Pennsylvanie: la revanche des «Blue Dog Democrats» edit

15 mars 2018

Le démocrate Conor Lamb a battu le républicain Rick Saccone lors d’une législative partielle dans la dix-huitième circonscription de Pennsylvanie, au sud-ouest de Pittsburgh. Les médias et un certain nombre de commentateurs ont insisté sur la victoire d’un démocrate dans un district que Trump avait gagné avec une avance de vingt points en novembre 2016.  Cette victoire, après celle de Doug Jones dans la sénatoriale partielle de décembre dernier, tendrait à prouver que pour les démocrates, plus rien n’est impossible. La réalité est évidemment nettement plus complexe, car moins tranchée.

La 18e circonscription de Pennsylvanie est à la fois suburbaine (une partie de la périphérie de Pittsburgh) et rurale/rurbaine, jusqu’à la frontière de l’Ohio à l’ouest et de la Virginie-occidentale au sud. On se situe dans la Rust Belt, en plein pays de l’acier, une région où les emplois industriels ont beaucoup souffert mais restent nombreux, où la syndicalisation reste forte, même si les syndicats sont moins prescripteurs que jadis et où le taux de chômage (6,7%) est supérieur à la moyenne de l’Etat (4,8%). Il s’agit en outre d’une région touchée de plein fouet par une « crise des opioïdes » qui a désormais fait plus de victimes que la guerre du Viêt-Nam (côté américain).

Du point de vue de la sociologie électorale, la complexité apparait rapidement : la circonscription compte 70 000 électeurs inscrits comme démocrates de plus que de républicains, mais ce sont de toute évidence des démocrates « in name only » qui votent républicain. Le Cook PVI (Partisan Voter Index) donne un avantage de 11 points aux républicains : les découpages (ou plutôt tripatouillages) par les républicains ont été tellement outrageusement partisans que la Cour suprême de l’Etat de Pennsylvanie a retoqué la carte des circonscriptions et en a fait dessiner une nouvelle, plus équilibrée. La 18e est donc condamnée : en novembre prochain, tout le monde votera à nouveau.[1] On peut donc se demander pourquoi tout cet intérêt national et par ricochet international pour une législative partielle périurbaine dont le vainqueur ne siègera que quelques mois tout au plus.

L’explication rapide est qu’un démocrate l’a emporté là où Trump avait triomphé un peu plus tôt. En réalité, la victoire de Trump était la suite d’un processus de républicanisation assez récent. Certains comtés de la circonscription, dans les banlieues adjacentes à Pittsburgh, sont restés démocrates et ont voté pour Obama, voire pour Kerry en 2004. Le comté de Washington, un peu plus éloigné, a voté démocrate quasiment sans interruption entre 1932 et 2004 avant de basculer côté républicain malgré (ou à cause de ?) la victoire d’Obama. Cela étant, le vote pour la présidentielle ne reflète pas toujours le vote pour le représentant à la Chambre fédérale, ou encore au Congrès de l’Etat. Dans l’Indiana, par exemple, on vote Trump à la présidentielle, mais démocrate à la chambre – le même jour.[2]

Ici, l’élection de Lamb tranche avec l’histoire récente de la circonscription car elle avait été emportée sans interruption depuis 2002, tous les deux ans, par le républicain Tim Murphy avec des marges tellement confortables que les démocrates se résignent à ne même plus présenter de candidat en 2012 et 2014. Mais Murphy se retrouve impliqué dans une histoire sordide d’adultère et d’avortement : c’est sa démission qui a occasionné cette élection partielle. En réalité, la mainmise de Murphy est certes celle d’un républicain mais plutôt celle d’un sortant, bien installé dans sa circonscription. Mais la circonscription avait été démocrate de 1976 à 2002, avec pour seule interruption les deux mandats (1990-1994) de Rick Santorum, républicain catholique très conservateur devenu ensuite sénateur. Une circonscription historiquement ouvrière, démocrate, mais capable de voter pour un républicain dur. En 2000, le démocrate sortant Michael Doyle est réélu avec 69% des voix, mais en 2002, Murphy emporte le siège avec 60% des voix. Le basculement est très net mais aussi très rapide. La victoire de Lamb se situe donc dans un contexte de républicanisation d’une circonscription historiquement démocrate – à moins que cette républicanisation soit en trompe l’œil, et que les électeurs aient simplement reconduit des sortants. Voter Trump dans la Rust Belt en 2016, ce n’est pas non plus faire acte d’allégeance à la machine républicaine, puisque Trump, entre autres désaccords avec l’establishment républicain, est clairement protectionniste, ce qui fait mouche dans cette région ouvrière, blanche à 95% et où les discours anti-immigrés ne sont pas pertinents.

Trois leçons

Malgré tout, donc les républicains n’ont pas réussi à garder le siège de Murphy. Quelques conclusions s’imposent.

Tout d’abord l’argent ne fait pas tout : les sommes démesurées (environ $10m) par rapport à l’enjeu, une circonscription suburbaine-rurale de l’Ouest de la Pennsylvanie, dont le résultat ne met pas en jeu la majorité à la Chambre, n’ont pas suffi.

Ensuite la « marque » Trump n’est pas une garantie de succès : Saccone s’est présenté d’emblée comme ayant été « Trump avant que Trump soit Trump » (sic), et il a reçu la visite du Président, de sa fille, et du Vice-président. Il faut peut-être voir dans la faiblesse de son score non pas forcément un rejet mais un manque d’adhésion, une indifférence à la « Trump Touch ». N’est pas Midas qui veut, en Pennsylvanie.

Enfin Saccone n’était pas en soi un mauvais candidat : il n’était pas grevé par une réputation sulfureuse, des déboires avec la justice et personne ne l’a accusé de quoi que ce soit. Cependant, à défaut d’être incendiaire, il est assez terne. Ne pas être Roy Moore, le candidat républicain controversé dans l’Alabama, est une condition nécessaire mais pas suffisante à un succès électoral.

L’importance de cette élection est dérisoire par sa localisation et sa portée très limitée dans le temps, mais elle aura un impact symbolique important sur le narrative médiatique, donc sur la stratégie et le moral des républicains, soit en leur donnant un coup de fouet, soit au contraire en les démoralisant.

En face de Saccone, Conor Lamb est un candidat démocrate assez original à l’heure actuelle. C’est un ancien marine, qui bénéficie de l’aura patriotique qui incombe à cette expérience, pas ouvertement et farouchement anti-Trump pendant la campagne, personnellement réservé sur l’avortement (car catholique) tout en respectant la loi en vigueur, pas hostile aux armes à feu malgré un contexte « post-Parkland » qui inciterait à davantage de prudence sur le sujet. Il est en outre en rupture explicite avec la direction du parti : il refuse de soutenir la Californienne Nancy Pelosi pour le leadership du parti, anticipant et devançant par-là les accusations des républicains, ce qui était très habile car il s’immunisait d’emblée contre une ligne d’attaque prévisible, tout en se plaçant clairement à la droite du parti démocrate.

Conor Lamb est donc un bon spécimen de « Blue dog Democrat », du nom donné aux démocrates conservateurs sur le plan fiscal et sociétal, assez enclins à travailler avec les républicains. En cela, ils sont assez indépendants, et n’entretiennent pas toujours de bonnes relations avec les démocrates plus à gauche, qui ont le vent en poupe en ce moment. Un certain nombre de primaires à venir opposent justement des « blue dog democrats » comme Dan Lipinski (3e circonscription de l’Illinois, et candidat sortant) à des candidats nettement plus progressistes qui capitalisent sur la politique de l’identité très en vogue (identity politics).[3]

La seule grande figure du Parti démocrate à venir faire campagne avec Lamb est Joe Biden, natif de Scranton, dans le même Etat, ville clairement ouvrière. Lamb, par ailleurs, était soutenu par le syndicat de l’acier United Steel Union et United Steel Workers of America.[4] En réalité, un certain nombre d’électeurs de Trump en 2016 ont voté pour Lamb : les catégories ne sont pas étanches du tout, comme l’a bien montré Stanley Greenberg en retournant à Macomb County, Michigan, au nord de Détroit, où il avait identifié les Reagan Democrats en 1984. En 2016, il a pu interroger les « Trump Democrats », des démocrates qui avaient voté pour Trump après avoir voté pour Obama, par exemple.[5] Et le fait que Lamb ait explicitement soutenu la décision de Donald Trump d’imposer des barrières douanières sur l’acier et l’aluminium a évidemment joué en sa faveur auprès d’un électorat encore en partie ouvrier.

Les démocrates auraient tort de généraliser le succès de cette partielle très isolée, même si elle peut augurer d’une reconquête de la Rust Belt – si tant est que les démocrates présentent des candidats viables dans des circonscriptions, et plus largement des Etats, qui restent conservateurs et peu compatibles avec les icônes démocrates ultraprogressistes des côtes. Pour les démocrates, retrouver une majorité à la Chambre, voire aux deux chambres du Congrès, serait un moyen de créer une forme de cohabitation qui pourrait en partie neutraliser la présidence de Trump. Mais cette majorité passe par des victoires dans des circonscriptions plutôt conservatrices où il faudra présenter des candidats qui ont une chance de trouver un écho dans la population, les « blue dog Democrats ». Si le succès électoral de Conor Lamb porte une leçon, c’est bien celle-là : une majorité démocrate en 2018 passe par un retour des « Blue dog Democrats » dans la Rust Belt, dans le Midwest, et dans le Sud-Ouest. Mais les démocrates, qui ont tant à cœur d’être « inclusifs », doivent précisément s’ouvrir davantage à ces démocrates conservateurs qu’ils n’aiment guère car ils les considèrent comme bien trop proches des républicains. Le pragmatisme est la condition sine qua non d’une vague bleue en novembre 2018, la pureté doctrinale conduira immanquablement les démocrates à hypothéquer des chances réelles de rattraper le retard accumulé élection après élection.

 

 

[1] Nate Cohn, Mathew Bloch, Kevin Quealy, « The New Pennsylvania Congressional

Map, District by District », The New York Times, 19 février 2018.

[2] Michael Kruse, « Heartland Democrats to Washington: You’re Killing Us », Politico, 11 janvier 2018.

[3] Jonathan Martin, Alexander Burns, « As Primaries Begin, Divided Voters Weigh What It Means to Be a Democrat », The New York Times, 4 mars 2018.

[4] Vanessa Yurkevitch, « Steel union looks to flip Pennsylvania's 18th District », CNN, 13 mars 2018.

[5] Stanley Greenberg, « Macomb County in the Age of Trump », 9 mars 2017,