Quel gouvernement des juges? edit

28 août 2025

La censure partielle de la loi Duplomb le 7 août dernier a déclenché une salve d’attaques virulentes contre le Conseil constitutionnel. Laurent Wauquiez s’est empressé de dénoncer sur X « l’ingérence » des juges, accusés de « décider à la place des élus ». François-Xavier Bellamy a surenchéri, fustigeant une institution devenue, selon lui, « l’otage d’un détournement politique ». Ces critiques ne relèvent pas de l’emportement passager : elles s’inscrivent dans une stratégie de délégitimation assumée. Et ce qui frappe, c’est leur escalade.

Ces deux parlementaires n’en sont, en effet, pas à leur première charge. Comme rappelé ici-même, ils s’étaient déjà illustrés après la censure, le 25 janvier 2024, de 32 articles du projet de loi sur l’immigration, soit plus d’un tiers du texte, essentiellement issus d’amendements sénatoriaux. François-Xavier Bellamy avait alors dénoncé « un coup d’État institutionnel qui viole la lettre et l’esprit de notre Constitution », accusant le Conseil de « s’asseoir sur la Constitution ». Et Laurent Wauquiez, de son côté, s’était indigné : « Le Conseil constitutionnel est sorti de son lit (…) Aujourd’hui, il n’est plus à la place que lui a dévolue la Constitution de la Ve République (…) Dans une démocratie, la souveraineté vient du vote. »

Sous ce rapport, une telle constance dépasse le registre de la réaction épidermique : elle traduit une conviction politique. Et c’est précisément pour cela qu’elle mérite d’être prise au sérieux. Il n’est pas anodin que des responsables d’un parti ayant gouverné, et aspirant à gouverner de nouveau, joignent leurs voix à celles de l’extrême droite pour contester le rôle du Conseil constitutionnel. D’autant que leurs critiques ne relèvent pas du traditionnel agacement post-censure : elles s’en distinguent par leur radicalité et leur cible. Ce n’est plus le contenu des décisions qui est mis en cause, mais leur légitimité même.

Depuis 1958, le scénario était bien rodé. Une majorité contrariée par une censure protestait, une opposition frustrée par une validation s’en lamentait. Les uns dénonçaient une décision politique, soupçonnant le Conseil de collusion partisane ; les autres y voyaient une soumission au pouvoir exécutif. Le scénario était bien huilé, les rôles distribués, et le théâtre institutionnel tournait à plein régime.

Mais aujourd’hui, le ton a changé. Ce n’est plus le contenu des décisions qui est attaqué, mais la validité du pouvoir dont elles procèdent. Ce n’est plus la composition du Conseil qui est critiquée, c’est son existence que l’on conteste au nom d’un prétendu déficit démocratique. Laurent Wauquiez orchestre ainsi une opposition théâtrale entre les parlementaires, élus du suffrage universel, porteurs d’un mandat populaire, et les neuf membres du Conseil constitutionnel, présentés comme des figures hors-sol, irresponsables devant le peuple, nommés dans l’opacité et souvent issus des cercles de connivence du pouvoir.

Ce procès peut, à première vue, présenter les apparences du bon sens. D’un côté, le législateur, censé incarner la volonté générale à travers les lois qu’il adopte. De l’autre, une instance non élue, formulant des appréciations discrétionnaires qui viendraient, sans légitimité démocratique, contrecarrer les choix de la majorité parlementaire. Une vision manichéenne qu’Eric Ciotti résume sans détour : « Le Conseil constitutionnel outrepasse ses prérogatives, dicte sa loi et gouverne à la place du peuple. Une caste confisque [ainsi] nos institutions. »

Mais cette lecture, aussi séduisante soit-elle, passe à côté de l’essentiel. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas une querelle de procédure : c’est la sauvegarde des libertés fondamentales. Car la démocratie n’est pas, par nature, immunisée contre le despotisme. Tocqueville l’avait pressenti dès 1835 : « Je ne crains pas tant la tyrannie de la minorité que l’omnipotence de la majorité », écrivait-il dans De la démocratie en Amérique, mettant en garde contre la tentation de faire primer la force du nombre sur le principe du droit.

C’est précisément pour conjurer ce risque que le contrôle de constitutionnalité s’est imposé comme un pilier des régimes démocratiques. Confié à une instance indépendante, ce mécanisme est né des leçons de l’histoire et des tragédies du XXe siècle, où le suffrage universel, livré à lui-même, n’a pas toujours su protéger les droits qu’il prétendait incarner.

Voilà pourquoi le refrain du « gouvernement des juges » doit être vigoureusement combattu. Car affaiblir aujourd’hui le Conseil constitutionnel, c’est demain l’empêcher de jouer son rôle. Et celui-ci est essentiel.

Cette critique, d’ailleurs, n’est pas née en France. Elle trouve ses racines aux États-Unis, où le pouvoir politique de la Cour suprême est pleinement assumé. Charles Evans Hughes, futur Chief Justice, le disait sans détour dès 1907 : « Nous sommes régis par une Constitution, mais cette Constitution est ce que les juges disent qu’elle est. »

Dès lors, deux évidences s’entrechoquent. D’abord, dans toute démocratie, le juge est nécessairement créateur de droit. Son office consiste à appliquer une règle à une situation concrète. Or ni la Constitution ni la loi ne sont des manuels d’instruction : ce sont des cadres, parfois lacunaires, souvent ambigus. Celui qui les interprète produit donc du droit par nécessité, non par usurpation.

Ensuite, contrôler la constitutionnalité d’une loi n’a rien d’un exercice mécanique. Il ne s’agit pas simplement de juxtaposer une norme inférieure à une norme supérieure. C’est un travail d’équilibriste où le juge doit concilier les exigences du droit, souvent universelles et pérennes, avec les contingences de la politique, soumises aux aléas des majorités et aux passions du moment.

D’autre part, il serait illusoire de croire que le Conseil constitutionnel peut faire abstraction des conséquences politiques de ses décisions. Sa saisine est pleinement intégrée au processus législatif : elle intervient entre le vote de la loi par le Parlement et sa promulgation par le Président. À ce stade, les débats sont encore vifs, les passions intactes. La saisine devient alors l’arme ultime des opposants, un dernier recours dans une bataille politique non encore close.

Saisi par des autorités politiques, le Conseil intervient donc dans un contexte de confrontation. Et compte tenu du délai restreint imposé par l’article 61, alinéa 2 (un mois au maximum) ses décisions sont immédiatement scrutées, commentées, interprétées. Une censure est toujours perçue comme une victoire pour les adversaires du texte ; une validation, comme un renfort pour le gouvernement.

Chaque décision est donc un défi, une gageure. Et le Conseil ne parvient pas toujours à l’éviter. Dès 1959, il s’est affranchi des deux seules issues prévues par les articles 21 et 22 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 - conformité ou censure - en introduisant les fameuses « réserves d’interprétation ». Par ce biais, il conditionne la validité d’une disposition à une application conforme à son interprétation. Ce faisant, il ne se contente plus de juger : il oriente, il encadre, il balise. Certains y voient un glissement vers un rôle de « co-législateur ». Le Conseil, lui, affirme que cette pratique ne modifie pas le fond normatif de la loi. Mais son usage fréquent, dans près d’un quart des décisions, souvent sur des points cruciaux, soulève logiquement des interrogations.

Parallèlement, il faut rappeler une exigence ancienne mais toujours actuelle : depuis 1804, le Code civil impose au juge de trancher, même en cas de silence ou d’ambiguïté de la loi. Refuser de juger sous prétexte d’obscurité ou d’insuffisance, c’est s’exposer à une accusation de déni de justice. Cette responsabilité considérable a conduit la Cour de cassation à bâtir, à partir de quelques articles épars, le droit moderne de la responsabilité civile. De même, les « principes généraux du droit » ont émergé dans la jurisprudence du Conseil d’État, comblant les lacunes du texte par la raison juridique. Car juger n’est pas un privilège, ni un confort. C’est un exercice exigeant, souvent ingrat, qui consiste à choisir entre des inconvénients, à trancher là où le législateur n’a pas voulu ou su le faire. Le juge n’invente pas le droit : il le révèle, il l’interprète, il le fait vivre.

Ajoutons que le Conseil constitutionnel ne peut intervenir de son propre chef puisque la Constitution lui interdit de s’autosaisir. Il n’agit donc que lorsqu’il y est invité. Et cette intervention demeure rare. En régime courant, le Parlement adopte entre trente et soixante lois par an. Le Conseil, lui, n’en examine qu’une vingtaine. Et encore : les saisines ne portent souvent que sur quelques articles, parfois accessoires. Dans ces conditions, difficile de soutenir l’idée d’un « gouvernement des juges » qui s’arrogerait un pouvoir normatif au détriment des autorités politiques. Le Conseil ne gouverne pas : il veille. Il ne décide pas du droit, il en garantit la cohérence et la conformité. Et il ne le fait que lorsqu’on le lui demande.

Terminons par une dernière précision : contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, le pouvoir du Conseil constitutionnel n’est pas absolu. Il est borné par la souveraineté du Constituant. Une révision de la Constitution peut parfaitement venir contredire une décision du Conseil, et ainsi le « désavouer dans une sorte de lit de justice », selon la formule célèbre de Georges Vedel. Certes, une telle révision est complexe à mettre en œuvre, et donc peu fréquente. Mais elle n’est ni théorique ni illusoire. Elle a déjà été utilisée à deux reprises : en 1993, pour surmonter la censure d’une réforme du droit d’asile ; et en 1999, pour contourner la décision de 1982 invalidant les quotas par sexe dans les assemblées électives. Le Conseil peut donc être stoppé. Il n’est ni au-dessus du droit, ni hors d’atteinte. Il agit dans un cadre, et ce cadre peut être redéfini par la volonté politique suprême. Par conséquent, le fantasme d’un « gouvernement des juges » omnipotent ne résiste pas à l’analyse juridique.

Voilà pourquoi, malgré les critiques que l’on peut adresser à son fonctionnement ou aux modalités de nomination de ses membres, le Conseil constitutionnel est un acteur indispensable du débat public. Une loi, aussi légitime soit-elle, doit trouver sa limite dans le respect des droits garantis par la Constitution. Et si aucun gardien n’est chargé d’en prévenir le franchissement, qui peut croire que le seul autocontrôle du législateur suffirait ? Dès lors, s’il faut saluer le rôle du Conseil dans la vie démocratique, il faut aussi s’inquiéter des attaques dont il fait l’objet. Non seulement ces accusations sont, pour l’essentiel, infondées, comme nous l’avons démontré, mais elles affaiblissent son autorité. Et ce discrédit, loin de servir une cause, nuit à tous.