Poutine, Prigojine et la nuit des longs couteaux. Un essai de politique fiction edit

18 janvier 2023

Les informations dont nous disposons sur l’aiguisement des conflits au sein du pouvoir russe, qui se concentrent sur l’organisation, le commandement et l’action des forces militaires, ne sont ni assez nombreuses ni assez fiables pour nous donner une idée précise de leur degré de gravité et du sens de leur évolution. Mais elles sont assez nombreuses et assez convergentes pour permettre d’ébaucher différents scénarios. Celui que nous envisageons ici, qui relève de la politique fiction, est bâti sur une comparaison entre la situation de crise politique actuelle en Russie et celle qui a opposé jadis la SA (Sturmabteilung), la milice de Hitler, au haut commandement de l’armée allemande.

Cette crise, on s’en souvient, a pris fin en juin-juillet 1934 avec l’épisode de la nuit des longs couteaux, lorsque Hitler, chancelier du Reich allemand depuis l’année précédente, décida de liquider la SA, dirigée par son vieux compagnon de lutte Ernst Röhm. Si par de nombreux aspects ces deux crises diffèrent profondément l’une de l’autre, les similitudes existantes nous paraissent néanmoins suffisantes pour avancer l’hypothèse qu’elles pourraient se résoudre d’une manière comparable.

1933-1934. Le conflit entre l’armée allemande et la SA

La SA, créée par Adolf Hitler en 1921, était une formation paramilitaire du parti nazi comprenant un grand nombre d’anciens combattants de la grande guerre et qui constituait sa garde prétorienne. Après son arrivée à la chancellerie, le 30 janvier 1933, la SA se pose clairement comme une force concurrente de l’armée, la méprisant et critiquant son conservatisme. Elle prétend jouer un rôle non seulement militaire (Röhm, qui a été nommé en décembre 1933 par Hitler ministre sans portefeuille, ne se contente plus de diriger la SA et fait pression sur lui pour être nommé ministre de la Défense, position occupée par le général von Blomberg, lui-même proche des nazis) mais aussi politique, voulant mener à bien son projet révolutionnaire national-socialiste alors que le 6 juillet 1933, lors d’une réunion à la chancellerie ce dernier annonçait en même temps le succès et la fin de la révolution nationale-socialiste. La SA entend défendre son autonomie au sein du parti nazi. Ses membres se distinguent par leur brutalité et leur agressivité.

Les chefs de l’armée régulière observent avec inquiétude le développement de la SA qui, en janvier 1934, compte plus de quatre millions de membres alors que le traité de Versailles a fixé à 100 000 hommes la limite supérieure des effectifs de l’armée. Röhm entend faire de la SA le noyau de la nouvelle armée allemande et adresse à Blomberg un mémoire dans lequel il défend l’idée selon laquelle la défense nationale doit être assurée par les SA, le rôle de la Reichswehr se limitant à l’instruction militaire . Le conflit est désormais inévitable. L’appui de l’armée à Hitler est alors en balance. Blomberg le presse d’agir sous peine de rompre l’alliance entre l’armée et le nouveau chancelier qui, lui, en a un besoin vital pour développer la Reichswehr et réaliser ses projets expansionnistes. Röhm et ses partisans, de plus en plus impatients, portent désormais leurs coups contre Hitler lui-même. En privé, Röhm déclare ainsi : « Ce que dit le prétendu Führer ne compte pas pour nous. […] Hitler est un traître, il faut qu’on lui fasse prendre des vacances, [et] si les choses ne peuvent se faire avec Hitler, qu’à cela ne tienne, nous les ferons sans lui ». Un de ses lieutenants déclare : « Certains des dirigeants de l’armée sont des porcs. La plupart des officiers sont trop vieux et doivent être remplacés par de plus jeunes. Nous voulons attendre jusqu’à ce que “papa” Hindenburg soit mort, et alors la SA marchera contre l’armée. » Certains de ces propos sont rapportés à Hitler.

Autour de lui, plusieurs personnages, notamment Göring, ministre sans portefeuille, se dressent contre Röhm et la SA, dont ils craignent la concurrence. Ils tentent de persuader Hitler de se débarrasser de Röhm et se rapprochent de Blomberg. Le 17 mars 1933, la LSSAH est officiellement créée par l’officier SS Sepp Dietrich, garde du corps personnel de Hitler, sous le nom de SS-Stabswache. Le 13 avril 1934, Himmler, le Reichsführer-SS, la renomme « Leibstandarte SS Adolf Hitler », pour marquer sa différence des unités militaires de la Reichswehr et de la SA. Himmler, Göring et Blomberg vont alors unir leurs forces pour obtenir de Hitler la décision de liquider la SA. De son côté Hitler, très lié à Röhm, hésite.

2022-2023. Le conflit entre l’armée russe et Wagner

Le groupe Wagner est créé comme organisation paramilitaire en mai 2014 par Evgueni Prigojine, un proche de Poutine, au moment où éclate la guerre dans le Donbass. Elle est présentée dans un premier temps comme une société privée dont la mission est de défendre les intérêts extérieurs de la Russie. Les mercenaires sont au départ des vétérans des guerres d’Afghanistan et de Tchétchénie. Ce n’est qu’en 2022 que Prigojine reconnaît être le propriétaire de Wagner. Composée au départ de quelques milliers de membres, l’organisation atteint aujourd’hui plus de 50 000 mercenaires après l’intégration de prisonniers russes. Ces mercenaires sont connus pour leurs exactions et les crimes de guerre qu’ils commettent. Wagner est aujourd’hui massivement engagée dans la guerre en Ukraine et en particulier dans le Donbass.

Prigojine utilise de plus en plus clairement l’engagement de Wagner dans le conflit ukrainien pour atteindre ses objectifs personnels sur la scène politique intérieure. Depuis le début de la guerre il ne cesse de critiquer le haut commandement de l’armée pour son incapacité. Il entend faire de Wagner le noyau de l’armée russe à reconstruire. Il fait partie, avec les blogueurs militaires russes et la milice tchétchène de Kadyrov, de ces faucons qui non seulement ne cessent de dénoncer l’incapacité de l’armée et de réclamer le remplacement du Haut Commandement, mais mettent également en cause les élites russes en général, exigeant une restructuration du système économique et social et un changement de gouvernement. Prigojine se sert de l’action de Wagner en Ukraine pour démontrer la supériorité de sa milice, seule capable de battre l’armée ukrainienne. « Sa » bataille de Bakhmout-Soledar a donc un objectif essentiellement politique et il y joue son va-tout. Il tente de concrétiser son avantage au moment où les blogueurs militaires, seule parole (encore) autorisée en Russie portent des coups de plus en plus durs au ministère de la Défense.

L’acmé de la crise

Ces derniers jours, la crise politique s’est approfondie. Poutine semble de plus en plus incapable de la maîtriser et devient lui-même une cible des attaques des faucons. Mis en difficulté alors que les chefs militaire qui lui sont les plus proches sont attaqués quotidiennement, il vient de réorganiser l’état-major de l’armée en remplaçant à la tête de l’armée en Ukraine Sergueï Sourovikine, lié à Prigojine, par Valeri Guerassimov, très proche de lui et bête noire du chef de Wagner. Ce changement peut s’analyser comme une tentative de coup d’arrêt de l’offensive politique de Prigojine et un renforcement de l’autorité du ministère de la Défense. Poutine est donc désormais partie prenante du conflit. D’autant plus que pour la première fois, même si Prigojine lui-même se déclare toujours proche de Poutine, d’autres s’expriment plus clairement, tel Igor Guirkine, ancien commandant des militants pro-russes dans le Donbass, qui s’est déclaré favorable au retrait de Poutine sous peine d’une catastrophe militaire et a condamné la nomination de Guerassimov.

À l’occasion de la bataille de Soledar, le conflit entre le ministère de la Défense et Prigojine semble avoir atteint son point de rupture. Prigojine et ses lieutenants, annonçant la prise de cette ville, ont clamé que cette victoire revenait au seul groupe Wagner. En réponse le ministère a célébré cette victoire sans signaler le rôle de Wagner. L’adjoint de Prigojine a répété que cette victoire était celle du seul groupe Wagner et qu’il n’était pas nécessaire d’humilier ses combattants, accusant le ministère de leur voler leur victoire. Celui-ci a alors salué le courage des combattants de Wagner mais, le 15 janvier, Poutine est reparti à la charge attribuant le succès au ministère de la Défense en réponse à la question d’un journaliste. Selon l’Institut pour l’étude de la guerre (ISW), le maître du Kremlin veut ainsi contrecarrer l’influence croissante de Prigojine dans les médias, notamment Telegram. Nous en sommes là.

Cet épisode montre les hésitations de Poutine à engager véritablement l’épreuve de force avec Prigojine et les faucons, blogueurs militaires et autres. Cependant, son pouvoir est mis en cause et le maintien du fragile statu quo actuel paraît très incertain. Notons que Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense et l’homme de Poutine, qui est la cible privilégié des faucons, renforce lui-aussi sa milice privée « Patriot » qui a des liens étroits avec le service de renseignement (GRU). Elle est présente, elle aussi, dans le Donbass et pourrait être engagée contre les faucons si Poutine, qui a déjà intensifié ses efforts pour réduire au silence les blogueurs les plus acharnés, décidait de passer à l’action.

La nuit des longs couteaux, 29-30 juin 1934

Après plusieurs mois d’hésitation et de tergiversations Hitler décide à la fin du mois de juin 1934 de liquider les chefs de la SA. Tout en préparant son épuration la SS et la Gestapo dressent des listes de proscription, y ajoutant des personnes sans lien avec la SA. Le 27 juin, Hitler obtient la pleine coopération de l’armée. Blomberg et le général von Reichenau, qui fait le lien entre l’armée et le parti, placent les troupes en état d’alerte. L’armée fait délivrer des armes et des moyens de transport à destination de l’Allemagne du Sud, pour 700 hommes de la SS.

Le 30 juin 1934, à deux heures du matin, Hitler et son entourage prennent l’avion pour Munich. La purge débute par l’irruption du Führer, pistolet au poing, le 31 juin, à l’hôtel Hanselbad à Bad Wiessee où se trouvent Röhm et de nombreux responsables de la SA. Le lendemain il donne l’ordre d’exécuter Röhm qui a été emprisonné et qui est alors abattu par les tueurs de la SS. La SA est décapitée. On estime à environ deux cents le nombre total des victimes.

En Allemagne l’armée applaudit. La Wehrmacht est désormais la seule force armée de l’ensemble de la nation. La purge rencontre un très large soutien dans l’opinion publique. « À ce moment, j’étais responsable du destin de la nation allemande et donc son juge suprême. [...] J’ai donné l’ordre d’exécuter les principaux coupables de cette trahison. Chacun doit savoir dans l’avenir que, s’il lève la main contre l’État, son seul destin est la mort », déclare Hitler le 13 juillet. Lutze remplace Röhm à la tête de la SA dont le nombre de membres va baisser rapidement. Elle a perdu toute autonomie. Cette purge représente une victoire décisive pour Hitler. Désormais il est le seul maître à bord. Tout Allemand peut désormais être arrêté et exécuté s’il est perçu comme une menace pour l’État.

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