Quand les bac+5 veulent «tout changer, même l’école» edit
Une partie des diplômés des nouvelles générations expriment par leurs votes très à gauche aux élections[1] et par leurs engagements militants un désir de rupture avec le monde d’avant. Cette projection radicale touche aussi le système scolaire, comme le suggère l’enquête que j’ai coordonnée dans le cadre d’un partenariat Arte/France Culture, Et Maintenant 1 (60 000 répondants).
Les répondants de cette enquête se caractérisent par un haut niveau de diplôme. Chez les 25-39 ans ayant participé, 89% ont un diplôme supérieur et 61% un diplôme de niveau master ou doctorat. Ces internautes fréquentent les médias publics orientés vers le savoir et les activités artistiques ; il s’agit donc globalement de ce que l’on appelle la gauche culturelle. Ces électeurs en mal d’incarnation partisane, de l’enseignant au cadre supérieur, forment une minorité conséquente et influente par les places qu’ils occupent ou occuperont dans la société. Décalés par leur système de valeurs et leur mode de vie, ils ont construit leur propre version du monde et leur propre imaginaire politique. Le regard qu’ils portent sur l’école est d’autant plus intéressant qu’ils ont été de bons élèves. Or ils critiquent sévèrement l’institution.
L’école ne récompense pas le mérite
Les reproches qui sont adressés à l’école par cette population sont implacables. Plus de 4 répondants sur 5 estiment qu’elle ne prépare pas du tout aux défis du XXIe siècle et qu’elle ne forme pas efficacement pour affronter le marché du travail.
70% des répondants de 18 à 39 ans pensent qu’elle ne récompense pas le mérite. Un jugement paradoxal si l’on songe que ces personnes incarnent « le sérail scolaire »: 66% des 18-24 ans sont ou étaient des premiers de la classe ou bons élèves, tout comme 57% des 25-39 ans. Autrement dit, les individus ayant tiré le meilleur parti de l’école, et ayant séjourné de longues années entre ses murs, mettent en cause avec virulence ses critères d’évaluation.
S’agit-il d’une opinion forgée par une expérience intime (ce qu’ils ont vu ou ressenti, y compris à l’égard d’eux-mêmes), de leur condition sociale actuelle (un écart entre le niveau de diplôme et celui des revenus pour les anciens des filières littéraires, probablement surreprésentés dans l’enquête) ? Ou reprennent-ils à leur compte et confortent-ils une opinion répandue aujourd’hui, opinion qui ébranle l’idée de méritocratie scolaire, et l’encercle dans celle d’une domination sociale essentialisée en savoirs et compétences – cette analyse pénètre même au sein de l’école, elle rend hasardeux de se féliciter d’avoir réussi, et peut instiller un sentiment de culpabilité chez les bons élèves ? Pensent-ils que si d’autres qualités ou connaissances avaient fourni la base de l’évaluation scolaire, certains élèves, moins préparés par leur environnement familial aux attentes de l’Éducation nationale, mais dotés de savoirs ou savoir-faire différents, auraient pu bénéficier d’un bien meilleur classement ? En d’autres termes, comment interpréter cette affirmation sévère, et presque unanime, à l’égard de l’Éducation nationale ?
Le regard sur la notion de mérite a évolué et c’est dans ce cadre des analyses sur l’égalité des chances qu’il faut décrypter la critique des répondants à l’enquête Arte/ France Culture sur le fonctionnement de l’école. Celle-ci construirait et diffuserait une image du mérite assez éloignée des principes moraux de justice sociale, puisque la réussite scolaire relève principalement d’un contexte favorable de naissance, ce qui est particulièrement vrai en France. La sociologie bourdieusienne imprègne profondément la réflexion de ces anciens premiers de la classe et fournit un substrat au doute qui les assaille sur leur statut et leur légitimité.
Du mérite scolaire au mérite tout court
L’idéologie de la méritocratie scolaire, pourtant, bénéficiait jusqu’à récemment d’une adhésion, en particulier car elle participait de la régulation sociale. Elle fonctionne selon deux mécanismes que rappelle Marie Duru-Bellat[2] : « elle permet de résoudre la tension entre le principe d’égalité pour tous et la réalité des inégalités de fait » d’une part, et elle opère comme un pacificateur social, un onguent pointé par les psychologues, d’autre part : « Les individus ont besoin de croire que les mérites sont et seront récompensés pour organiser leur vie autour d’un principe de justice et de réciprocité pour faire face aux aléas et aux difficultés de l’existence[3] ». La méritocratie scolaire est (était ?) ainsi une sorte de norme intériorisée des sociétés développées, une norme qui rassure en dépit du doute qui l’assaille, de la grande difficulté à la penser comme une donnée objective. Il s’agit plutôt d’une fiction à laquelle tout le monde a envie de croire, une fable républicaine, une unité de mesure qui reflèterait vraiment les qualités des individus, car même si seulement une petite fraction des enfants atteint le sommet de la pyramide scolaire, chaque parent caresse secrètement l’espoir que cet élu soit son enfant.
Simultanément, un autre élément tente de donner une crédibilité à cette fable républicaine : la plupart des gouvernements occidentaux ont instauré depuis des décennies des politiques éducatives de discrimination positive pour pallier les inégalités de départ des élèves. Mais ces nombreuses mesures d’ouverture achoppent sur des résultats incertains, voire franchement décevants, tant les jeux sont pipés dès les premières années de développement de l’enfant. Les jeunes élites, sur lesquelles j’ai enquêté avec l’essayiste Jean-Laurent Cassely, manifestent d’ailleurs un certain embarras quand il s’agit de qualifier leur réussite. D’un côté elles déclarent avoir eu de la chance, celle d’être nées dans un milieu privilégié qui leur a fourni des armes ; d’un autre côté, elles insistent sur les efforts et le travail qu’elles ont dû accomplir[4] pour passer examens et concours. Autrement dit, si elles sont conscientes d’avoir été favorisées, parallèlement elles aspirent à justifier leur mérite.
L’approche du mérite a été renouvelé par les travaux du philosophe américain John Rawls sur le principe de justice, et sur les éléments moraux qui le fondent. Un de ses disciples, Michael Sandel, a publié en 2020 un livre[5] qui approfondit cette interrogation vertigineuse : le mérite scolaire peut-il être le fondement de la justice sociale ? Au-delà des diplômes prestigieux, n’y a-t-il pas d’autres sources de mérite qui justifient tout autant récompenses monétaires et gratifications symboliques ? Ce sujet a pris une actualité aigüe avec la crise du Covid, Les avantages conférés aux dirigeants, cadres et experts, la plupart hauts diplômés, comparés à ceux des travailleurs qui ont fait fonctionner l’économie pendant la pandémie, parfois au péril de leur vie, ont occupé les débats et invité à plus de modestie de la part des élites.
Sentiments associés à l’école : angoisse de l’échec
Autre résultat spectaculaire de l’enquête Et maintenant : l’angoisse face à l’échec scolaire est devenue un élément prégnant de la vie des jeunes. La peur associée au classement par les notes atteint un zénith avec la génération Z (44% des répondants), l’est moins pour les Y (33%) et presque pas pour les écoliers des années 1970 (16%). Ce tourment est plus féminin, (36% des femmes) que masculin (26% des hommes), et il engendre parfois l’impression de solitude. De nombreux sondages montrent aujourd’hui qu’une partie des élèves, notamment dans le secondaire, vont à l’école « la peur au ventre ». Entre les lignes, cette donnée atteste d’un changement de perspectives. Les diplômes, la réussite ou l’échec à l’école, sont devenus le facteur cardinal, presque un tout ou rien, qui décide des chances d’insertion et de la position que l’on occupera dans la société française, comme l’indiquent les sociologues de la jeunesse – voir les travaux de Cécile Van De Velde[6] et sa comparaison des jeunesses européennes. Dans les années 1970, au contraire, quand seulement 25% des nouvelles générations obtenaient le bac, on avait de bonnes chances de se tailler une place dans une fonction ou un métier, sans ou avec peu de parchemin, la plupart du temps en se formant sur le tas.
Le mérite des profs
La leçon que l’on retire de l’enquête Arte/France Culture, sans ironie, c’est le mérite des enseignants. Ils bénéficient d’un regard très favorable de la part de leurs élèves ou anciens élèves, et de génération en génération cette appréciation s’est plutôt renforcée. Ainsi 71% des 18-24 ans affirment que les profs les ont soutenus, plutôt que cassés (7%) ou ignorés (22%), 63% des 25-39 ans pensent aussi que les profs les ont soutenus, plutôt que cassés (8%) ou ignorés (29%). Or les baby-boomers gardent un souvenir plus cruel : si 57% des profs les ont soutenus, 37% ont été indifférents et 5% les ont cassés. De leur scolarité, 56% des répondants disent se rappeler de quelques profs extraordinaires, un souvenir qui se place en seconde position après l’évocation des copains. Peut-être est-ce dû à un problème de mémoire, ou plus globalement au changement d’époque qui dans les années 2000 a intensifié la fascination pour les stars : on remarque que la scolarité des baby-boomers est d’abord associée au plaisir d’apprendre (50% des répondants) alors que pour les 18-24 ans ce sont les profs extraordinaires qui font vibrer la mémoire (64%).
C’est dur d’être très diplômé surtout si on est bon élève
Ces diplômés ne cessent de marquer leur ambivalence à l’égard de l’école. Normal qu’ils fassent valoir l’ascèse, l’aridité des efforts pour réussir, arguments de justification de leur place dans la pyramide des statuts et des emplois. Normal que les plus jeunes d’entre eux signalent la montée croissante de la peur de l’échec, ils sont en effet de plus en plus nombreux dans cette compétition qui débute à la maternelle et qui est déterminante pour la vie. Normal qu’ils vouent une reconnaissance aux professeurs qui les ont accompagnés : ceux-ci ont été bienveillants et, selon ces premiers de la classe, c’est plutôt l’institution qu’il faudrait blâmer. Normal finalement qu’ils entendent tout changer, et qu’ils abondent dans la critique de l’école puisque la rhétorique d’aujourd’hui suggère que leur place est usurpée. La meilleure posture face à ce soupçon d’illégitimité n’est-elle pas alors de surenchérir dans la critique sociale, et de s’engager ardemment comme électeur et comme citoyen, plutôt que de se faire hara kiri ? La radicalité politique n’apparait-elle pas comme la meilleure solution à ces contradictions ?
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[1] Voir Monique Dagnaud, « Le match Macron-Mélenchon chez la jeunesse éduquée », Telos, 13 mai 2022 ; voir aussi Olivier Galland, « Sciences po : à gauche toute », Telos, 19 octobre 2022. Dans l’enquête Et maintenant 1, dont il est question dans cet article, 61% des femmes et 44% des hommes de 18-24 ans expriment une sensibilité politique à l’extrême-gauche, à gauche ou écolo : et la sensibilité « centre ou droite » est réduite à la portion congrue.
[2] « La Méritocratie scolaire. Un modèle de justice à l‘épreuve du marché », débat entre Phillip Brown et Marie Duru-Bellat, animé par Agnès van Zanten, Sociologie, PUF, 2010.
[3] M.J. Lerner, The Belief in A Just World : A Fundamental Delusion, Cheltenham, Kluwer acad. Publishers Group.
[4] Monique Dagnaud, Jean-Laurent Cassely, Génération surdiplômée, les 20% qui transforment la France, ed. Odile Jacob, 2021.
[5] Michael J. Sandel, La Tyrannie du mérite, Albin Michel, 2021.
[6] Cécile Van de Velde, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, PUF, 2008.