaire, c’est toute la complexité du spectre politique irakien qui s’esquisse à travers la crise actuelle. Ainsi, alors qu’en 2009 les élections provinciales semblaient avoir sanctionné un retour du nationalisme, à travers des alliances intercommunautaires et programmes conciliant principe fédéral et patriotisme, le scrutin du 7 mars a rappelé la persistance des réflexes sectaires dans le pays et leur impact potentiellement dévastateur. En sus de la rivalité Al-Maliki-Allaoui, et de l’exclusion de députés sunnites sous prétexte de leurs liens avec l’ancien Baas, c’est tout le poids de l’opposition entre une « majorité » chiito-kurde au pouvoir depuis 2003 et une « minorité » arabe sunnite marginalisée qui s’expose.

À cette dimension ethno-confessionnelle s’ajoutent certains clivages idéologiques tout aussi prégnants. La composante chiite irakienne reste ainsi clivée autour du parti dominant Da‘wa, contesté pour son bilan mitigé mais non disposé à céder aux pressions, le Conseil suprême pour la révolution islamique en Irak, grand perdant aux élections car réputé trop proche de l’Iran, et le courant sadriste qui, depuis le siège de Bassora en 2008, s’oppose à Al-Maliki. Du côté des sunnites, on avait cru à leur ralliement au jeu politique suite à une forte participation électorale et à la percée de leur candidat, Iyad Allaoui. Ces espoirs pourraient voler en éclats. Enfin, les Kurdes, avec 57 voix à l’assemblée, pourraient tout autant voir leur influence remise en cause par les résultats du scrutin et leurs exigences territoriales, en particulier sur le statut de Kirkouk, frustrées par les nouveaux rapports de force qui se dessinent.

Dans l’immédiat, l’obstination d’Al-Maliki à constituer une majorité gouvernementale est perçue par ses ennemis comme un coup de force visant à « usurper » les résultats du 7 mars, et risque ainsi de plonger l’Irak dans une crise sans fin. Plusieurs hommes politiques sunnites ont déjà crié à « l’assassinat » des résultats, et Iyad Allaoui a mis en garde contre la perspective d’une guerre civile s’il était dépossédé de sa victoire. Pendant ce temps, la violence progresse à travers tout le pays, servie par un retrait militaire étranger qui redynamise les rangs du soulèvement et assoit la volonté d’Al-Qaida de rallumer la flamme des affrontements confessionnels. Le leader chiite radical Moqtada al-Sadr a déjà averti d’une réactivation possible de sa milice armée, l’Armée du Mahdi, si civils et lieux saints chiites étaient attaqués.

Comme le traduisent les débats actuellement en cours à Washington, les décideurs américains, tenus à distance des négociations irakiennes jusqu’à présent, s’inquiètent d’un processus appelé à traîner en longueur et repensent leurs alliances. Ces derniers sont particulièrement soucieux d’éviter que la crise traversée par l’Irak ne profite aux velléités d’ingérence de ses voisins (Iran, Syrie, Arabie Saoudite) et considèrent, pour certains, le retrait de leurs troupes fixé au 31 août 2010 comme « irréaliste ». Quant au président Obama, il reste pour sa part inébranlable dans sa volonté de se désengager à la fin de l’année 2011.