La révocation de Lady Lauvergeon edit
Les privatisations totales et partielles ont singulièrement limité le pouvoir du politique à peser sur la nomination des PDG des grandes entreprises françaises. L’époque où les alternances, comme celles de 1986, 1988 ou 1993, entraînaient un grand jeu de chaises musicales est révolue. Dans ce contexte, l’éviction d’Anne Lauvergeon dénote et apparaît largement gratuite.
Depuis 2007, le capital des entreprises entièrement (SNCF, La Poste) ou très majoritairement publiques (EDF, Areva) n’a pas été ouvert, exception faite en 2011, pour cette dernière,de l’arrivée très minoritaire (4,82 %) d’un fonds souverain détenu par le Koweït et de la transformation des certificats d’investissements sans droit de vote (4,01 %) en actions ordinaires cotées en bourse. Les participations minoritaires dans d’autres entreprises à la privatisation inachevée (GDF-Suez, Renault, France Telecom, Air France KLM, Thalès, etc.) ont été préservées. Dans un contexte boursier il est vrai peu favorable, l’État a résisté à la tentation de céder de « l’argenterie » pour combler le déficit budgétaire. À l’inverse, la crise financière n’a pas non plus été l’occasion, comme d’autre pays l’ont fait, d’échanger les aides publiques accordées aux banques contre des prises de participations au moins provisoires. Cette politique de statu quo, qui rappelle le « ni-ni » mitterrandien de 1988 sans le dire, ne fait pas l’objet d’une doctrine très claire. Le secteur public aurait-il atteint un seuil incompressible ?
Reste à savoir si l’Etat joue bien son rôle d’actionnaire même minoritaire. En effet, l’une des fonctions essentielles d’un actionnaire est d’assurer à la fois la stabilité et le contrôle du management. Au rebours de ce qui se passait il y a une vingtaine d’années, la continuité est aujourd’hui plus grande dans les entreprises à participation publique que dans certaines entreprises privées soumises à des actionnaires exigeants (Carrefour, Accor, PSA, etc.). Reconnaissons que Nicolas Sarkozy n’a pas abusé de ses prérogatives jusqu’à maintenant.
Anne Lauvergeon est la première à faire l’objet d’une révocation apparaissant comme un fait du prince. Les précédents changements avaient affecté des PDG atteints par la limite d’âge (Pierre Gadonneix à EDF) ou discrédités (Didier Lombard chez France Telecom). Jean-Paul Bailly (La Poste) ou Guillaume Pépy (SNCF) ont été reconduits. La continuité a également prévalu chez GDF-Suez ou Air France KLM. Chez Renault, Carlos Ghosn vient de sauver son poste en sacrifiant, à la suite de l’affaire de faux espionnage, son numéro 2. En 2009, le PDG de Thalès avait bien été écarté, mais l’initiative en avait plutôt été attribuée à l’autre actionnaire influent, le groupe Dassault.
L’éviction d’Anne Lauvergeon est spectaculaire parce qu’elle frappe une forte personnalité, connue du grand public et reconnue dans le monde entier comme femme d’influence. En poste depuis douze ans, elle avait largement fait oublier que, sauf un brève stage d’ingénieur-élève du corps des Mines au CEA, elle ne connaissait pas grand chose au secteur du nucléaire à son arrivée en 1999, après avoir été la secrétaire générale adjointe de François Mitterrand à l’Élysée et être passée ensuite par la banque Lazard et par Alcatel. Elle incarnait comme rarement une entreprise qu’elle avait façonnée au point que son nouveau nom d’Areva adopté en 2001, après la fusion de la Cogema et de Framatome, aurait été inspiré par le nom d’une abbaye espagnole associée à sa mémoire familiale.
Au cours d’une décennie de transition pour une industrie nucléaire en attente de relance, dans la perspective d’un renouvellement des anciennes centrales en France et d’une expansion internationale favorisée par la montée des préoccupations climatiques, elle avait, il est vrai, plus démontré une remarquable résistance à l’adversité qu’une véritable réussite industrielle. Elle avait su, face aux appétits d’Alstom et de Bouygues appuyés en 2007 par Sarkozy, préserver l’indépendance de son groupe. Elle avait échappé à l’époque à une première tentative d’éviction habilement présentée en promotion comme ministre d’ouverture. Elle peinait à convaincre aussi bien en France qu’à l’étranger que le nouveau réacteur EPR puisse donner un nouveau souffle à son industrie. Les dérapages financiers du chantier finlandais et l’échec du contrat d’Abou Dhabi fragilisaient sa position. Depuis 2009, elle avait avec Henri Proglio à la tête d’EDF un adversaire résolu dans le leadership de l’industrie nucléaire française, dont elle semblait avoir réussi, malgré son handicap initial d’une moindre proximité avec l’Élysée, à s’arranger.
Même, faute d’avoir réussi à ouvrir le capital de son entreprise, si sa position restait entièrement à la merci du pouvoir politique, elle avait survécu à tellement d’épreuves qu’on finissait par la croire indéboulonnable. L’actualité récente semblait plutôt jouer en sa faveur. La catastrophe de Fukushima validait sa politique d’un nucléaire plus sûr mais plus cher face une tentation low cost qu’aurait incarnée Proglio et obligeait les acteurs du secteur à serrer les coudes face à la montée des oppositions écologistes. L’affaire DSK pouvait même rendre plus délicate l’éviction de la seule femme PDG d’une grande entreprise française. Or, à un moment où on finissait par ne plus y croire, l’annonce de son éviction vient de tomber brutalement juste à l’échéance de son mandat.
Pour la première fois depuis 2007, Sarkozy impose un changement qui apparaît d’autant plus comme un fait du prince que son annonce ne s’est accompagnée pour l’instant d’aucune explication officielle. Il était dit que le défi lancé par Lauvergeon en s’accrochant à son poste devait se terminer par sa défaite. L’opération est d’autant plus étonnante qu’elle apparaît largement… gratuite. Après que des candidatures de personnalités extérieures au secteur, mieux à même d’incarner une nouvelle orientation stratégique, ait été évoquées, c’est finalement un clone au masculin d’Anne Lauvergeon qui est nommé. De la même génération qu’elle, son appartenance commune au corps des Mines évite de se mettre à dos un corps qui a fait du nucléaire son bastion.
Remplacer l’ancienne « sherpa » de François Mitterrand par l’ancien conseiller technique pour les affaires industrielles et les programmes d’armement de Pierre Joxe ministre de la Défense affaiblit l’accusation d’une reprise en main politique. Après des expériences dans diverses entreprises, Luc Oursel a découvert l’industrie nucléaire encore plus tardivement, à 48 ans, à l’initiative d’… Anne Lauvergeon qui lui confie rien de moins que la direction de la branche nucléaire du groupe. L’un et l’autre sont donc indissociables des réussites et des échecs de l’entreprise dans la filière depuis quatre ans. On voit mal où pourrait être la rupture. Sarkozy a juste, au terme d’un long défi, rappelé qui était le plus fort entre l’actionnaire et le manager.
Prendre la peine de s’en justifier serait affaiblir la portée de son coup de force. Reste au nouveau patron, avec sa faible notoriété, à se débrouiller d’une révolution de palais face aussi bien à l’ensemble de ses collègues du comité exécutif qu’aux syndicats qui ont ouvertement, dans une démarche inhabituelle, apporté leur soutien à Lauvergeon. Si l’objectif est d’avoir un patron d’Areva affaibli, face à un Proglio conforté, il est réussi… Une industrie à risque comme le nucléaire nécessite pourtant un équilibre des pouvoirs entre les différents acteurs, et en l’occurrence entre constructeur et exploitant.
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