Alabama: mouvement tectonique ou accident isolé? edit

16 décembre 2017

En temps normal, une sénatoriale partielle dans l’Alabama n‘aurait pas fait l’objet d’un traitement médiatique aussi long, aussi approfondi et aussi national (aux États-Unis) voire international (en France) que celle qui a vu le démocrate Doug Jones l’emporter sur le très controversé républicain Roy Moore.

Dans l’un des États les plus marqués par les divisions raciales et où les évangéliques sont majoritaires, un candidat démocrate n’a aucune chance. Le dernier démocrate à avoir été élu sénateur, en 1992, est toujours sénateur… mais il est républicain depuis 1994. Cette élection est donc historique par son résultat mais aussi par son retentissement car, dans les médias comme dans les instances nationales des partis, on a voulu y voir un référendum anti-Trump, opportunément situé à un an des élections de mi-mandat de 2018.

Les midterms, on le sait, ne sont jamais favorables au parti du président en exercice – la seule exception s’est produite en 2002, mais il avait fallu une tragédie de l’ampleur du 11 Septembre pour faire mentir les statistiques. On s’attend donc, au niveau fédéral et des chambres des États, à ce que les républicains perdent des sièges, voire des majorités.

Les enjeux sont multiples : une majorité démocrate au Sénat empêcherait Trump de nommer des juges conservateurs à la Cour suprême ; une (hypothétique) double majorité au Congrès renforcerait la possibilité d’une procédure d’impeachment ; elle gênerait aussi le redécoupage des circonscriptions en 2021, suite au recensement de 2020, que les républicains aimeraient mener comme en 2011 où ils ont savamment préparé un terrain qui leur est désormais très favorable. Ce redécoupage, qui permettrait d’installer structurellement une majorité républicaine difficile à faire chuter, pourrait être neutralisé par les démocrates, qui ont pour eux les mutations démographiques, du moins en théorie.

Le problème est que les composantes d’une majorité démocrate permanente – une coalition de minorités ethniques, de « sans religion », et de Millennials (nés après 1980) – est difficile à manœuvrer. En effet, tous ces groupes sont des « géants endormis », dont le poids électoral reste (très) en deçà de leur poids démographique. À cette coalition il faut ajouter les diplômés du supérieur vivant dans les banlieues résidentielles, d’abord républicains, mais de plus en plus favorables aux démocrates, comme l’a montré l’élection du nouveau gouverneur de Virginie, début octobre – démocrate, lui aussi.[1]

La sénatoriale d’Alabama a été saluée comme une défaite pour Trump, qui avait soutenu Roy Moore, en dépit des accusations à son encontre d’attouchements sexuels sur mineures à la fin des années 1970. Il est vrai que Trump avait soutenu son adversaire, Luther Strange, lors de la primaire républicaine, et qu’il a sans doute davantage soutenu la perspective d’une voix républicaine au Sénat que Moore lui-même.

Toujours est-il qu’avec le facteur Trump, le scrutin a reçu une attention inédite et que les interprétations du résultat sont assez univoques : « défaite de Trump » (qui perd en capital politique), « défaite de Steve Bannon », le conseiller ultra-nationaliste de Trump qui a soutenu Moore, et « victoire des démocrates », qui ont réussi à mobiliser de façon inédite – et payante. On se projette alors vers les prochaines échéances : les midterms de novembre 2018. Et côté démocrate (et médias) on se prend à rêver d’une transposition du résultat aux autres élections. Ce qui est certain, c’est que le Parti démocrate et sa base militante sont galvanisés à la fois par l’anti-trumpisme et par ces deux résultats encourageants. Ce qui est moins certain, c’est que l’on puisse répliquer à l’identique certaines des spécificités des dynamiques électorales à l’œuvre en Alabama.

La principale caractéristique de toute élection en Alabama est double : le vote est strictement corrélé à la couleur de peau et les évangéliques blancs y sont très nombreux (35% de la population, au quatrième rang national). Quand on combine les deux, on arrive à un taux de Blancs chrétiens de 55%, en baisse depuis 2007 (60%), mais toujours élevé.[2] L’Alabama est donc un terrain très particulier.

 

Graphique 1: Un État républicain, blanc et évangéliste 

Nous avons réalisé un graphique qui, montre la stricte corrélation entre couleur et vote républicain en 2016 (Trump et Shelby au Sénat) et en 2017 (Moore pour le Sénat). C’est moins vrai pour les évangéliques, mais les chiffres dont nous disposons ne distinguent pas les évangéliques par couleur. Le site Politico.com a également publié un graphique qui confirme la stricte corrélation entre vote et couleur.[3]

Graphique 2 : Tendances du vote des minorités (non blanches)

La géographie du vote n’a cessé de se polariser jusqu’en 2016 : ne votent démocrate que les comtés de la « ceinture noire » (Black Belt, ici en bleu), où la population noire est majoritaire, ainsi que les grandes villes (Birmingham et Montgomery). On voit également que les comtés rouges deviennent de plus en plus foncés.

Graphique 3 : Accentuation de la polarisation du vote

Graphique 4 : La Black Belt (proportion de population non-blanche, source Politico)

La carte de 2017, telle que publiée par le New York Times, montre clairement l’expansion du vote démocrate au-delà de la Black Belt (ici en bleu foncé).[4] Cette nouvelle géographie électorale ne ressemble à aucune des cartes précédentes. En réalité, on en trouve les prémices dans les résultats de 2016 : tous les comtés qui avaient voté pour Hillary Clinton ont évidemment voté pour Doug Jones, c’est surtout la Black Belt Jefferson County (Birmingham) et Montgomery (la capitale de l’État). Or minorités et grandes villes, constituent précisément la base démocrate la plus essentielle. De même, tous les comtés qui ont voté pour Trump et pour Shelby à plus de 60% ont voté pour Roy Moore.

C’est dans la zone intermédiaire que l’on remarque tous les retournements : pratiquement tous les comtés qui avaient voté Trump et Shelby entre 50 et 60% ont donné une majorité à Doug Jones. C’est globalement ceux qui apparaissent en bleu ciel sur la carte du New York Times.

Graphique 6 : Alabama, 12 décembre 2017, résultats par comté (Source : New York Times)

La mobilisation sans précédent des Noirs a été unanimement saluée. On peut la visualiser dans une analyse par comté.[5] La participation nette a diminué dans tous les comtés (phénomène normal pour des élections de mi-mandat qui n’attirent par les foules, de surcroît pour des élections partielles), mais pas avec la même ampleur. Absolument tous les comtés montrent aussi soit une forte diminution de la marge en faveur des républicains, soit une inversion de la marge (comté républicain en 2016, démocrate en 2017), soit une augmentation de la marge des démocrates dans les quelques comtés déjà démocrates. Et c’est dans ces comtés de la Black Belt que la chute de participation est la moins marquée (-20 à -30%), alors qu’elle est d’habitude systématiquement plus marquée dans les comtés les plus favorables à Trump en 2016 (-40 à -50%). Les comtés intermédiaires, où la chute de participation est contenue entre -30 et -40%, sont tous ceux qui ont changé de majorité cette année.

Les Noirs se sont davantage plus mobilisés et ils ont accentué leur vote démocrate, alors que les électeurs républicains les plus fidèles ne se sont pas mobilisés outre mesure : soit (malgré l’attention médiatique qu’elle suscitait) parce que c’était une élection partielle ; soit à cause de la personnalité de Roy Moore. Dans les comtés intermédiaires, le retournement de majorité peut s’expliquer par la mobilisation d’électeurs démocrates, dont certains avaient peut-être voté républicain en 2016. La comparaison avec le vote Trump et le vote Shelby en 2016 est certes intéressante, mais il faut rappeler que lors de son élection au poste de juge en 2012, Roy Moore avait déjà obtenu des scores, clairement inférieurs, de l’ordre de 52%, (alors que Trump a emporté l’État avec 62% des voix).

Certes Moore attire à lui 80% des évangéliques blancs, mais ils étaient 90% à voter Romney (pourtant peu apprécié car mormon) en 2012. Moore attire 91% des républicains, là où Romney en attirait 98%. Par contraste, Jones a attiré 98% des démocrates là où Obama n’avait pu compter sur le soutien que de 85 puis 90% d’entre eux.

Moore a également reçu moins de votes des diplômés du supérieur, qui avaient largement plébiscité Romney (62%). Ils ont ici majoritairement voté Jones (54%), encore en fonction de leur couleur : 57% des diplômés blancs ont voté Moore, 86% des diplômés non blancs (essentiellement noirs) ont voté Jones. Cette déperdition, combinée aux autres, a causé la défaite du républicain. Enfin la réapparition du gender gap est particulièrement spectaculaire : ainsi les hommes ont voté Moore à 56% (72% pour les hommes blancs), et les femmes ont voté Jones à 57%, mais les femmes blanches ont voté Moore à 63%.

S’agit-il vraiment d’un référendum anti-Trump ?

C’est tout sauf évident. Si l’on en croit le sondage sorti des urnes de CNN, imparfait, mais seule source dont nous disposons, Trump n’a pas été un facteur de choix pour la moitié des personnes interrogées, qui ont voté Jones (56 à 42) : 19% des électeurs voulaient protester contre Trump et ont voté Jones à 97%, alors que 27% ont au contraire voulu montrer leur soutien au président, et sans surprise, ils ont voté Moore à 97%.

Moore, qui n’est pas inconnu du public, est tout simplement très impopulaire auprès de l’électorat en général, alors que Jones jouissait d’une opinion plutôt favorable. Pour plus de la moitié de l’électorat, les accusations contre Roy Moore n’ont pas constitué un facteur important (35%) ni même mineur (19%). Chez ces électeurs, le vote Moore a été majoritaire sans être plébiscitaire car 23% de ceux pour qui les accusations n’ont pas compté ont toutefois voté Jones. A contrario quand les accusations contre Moore étaient jugées importantes mais autant que d’autres sujets (34% des électeurs et déterminantes pour 7%), le vote Jones a été plébiscitaire. C’est donc un facteur déterminant : les accusations portées contre Moore continuent de détériorer la perception d’une personnalité connue et pas franchement populaire dans l’État.[6]

On ne peut s’empêcher de se demander comment ces comtés nouvellement démocrates, ces diplômés du supérieur et ces femmes auraient voté contre un candidat, qui n’aurait pas fait l’objet d’accusations à caractère sexuel dans un contexte post-Weinstein, et qui aurait été moins controversé que Roy Moore, pour qui l’Amérique était grande quand les familles (blanches) étaient unies, malgré l’esclavage.

Par ailleurs, on peut relativiser l’effet contre-productif du soutien de Trump à Moore. Certes, dans un État qu’il a emporté un an auparavant avec 62% des voix, sa popularité n’est plus que de 48%, mais 78% des électeurs avaient pris leur décision avant le mois de décembre (en faveur de Jones, 53 à 46%), alors que les électeurs qui se sont décidés en décembre ont voté pour Moore à 54% contre 42% pour Jones. Mais c’est aussi en décembre que 4% des électeurs ont décidé de voter pour un candidat non inscrit (write-in), ce qui a nettement contribué à la défaite de Moore et donc à la victoire de Jones.

Cette victoire démocrate est-elle réplicable ?

Il faut enfin souligner que cette victoire démocrate, historique en soi, est très mince : 20 715 voix d’avance pour le démocrate, sur 1,3 millions de suffrages. Et cette marge est inférieure aux 22 819 write-in. C’était là une façon pour de nombreux républicains de ne pas cautionner Roy Moore sans pour autant voter démocrate, ce que d’autres ont fait, notamment dans les comtés tangents. Cette donnée, combinée aux précédentes, confirme que le facteur Roy Moore est le plus déterminant de l’élection, avant le facteur Trump. D’une certaine façon, les démocrates peuvent s’estimer heureux d’être tombés sur un adversaire aussi caricatural, mais également aussi controversé (en tant que juge), de surcroît accusé d’attouchements sur mineures.

Il est évident que les élections de mi-mandat de 2018 seront très différentes : certes les républicains seront sur la défensive, d’autant que le président en exercice est historiquement impopulaire, ce qui n’aide pas. Mais le grand nombre d’élections simultanées (435 pour la chambre des représentants et une trentaine pour le Sénat, plus les chambres locales) privera l’immense majorité de ces scrutins de l’attention (inter)nationale qu’a suscité la sénatoriale partielle en Alabama. On peut penser que les candidats républicains ne seront pas aussi controversés que Roy Moore et qu’ils ne feront pas tous l’objet d’accusations à caractère sexuel, même si une recrudescence d’accusations n’est pas à exclure. Cela dit, l’actualité récente a montré qu’elles n’épargnaient pas les démocrates : le sénateur Al Franken (Minnesota) a d’ailleurs dû démissionner. Cette conjonction de facteurs donne à l’élection d’Alabama un caractère exceptionnel que n’auront pas la plupart des scrutins de 2018.

Cela étant, les deux élections de Virginie et d’Alabama, et le climat général de résistance à Trump, ont galvanisé les démocrates, ce qui aura un effet positif sur la mobilisation (traditionnellement très faible pour les midterms). Finalement, Trump aura contribué, malgré lui, à un sursaut démocratique bienvenu.

 

[1] Lauric Henneton, La Fin du rêve américain ? Odile Jacob, 2017.

[2] American Values Atlas, The Public Religion Research Institute, http://ava.prri.org/

[3] https://www.politico.com/interactives/elections/2017/alabama/special-election/dec-12/

[4] https://www.nytimes.com/elections/results/alabama-senate-special-election-roy-moore-doug-jones

[5] https://www.politico.com/interactives/elections/2017/alabama/special-election/dec-12/

[6] https://www.washingtonpost.com/graphics/2017/politics/alabama-exit-polls/