Sauvons le système commercial multilatéral! edit

20 décembre 2017

Depuis l’élection de Donald Trump, le gouvernement américain multiplie les déclarations contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC), institution qui comprend 164 pays membres et soutient l’architecture multilatérale du commerce mondial. Donald Trump a même menacé à plusieurs reprises de sortir les États-Unis de l’institution. La préparation de la XIe Conférence ministérielle de l’OMC, qui s’est tenue du 10 au 13 décembre à Buenos-Aires, en a été sérieusement perturbée.

L’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC est l’une des cibles privilégiées du gouvernement américain. L’administration Trump est soupçonnée de vouloir lui porter un coup fatal en bloquant la sélection de nouveaux membres de sa cour d’appel, tant que ses demandes ne seront pas satisfaites, mais sans en préciser le contenu exact. De fait cette cour fonctionne actuellement avec seulement quatre membres au lieu de sept, ce qui réduit considérablement son efficacité.

Une institution essentielle au commerce international

Institution centrale du système commercial multilatéral, l’ORD est en quelque sorte la branche judiciaire de l’OMC.

Prenons un exemple dans lequel un pays A (complainant) trouve qu’une mesure récente d’un pays B (respondent) va à l’encontre de ses intérêts commerciaux et qu’il est de surcroît en contradiction avec les principes de l’OMC[1]. Les deux pays vont d’abord rechercher une solution. S’ils n’en trouvent pas, ils en réfèrent à l’ORD qui nomme un groupe de juges (panel) chargés d’ étudier le dossier et d’émettre un avis. Les deux pays peuvent tomber d’accord pour appliquer les recommandations du rapport. S’ils ne le sont pas, l’un des deux pays peut faire appel.

A l’issue de cette première étape, soit on a donné tort au pays A, soit on lui a donné raison. Dans le dernier cas, la mesure du pays B doit être mise en conformité avec le rapport du panel. Si le pays B ne s’exécute pas ou si la mise en application est jugée insuffisante par le pays A, un recours est encore possible auprès de l’ORD et si il n’y a pas de solution, le pays A peut exercer des représailles commerciales envers le pays B, généralement à hauteur de la perte de marché subie.

Il s’agit donc d’un aspect essentiel du système multilatéral du commerce mondial qui permet de soumettre un litige commercial à un processus juridictionnel et rendre, autant que possible, sa décision contraignante. L’ORD a ainsi permis de résoudre « pacifiquement » une dizaine de litiges commerciaux par an depuis 1995.

Des griefs américains injustifiés et dangereux pour l’équilibre mondial

Que lui reprochent Donald Trump et Robert Lighthizer, le représentant au Commerce des États -Unis ? D’abord d’empiéter sur la souveraineté des États-Unis. Des lois commerciales américaines définissent en effet l’application de droits compensateurs et de droits anti-dumping à l’encontre de pays partenaires « malveillants » et à trente-huit reprises depuis 1995, l’ORD a conclu à la non-conformité de ces lois aux principes de l’OMC.

Robert Lighthizer semble en avoir été particulièrement marqué car en tant qu’avocat il a longtemps représenté les intérêts de l’industrie sidérurgique américaine auprès des agences américaines du commerce international, notamment à propos de l’application de droits compensateurs et de droits anti-dumping. Mais il faut dire que la législation anti-dumping américaine est depuis longtemps décrite comme particulièrement injuste et non respectueuse des lois multilatérales (voir les travaux de Chad Bown, de Dan Ikenson et du CATO Institute sur la question).

Trump et Lighthizer reprochent aussi à l’ORD, des conclusions biaisées en défaveur des États-Unis. Une étude récente[2] a démontré que les jugements de l’ORD ne sont pas biaisés, que ce soit à l’encontre des États-Unis, ou des pays en développement. Or c’est un point fondamental puisque c’était le principal reproche fait au GATT, l’institution qui a géré le commerce mondial avant l’OMC.

Pour en revenir aux États-Unis, entre 1995 et 2014, en tant que complainant, ils ont gagné 26 fois (soit 93% des cas) et perdu 2 fois. Et ils ont gagné 3 fois en tant que respondent (contre la Chine, l'Inde, et le Japon), tandis que leurs complainants ont gagné dans 47 cas (soit 94% des cas). Au total sur les 218 cas qui ont été résolus par l’ORD entre 1995 et 2014, dans 93% des cas, le jugement a favorisé le complainant. Cela montre simplement que comme la procédure est assez coûteuse, les pays ne portent plainte auprès de cette institution que lorsqu’ils ont une grande chance de gagner ; et il n’existe aucun biais en défaveur des États -Unis.

L’ORD offre un service fondamental pour le commerce : au lieu d’être dans une logique de rapport de force entre deux pays, dans laquelle un litige commercial se règlerait au moyen de menaces plus ou moins explicites de pertes de concessions tarifaires dans d’autres secteurs que celui de l’objet du litige, l’ORD offre une intermédiation. Il évite donc l’apparition de conflits commerciaux bilatéraux et contribue à stabiliser les relations commerciales.

Évidemment on peut soupçonner Donald Trump et Robert Lighthizer d’avoir un autre objectif : celui de sortir les États -Unis de l’ORD et de la résolution multilatérale des conflits commerciaux pour rentrer dans une logique de rapport de force au niveau bilatéral afin d’utiliser l’attractivité du marché américain pour obtenir davantage de concessions des partenaires commerciaux, que ce soit dans le cadre de la résolution de litiges commerciaux, ou dans le cadre de la négociation bilatérale d’accords commerciaux.

D’ores et déjà le gouvernement américain s’oriente vers une utilisation accrue de l’arme des droits de douane anti-dumping. Le nombre de demandes d’ouverture d’enquêtes par le gouvernement américain à l’US International Trade Commission s’est nettement accru depuis la nomination de Robert Lighthizer, et la part des importations US couvertes par ces droits augmente de manière ininterrompue.

Il y a une vieille tradition aux États-Unis, celle des Reciprocitarians, qui revendiquent la réciprocité dans les échanges commerciaux : elle a été défendue par Ronald Reagan, Bruce Babbit ou encore Walter Mondale. Cette thèse semble être aujourd’hui le projet de Donald Trump et de Robert Lighthizer.

Il ne s’agit pas d’une réciprocité « à la marge », principe accepté par le GATT, et l’OMC, qui implique que lors d’une négociation, des pays s’offrent des concessions équivalentes en termes de croissance des exportations. Non, il s’agit d’une réciprocité « en niveau » - bilatérale, et parfois dans sa version la plus extrême bilatérale et sectorielle. La réciprocité bilatérale se mesure à un équilibre dans les soldes commerciaux bilatéraux car un déficit vis-à-vis d’un seul pays serait la preuve de pratiques déloyales du partenaire commercial[3]. Il s’agit là d’un principe tout à fait contraire au multilatéralisme qui est le meilleur système pour éviter des guerres commerciales et protéger les petits pays de l’arbitraire des grands. Il faut donc tout faire pour garder l’OMC et son Organe de règlement des différends !

 

[1] Par exemple, en mars 2017 le gouvernement du Mexique a déposé une plainte auprès de l’ORD contre le gouvernement du Costa Rica au sujet de mesures que celui-ci a adoptées et qui interdisent l'importation d'avocats frais originaires du Mexique, au motif que ces avocats pourraient contenir un parasite.

[2] Bouët Antoine et Jeanne Métivier, 2017, Is the WTO Dispute Settlement Procedure Fair for Developing Countries?, IFPRI Discussion Paper n. 01652, June.

 

[3] Comme le disait Ronald Reagan lors de son discours sur l’état de l’Union en 1987, « nous voulons bien être des partenaires commerciaux, mais pas les boucs émissaires du commerce mondial ».