Covid-19, un grand égalisateur devant la mort? edit

22 avril 2020

De toutes les inégalités sociales, les inégalités de santé sont probablement celles qui sont les plus persistantes. En matière de revenu, de conditions de vie, d’accès aux biens durables, les inégalités entre les Français se sont fortement réduites depuis la Libération. Ce n’est pas le cas en matière de santé. Encore aujourd’hui il y a six ans d’écart d’espérance de vie à 35 ans entre un homme cadre et un homme ouvrier (trois ans pour les femmes de mêmes conditions sociales). Cette persistance des écarts de morbidité et de mortalité tient à la fois aux conditions de vie – les habitudes alimentaires, l’hygiène de vie, les conditions de travail, les comportements à risque – et à l’éducation reçue dès la prime enfance pour adopter les bons comportements de prévention. D’après les études ce dernier point semble décisif ; il passe par les mères car ce sont elles essentiellement qui peuvent plus ou moins bien transmettre à leurs enfants les principes de l’éducation à la santé et les bonnes pratiques. Ces études montrent que cette qualité de transmission est fortement corrélée à leur niveau d’étude.

Plus globalement, les personnes de statut social élevé ont une meilleure capacité à s’adapter à l’évolution des causes de mortalité. Dans cette course-poursuite contre la mort ces personnes de milieux favorisés ont toujours un temps d’avance. S’il y a égalisation des chances sur les anciennes causes de mortalité, cette tendance à l’égalisation est contrecarrée par l’apparition de nouvelles causes sur lesquelles les milieux favorisés et éduqués sont mieux informés et peuvent adopter plus rapidement les comportements de prévention utiles – par exemple en arrêtant plus vite de fumer – et accéder plus rapidement aux nouvelles technologies de santé.

Une pandémie comme celle que nous connaissons actuellement peut-elle bouleverser ce schéma de reproduction des inégalités de santé ? Son caractère massif et planétaire pourrait le laisser penser. Après tout on constate que personne, apparemment, n’est épargné. Le Premier Ministre britannique ne vient-il pas lui-même d’être touché et placé en soins intensifs ? La rubrique nécrologique fait état quotidiennement du décès de personnalités. Pourtant ce facteur égalisateur est probablement illusoire. Personne n’est certes à l’abri, mais il ne fait guère de doutes que certains seront plus touchés que d’autres et que la surmortalité qui en résultera ne frappera pas de manière aléatoire mais touchera beaucoup plus fortement certaines zones du territoire et certaines catégories sociales. Bien sûr, au départ la diffusion de l’épidémie relève de circonstances qui tiennent du hasard. La tenue d’un rassemblement évangélique a été une des causes principales de l’explosion de l’épidémie dans l’est de la France et de sa diffusion progressive à l’ouest. Mais à l’intérieur même d’une zone touchée, de fortes inégalités de diffusion se font jour. En Suède, les quartiers défavorisés de Stockholm ont connu trois fois plus de cas que la moyenne municipale. « Cela reflète très clairement l’image de la santé publique et de la ségrégation à Stockholm dit Anna Starbink, conseillère régionale en charge de la santé. Là où les gens vivent déjà dans la vulnérabilité et où la santé est pire qu’ailleurs, la pandémie frappe très fort » (citée par le Figaro, 7/04/2020). Aux Etats-Unis l’épidémie semble frapper de manière démesurée les noirs. On ne dispose pas de statistiques nationales, mais celles rapportées par certaines villes sont édifiantes : à Chicago, par exemple, 72% des morts dus à l’épidémie sont des noirs alors qu’ils ne représentent que 14% de la population. En France même, le département de Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de métropole, est particulièrement touché. D’après les chiffres provisoires de l’INSEE, la mortalité y a explosé entre le 21 et le 27 mars : +63%, contre 32% à Paris.

Loin d’égaliser les chances devant la mort, l’épidémie de Covid-19 va donc probablement creuser les inégalités sociales de mortalité. Plusieurs phénomènes vont très certainement y contribuer. Tout d’abord, les quartiers populaires sont plus denses, les logements y sont plus petits et la distanciation sociale y est donc plus difficile à respecter.  La Seine-Saint-Denis, si l’on poursuit l’examen de ce département particulièrement touché par l’épidémie, est un des départements les plus denses de France (le troisième), mais il l’est nettement moins que Paris (6866 hab/km2 contre 20 860), la densité est donc loin de de tout expliquer. Mais la taille des logements dans ce département pauvre est certainement un facteur qui, associé au premier, rend difficile la cohabitation prolongée et augmente le risque 1) de ne pas respecter strictement le confinement 2) de voir la contamination se répandre plus facilement et plus largement dès qu’un membre de la famille est infecté : selon l’INSEE en 2016, 26,5% des logements de Seine-Saint-Denis étaient suroccupés, contre moins de 10% en France métropolitaine.

Au-delà des stricts indicateurs démographiques, le respect du confinement est plus difficile à respecter, dans des quartiers sensibles où les jeunes sont habitués à défier l’autorité et sont souvent en conflit larvé avec les forces de l’ordre. Les autorités ont loué, ces derniers temps, le civisme des habitants des quartiers populaires, dans le souci louable d’éviter toute stigmatisation. Mais l’on sait que dans les premiers temps du confinement les règles ont eu beaucoup de mal à s’appliquer dans certains quartiers et ont parfois donné lieu à des affrontements avec les forces de l’ordre. Il est d’autre part difficile d’évaluer aujourd’hui à quel degré certaines activité illégales qui donnent lieu à beaucoup de contacts entre les personnes ont été interrompues ou fortement réduites. Mais il faut avoir à l’esprit qu’il suffit de quelques individus aux contacts multiples pour amplifier fortement la diffusion de l’épidémie.

La distanciation sociale est plus difficile à respecter parce que les habitants des quartiers populaires sont également plus exposés au contact avec le public par leurs professions, bien moins souvent susceptibles d’être adaptées au télétravail. Tous les métiers de services à la personne et de commerce occupés par les habitants des quartiers populaires travaillant souvent dans les villes-centres et qui permettent à la vie quotidienne de se poursuivre sont évidemment potentiellement plus dangereux à la fois à cause du contact avec le public et des longs trajets qu’ils doivent effectuer pour venir travailler. Cependant, si des règles de protection individuelle et de distanciation sont bien respectées (mais le sont-elles ?), ce danger peut sans doute en partie circonscrit.

Un dernier facteur doit être pris en compte pour évaluer les surrisques de développer une forme grave d’affection à la suite de la contamination par le Covid-19 en fonction du milieu social ou du contexte territorial : l’état de santé initial des populations concernées. Ce facteur est d’autant plus important que l’on sait maintenant que la comorbidité aggrave considérablement les risques de développer ces formes sévères. Les risques liés à l’obésité ont été notamment mis en lumière. De fait selon une enquête Obépi-Roche de 2012, l’obésité (IMC, rapport entre le poids et la taille élevée au carré, dépassant 30) est deux fois plus répandue chez les ouvriers et employés que chez les cadres supérieurs (16,7% contre 8,7%). On revient sur ce que nous disions au début de ce billet sur les chances différentielles d’adopter des comportements de prévention favorables à la bonne santé. Notons cependant que ce sont les retraités qui, dans l’enquête Obépi-Roche ont le taux le plus élevé de personnes obèses (18 ,9%).

Ces facteurs de comorbidité ne sont pourtant pas systématiques et peuvent jouer de manière très différente dans des territoires marqués également par la précarité. Les cas du département du Nord et de celui de la Seine-Saint-Denis sont à cet égard très contrastés. Ceux deux départements sont des départements pauvres, la Seine-Saint-Denis encore plus que le Nord (taux de pauvreté à 60% de 28,6% contre 19,2% dans le Nord, et 14,7% à l’échelle nationale, en 2016). Pourtant la Seine-Saint-Denis ne montre pas, avant l’épidémie, de taux de mortalité à 65 ans et plus (37,1‰) supérieur à la moyenne nationale (37,6‰), alors que c’est nettement le cas du département du Nord (42,8‰). L’état de santé y est certainement nettement moins bon que dans le département francilien. La population y est aussi nettement plus âgée. Pourtant, la Seine-Saint-Denis a connu ces dernières semaines une explosion de la mortalité due au coronavirus plus forte que dans le Nord. Entre le 10 mars et le 27 mars, +261% des remontées des mairies (signalant les décès), contre + 169% dans le Nord. Entre le 20 et le 27 mars, +68% en Seine-Saint-Denis, +33% dans le Nord.

Ce qui peut représenter un handicap et un facteur aggravant supplémentaire dans ce contexte épidémique est la difficulté de recours aux soins. A cet égard, la Seine-Saint-Denis est le département ayant la part la plus importante de sa population bénéficiant de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C). On sait par ailleurs que le taux de renoncement aux soins est très sensible aux revenus du ménage : il atteint 39% dans le premier quintile de la distribution contre 13% dans le dernier (DREES, L’état de santé de la population en France, rapport 2017).

L’ensemble de ces facteurs – difficulté à maintenir la distanciation sociale, état de santé et facteurs de comorbidité, difficultés de recours aux soins – se retrouvent à des degrés divers dans les territoires comportant une proportion importante de familles défavorisées

Les bilans statistiques et épidémiologiques après l’épidémie apporteront les réponses définitives sur la description et peut-être les causes de l’inégalité face aux risques d’être contaminé et d’être affecté par les formes graves de la pandémie. Mais il y a peu de chances qu’ils fassent mentir le pronostic sur la persistance, voire l’aggravation des inégalités de santé dans ce contexte de crise, qui est avancé ici.