La famille selon Fillon edit

22 décembre 2016

La victoire de François Fillon à la primaire de la droite célèbre, dans le champ politico-culturel, le retour d’une éthique conservatrice. L’ancien Premier ministre incarne une tradition, inspirée par un catholicisme de conviction (« J’ai été élevé dans cette tradition et j’en ai gardé la foi », écrit-il dans son livre Faire), tout en tenant compte de l’évolution des mœurs. S’il ne remet pas en cause le droit à l’avortement, il se refuse de banaliser cet acte et d’en trop faciliter l’exercice. S’il dit ne pas vouloir revenir sur le mariage homosexuel, en revanche, il annonce vouloir modifier leur droit à adopter des enfants – en optant pour l’adoption simple (l’enfant peut garder des liens avec sa famille d’origine) et non pas plénière. Il entend réhabiliter l’autorité, en appelle à la responsabilité individuelle, et notamment celle des parents dans le champ éducatif – il avait soutenu la suspension des allocations familiales en cas de carences éducatives. Sur les questions de société, plus généralement, il préconise d’évoluer avec précaution, après avoir pesé entre ce que l’on va perdre du passé et les promesses, parfois illusoires, du changement. À sa façon, raideur provinciale et sourire serein de celui qui sait où il va, il symbolise l’homme du devoir, héritier d’une tradition enracinée dans des siècles de civilisation judéo-chrétienne.

Cet encensement d’un ethos familial traditionnel, certes pas le retour au patriarcat, mais plutôt une conception rigoriste des liens qui unissent parents et enfants, peut-il contribuer au succès électoral du candidat de droite? La réponse doit être nuancée. Il semble indéniablement en congruence avec des aspirations à plus de moralité, et même la recherche de spiritualité chez les individus – une quête de sens qui surgit presque unanimement après des décennies de relativisme culturel et d’extension des droits au point que l’individu contemporain peut se comporter comme délivré de ses attaches sociales, enivré par sa propre subjectivité. Il rencontre l’élan en faveur de la famille, plébiscitée, sondage après sondage, comme clef de voûte de la société, au moment où la foi dans les solidarités collectives et politiques s’émousse et où s’accroît la méfiance envers autrui.

Ainsi, aujourd’hui, la famille s’impose comme le point de référence bien avant les liens professionnels, et même les amis (70% des Français se disent en premier lieu proches de leur famille et 30% de leurs amis). Elle s’affirme aussi comme le premier lieu d’attention et d’empathie. La valorisation des solidarités intergénérationnelles n’a jamais été aussi vive chez les jeunes (18-29 ans) : l’idée selon laquelle, quel que soit leur défaut, on doit toujours aimer et respecter ses parents est en hausse chez eux (enquête Galland/Roudet sur les valeurs des jeunes depuis 30 ans). La nécessité de soutenir les nouvelles générations, « le devoir des parents est de faire de leur mieux pour leurs enfants même aux dépens de leur propre bien-être », est passée de 59% en 1981 à 79% en 2008, et cette montée au pinacle de la famille dans l’échelle des valeurs concerne toutes les classes d’âge.

Par delà des opinions, la société des individus a mis en place certains modes de régulation. Ainsi, la période consacrée à élever une progéniture est marquée par une relative stabilité conjugale – entre 6 et 17 ans, 78% des enfants vivent dans un foyer constitué d’un couple, et dans neuf cas sur 10 il s’agit du couple de leurs parents biologiques ; et ce taux excède largement les 80% pour les enfants en bas âge. Autrement dit, le modèle traditionnel de la famille demeure dominant ainsi que le couple comme institution destinée à assurer la reproduction et l’éducation des nouvelles générations. D’ailleurs, près de trois parents sur quatre pensent qu’ils vivront toute leur vie avec le père ou la mère de leur enfant – une appréciation encore plus nette chez les couches supérieures (sondage Harris 2015). Cela ne préjuge en rien de l’avenir des relations conjugales, le taux de divorce se maintient à un niveau élevé, mais signale l’enchantement qui auréole la famille nucléaire. Last but not least, chez les nouvelles générations, la fidélité est posée comme une exigence, beaucoup plus qu’elle ne l’était pour les vingtenaires des années 70, et le mariage connaît un regain à la bourse des aspirations. Certes, on se marie beaucoup moins qu’autrefois, la France ayant, il faut le noter, un des taux de nuptialité parmi les plus bas d’Europe ; mais quand on saute le pas, c’est avec magnificence, force ritualisation, et publicisation. Les mariages d’aujourd’hui empruntent aux mariages indiens (ou hollywoodiens) et les discrètes cérémonies des années 70 n’ont plus cours.

Plus largement, cet encensement de la famille prend place dans un mouvement général qui combine hausse des principes de solidarité et d’empathie d’un côté, attention aux soins de soi d’un autre côté. Ainsi, la société des individus cultive une philosophie du quotidien, dirigée vers le bien-être et le relationnel. Par beaucoup de points, elle se positionne du côté de la modernité, notamment par son soutien aux idées de liberté individuelle et d’émancipation par l’éducation. Mais mue par une critique à l’égard des excès du libéralisme innovateur, elle se tourne aussi vers la sauvegarde d’éléments qualifiés de traditionnels comme le souci de la mémoire et de l’histoire – « il importe de savoir d’où on vient » –, la valorisation des liens de communauté locale, et souvent la sanctuarisation de la nature. De fait, plusieurs aspects de la mentalité de l’urbain suractif sont soumis à la critique : la course à l’incessante innovation technologique ; l’obsession de l’argent, de la carrière, et des apparences ; la frénésie consommatoire accompagnée du suivisme des marques et du renouvellement des produits. Ainsi, un ethos s’affirme qui conduit à s’inquiéter des logiques de l’individualisme exacerbé et de la compétition associées aux économies modernes.

C’est dans ce mouvement que le positionnement de François Fillon pourrait rencontrer un certain écho, et mordre sur l’électorat du Front National : celui qui est séduit par les propositions pro-vie de Marion Maréchal-Le Pen. Mais cet avantage concurrentiel rencontre rapidement ses limites. Les évolutions contemporaines ne sont pas celles du tradi pur et dur, et les accents de la Manif pour tous, soutenus par des catholiques pratiquants, ne touchent qu’une minorité de la population. En matière familiale, les choix contemporains, dans leur majorité, émanent d’abord de la liberté des individus et de leurs préférences particulières et ne s’alignent pas sur des cadres moraux dictés par la société ou la religion.

La famille d’aujourd’hui marque l’aboutissement d’une évolution, enracinée dans le mouvement d’émancipation des femmes. Au fur et à mesure que l’individuation s’intensifiait, le thème de l’égalité homme femme s’est banalisé. La tolérance envers la diversité des vies privées (ex : l’homosexualité ou ne pas avoir d’enfant), s’est développée et plus généralement l’acceptation de l’autre dans ses différences s’est imposée. Une majorité de Français et même une majorité des électeurs de l’UMP, ne souhaitent pas la remise en cause de la loi Taubira (sondage Odoxa de septembre 2016). On a vu aussi émerger un droit à l’enfant au fil des avancées des bios technologies. Si les questions de filiation font toujours débats – la PMA reçoit une majorité d’opinions favorables pour les couples de femmes, mais la GPA continue d’engendrer des réserves et divise les individus –, si elles déclenchent souvent des rejets chez les électeurs de droite, dans la réalité ce droit s’organise à l’initiative des individus. Ainsi, c’est dans un contexte d’affirmation des subjectivités et des différences, que s’inscrit la revalorisation de la famille. Loin d’être associée à une vision normative rigide, la famille contemporaine est une unité à géométrie variable et accueillante, où les singularités trouvent leur place. Or, cette famille souplement adaptée à la diversité des individus n’est pas la famille promue par François Fillon.

La prochaine présidentielle se jouera, en partie, sur l’espace culturel dans lequel se situera chaque candidat. Sur le terrain de la vie privée, deux des candidats déjà déclarés se détachent avec des positions bien définies. D’un côté, François Fillon, inspiré par les tendances que nous venons de décrire. De l’autre côté, Emmanuel Macron qui, dans son livre Révolution, porte en étendard une conception libertaire, une vision non normative des choix et des modes de vie. La marge entre eux peut sembler mince – aucun des deux, évidemment, ne revient sur les droits fondamentaux des individus à disposer d’eux-mêmes –, et pourtant elle est symboliquement énorme. D’un côté, il s’agit de réaffirmer, sans l’imposer, un ordre social et familial, de l’autre, il s’agit d’encenser la capacité de se choisir soi-même. La France contemporaine, penche, très majoritairement, vers la seconde orientation : dans un pays déchristianisé, qui a été traversé par un puissant mouvement féministe, on imagine difficilement un retour en arrière de l’opinion sur la liberté des choix privés.

Sur le plan des mœurs, comme sur certains aspects de son programme économique, on peut donc imaginer que François Fillon édulcore quelque peu sa copie – notamment au moment d’un éventuel second tour, s’il doit gagner les suffrages de millions d’électeurs acquis à l’individualisme culturel. Mais on peut aussi concevoir qu’il entretienne habilement l’ambigüité entre l’évocation d’une famille fantasmée, celle d’inspiration biblique qui perdure dans l’imaginaire collectif, et celle de la famille moderne. Un fondu enchaîné qu’aucun autre grand candidat n’osera assumer.