L’Inspection des Finances, chronique d’une fin programmée edit

21 décembre 2021

Le président de la République Emmanuel Macron, la ministre déléguée chargée de l’Industrie Agnès Pannier-Runacher, Alain Juppé ancien Premier ministre et membre du Conseil constitutionnel, le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau, le président de la banque publique d’investissement BPIFrance Nicolas Dufourcq, le directeur général de Pôle Emploi Jean Bassères, le président non exécutif de Saint-Gobain Pierre-André de Chalendar, le président du Crédit mutuel Nicolas Théry, les PDG de Casino Jean-Charles Naouri et de Carrefour Alexandre Bompard, celui démissionnaire d’Orange Stéphane Richard, le directeur général de la Société générale Frédéric Oudéa, tous ont en commun d’être devenus, à la sortie de l’École nationale d’administration (ENA), des inspecteurs des Finances. Cette brochette d’une douzaine de personnalités constitue une belle réussite pour un corps qui, avec cinq recrutements annuels par cette filière, ne rassemble que quelque 150 inspecteurs dans la tranche d’âge concernée. Leur réussite s’inscrit dans une tradition biséculaire, puisque le corps a été fondé, bien avant l’ENA, en 1816. Mais cette réussite peut apparaître comme un chant du cygne. D’une part, le corps est appelé à disparaître dans les réformes actuelles de la haute administration. D’autre part, elle occulte un déclin probablement déjà entamé.

L’histoire retiendra qu’un président de la République inspecteur des Finances, même s’il en a démissionné de manière volontaire en 2016, a supprimé le corps. Certes, l’Inspection générale des Finances va subsister comme service du ministère de l’Économie et des Finances qui, selon sa présentation officielle, « exerce une mission générale de contrôle, d'audit, d'étude, de conseil et d'évaluation en matière administrative, économique et financière », mais le corps offrant le statut d’inspecteur « à vie » n’existera plus. Le nouvel Institut national du service public (INSP) qui remplace l’ENA, même s’il va être dirigé par une inspectrice des Finances, Maryvonne Le Brignonen, ne classera plus, selon la préconisation récente du rapport d’un autre inspecteur, Jean Bassères, ses élèves à la sortie. Les missions d’inspection ne seront confiées que de manière temporaire à des hauts fonctionnaires appartenant à un corps beaucoup plus vaste des administrateurs de l’État.

Des critiques s’expriment au sein du corps pour dénoncer le risque de porter atteinte à l’indépendance des missions d’inspection. C’est oublier que, si les actuels inspecteurs des Finances avaient un statut protecteur, l’exercice de leurs missions officielles n’était souvent qu’accessoire dans leur carrière, et que leur réussite passait beaucoup par les postes que les gouvernements successifs pouvaient leur offrir à l’extérieur du corps. Par ailleurs, il existe depuis longtemps un recrutement complémentaire d’inspecteurs « au tour extérieur », ouvert, à la discrétion de l’exécutif, à des agents de l’État ayant plus de dix ans d’expérience.

La réussite actuelle de l’Inspection pourrait n’être de toute façon qu’un chant du cygne, Emmanuel Macron étant plutôt l’arbre qui cache la forêt dans sa génération. L’Inspection n’exerce plus la prééminence dans un paysage bancaire restreint par les réorganisations et fusions qu’elle avait à l’époque de Wilfrid Baumgarter et François Bloch-Lainé, plus récemment de Michel Pébereau et Jean-Claude Trichet. Dans le secteur public, elle dirige une Banque de France aux fonctions affaiblie par la création de l’euro, mais pas la Caisse des dépôts ou la Banque postale ; le Crédit national a disparu. Dans le secteur privé ou mutualiste, elle dirige la Société générale et le Crédit mutuel, mais plus le Crédit agricole, BNP-Paribas ou la BPCE, ni Axa dans les assurances. Et, parmi les personnalités citées, seuls Agnès Pannier-Runacher et Alexandre Bompard sont, avec Emmanuel Macron, des quadragénaires. Les autres approchent ou ont dépassé la soixantaine, voire 70 ans pour Jean-Charles Naouri ou Alain Juppé. Leurs successions ne s’annoncent pas nécessairement en faveur d’autres inspecteurs.

Le nouveau directeur général de Saint-Gobain est, selon l’alternance habituelle dans ce groupe, un polytechnicien d’un autre grand corps, les Ponts en l’occurrence. Sauf à faire appel en externe aux patrons de Carrefour ou de BPI-France, la succession de Stéphane Richard chez Orange ne devrait probablement pas revenir à un inspecteur. Seul Sébastien Proto, surnommé un temps le « Macron de Sarkozy » pour son passage à l’Élysée et à la Banque Rothschild, paraît bien parti pour succéder à Frédéric Oudéa à la Société générale.

Dans l’administration, de manière inédite, aucune des six directions générales du ministère de l’Économie et des Finances n’est occupée par un inspecteur ; la plus prestigieuse, celle du Trésor, leur échappe depuis 2016 ; à l’échelon inférieur, seule la directrice du Budget Mélanie Joder en est. Dans le public comme dans le privé, l’inspection n’a plus véritablement de chasse gardée.

En politique, Emmanuel Macron ne remplace pas à lui tout seul Jacques Chaban-Delmas, Valéry Giscard d’Estaing ou Michel Rocard. Agnès Pannier-Runacher est la seule au gouvernement, et l’Assemblée nationale ou le Sénat ne comptent plus d’inspecteur ; parmi les grands élus locaux, on ne trouve guère que le maire quadragénaire de Charleville-Mézières Boris Ravignon, étiqueté LR mais décrit comme proche d’Édouard Philippe. Parmi les plus jeunes inspecteurs, quelques-uns sont en cabinets ministériels, cinq ont été ou sont conseillers d’Emmanuel Macron à l’Élysée, mais, à l’image de deux cas récents, ces fonctions fonctionnent plutôt comme tremplins vers le secteur privé.

Les inspecteurs quittent massivement l’administration. Sur les 51 recrutés dans les années 1990, 35 ont déjà été radiés du corps après les dix années de disponibilité pour convenances personnelles auxquels ils ont droit ; six autres dans cette position le seront à échéance. Ils ne sont plus qu’une dizaine dans les cadres ou détachés dans des établissements ou entreprises publics ; l’essentiel des effectifs du corps de cette génération sont fournis par les fonctionnaires recrutés au tour extérieur. Parmi les 49 inspecteurs recrutés dans les années 2000, s’ils ne sont pour l’instant que 11 à avoir quitté le corps, 13 autres sont en disponibilité dans le privé. Leurs carrières, si elles restent souvent de haut niveau, dans les directions financières notamment, ne semblent pas nécessairement les conduire jusqu’aux directions générales. Les trajectoires dans les grandes entreprises tournent parfois court. Certains ont dû abandonner des fonctions de cadres dirigeants pour s’établir à leur compte, comme consultant ou investisseur, avec une réussite inégale.

Le recrutement des inspecteurs reste marqué par une continuité qui tend à refléter de manière exacerbée les reproches adressés à celui de l’ENA. L’Inspection est, en concurrence avec le Conseil d’État et à un degré moindre la Cour des comptes, réservée, indépendamment des affinités individuelles, aux élèves sortis « dans la botte » de l’ENA, jamais au-delà de la quinzième place, et souvent parmi les majors et tout premiers. Les inspecteurs sont encore massivement issus du concours externe destiné aux candidats frais émoulus de l’enseignement supérieur, alors que celui-ci pourvoit à peine la moitié des postes ; sur 159 inspecteurs recrutés depuis 1990, on compte sur les doigts de deux mains ceux passés par le concours interne réservé aux candidats déjà fonctionnaires. Quant au troisième concours introduit en 1990 pour ceux ayant une expérience dans le secteur privé, politique ou associatif, il a fallu attendre 2010 – avec Maryvonne Le Brignonen nommée, dans ce qu’on peut considérer comme un heureux symbole pour l’ancienne élève de la modeste École supérieure de commerce de Toulouse, à la tête du nouvel INSP – pour voir cette filière accéder à l’Inspection. Sciences Po Paris reste un passage assez obligé, mais si c’est de manière moins exclusive : sur 59 recrutés depuis 2010, ils sont bien 22 à ne pas en être issus. Mais les IEP de province ne constituent une alternative que pour trois d’entre eux, et c’est encore moins le cas des universités. Si la filière polytechnicienne s’est plutôt tarie, avec un seul intégré depuis quinze ans, les grandes écoles de commerce parisiennes, HEC en tête, constituent une alternative importante, et encore plus les écoles normales supérieures, Ulm dans sa seule filière lettres ou Cachan devenue Saclay pour les sciences économiques et sociales. En tout, avec ceux qui les cumulent avec Sciences Po, on compte près d’un cinquième d’élèves formés initialement dans les grandes écoles de commerce – hors masters complémentaires – et un bon quart de normaliens parmi les inspecteurs recrutés depuis 2010.

Le recrutement reste donc très élitiste, à l’évidence aussi, même si les données complètes manquent, socialement. Cet élitisme écarte toutefois les ingénieurs, polytechniciens, centraliens ou mineurs, qui ont presque disparu ; malgré l’introduction récente d’un concours réservés aux docteurs à l’ENA, pas de mathématiciens, physiciens ou biologistes à l’Inspection, ce qui concourt à la faible culture scientifique des élites françaises. Aucun inspecteur n’a pris véritablement le temps de s’initier à la recherche, à une normalienne docteure en archéologie près, entrée à l’ENA par le concours interne en 2013.

La féminisation est restée très lente. La première inspectrice n’est apparue qu’en 1975, une autre a suivi en 1978, quatre dans les années 1980, huit dans les années 1990, treize dans les années 2000, dont l’entière promotion 2005, et vingt depuis, un bon tiers donc, soit à peu près la part moyenne des femmes au concours externe de l’ENA. À l’ancienne ministre Frédérique Bredin et à l’actuelle Agnès Pannier-Runacher près, les femmes ne pèsent encore guère parmi les grandes figures de l’Inspection, dans la mesure où elles tendent plus à rester dans les cadres, même s’il s’en trouve aussi à tenter l’aventure du privé.

Avec la perte de ses chasses gardées, l’Inspection tend déjà à se banaliser. Même si elle va encore s’illustrer dans les années à venir, la réforme Macron en fait un corps en extinction. L’élitisme à la française ne disparaîtra pas pour autant, mais il perd l’une de ses filières les plus emblématiques.