La CFE-CGC ou le miroir des cadres edit

13 décembre 2017

Lors des discussions sur la loi El Khomri ou les « ordonnances Macron », le discours de la CFE-CGC était presqu’aussi radical que celui de la CGT. Elle voyait dans ces textes et lois un démantèlement du droit du travail, une machine en faveur de la précarité ou une réponse purement libérale aux mutations de l’emploi qui favorisait le patronat. La CFE-CGC semblait ainsi passer du camp syndical réformiste à un « front du refus » incarné par la CGT et SUD. S’agit-il là d’errements de la part de la direction de ce syndicat tant il est vrai que l’opinion des cadres en général reste plutôt modérée ou favorable face aux réformes sociales faites depuis deux ans ? Ou d’une stratégie liée au projet de réforme du statut des cadres qui doit être négociée en 2018 ? Voire à la disparition annoncée du régime de retraites spécifique aux cadres, l’AGIRC ?

En fait, plus que les attentes ou les griefs immédiats, ce que nous dit le discours actuel de la CFE-CGC reflète la mise en cause du groupe des cadres, une mise en cause qui déborde les conjonctures présentes. En ce sens, un rappel historique est nécessaire pour mieux situer les ruptures d’aujourd’hui. À l’origine du syndicalisme cadres, on trouve de grandes organisations d’ingénieurs comme l’Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF) ou l’Union sociale des ingénieurs catholiques (USIC). À la libération, les ingénieurs occupent au sein du syndicalisme, une place d’autant plus éminente qu’ils jouent un rôle central dans la reconstruction de la France et qu’ils disposent d’un statut professionnel auréolé par un savoir scientifique prestigieux au regard de beaucoup. Dans les années 1960, d’autres catégories de cadres issus de l’Université interviennent dans le champ syndical. Avec les ingénieurs, il s’agit là de cadres qui renvoient aux strates supérieures du groupe. En polarisant ses revendications sur la défense de la hiérarchie et la fiscalité, la CGC d’alors répond aux attentes des cadres de haut niveau, ce qui ne l’empêche nullement d’exercer une influence parmi les cadres subalternes et les agents de l’encadrement ou la maîtrise.

Situation paradoxale ? En fait, le paradoxe est moins évident qu’il ne paraît de prime abord. À l’époque, le groupe des cadres est très hétérogène comme l’ont montré beaucoup de travaux de sociologues. Mais les catégories supérieures jouaient d’autant plus un rôle de « modèle », elles étaient d’autant plus attractives auprès des cadres subalternes que ceux-ci gardaient l’espoir d’accéder à leurs niveaux ou de s’en approcher au mieux, et pour cause : les possibilités de promotion étant encore largement ouvertes aux cadres autodidactes ou peu diplômés, nombreux alors. En d’autres termes, existait un « ascenseur social » très efficace. Globalement, le groupe était flou mais il restait soudé par la somme des ambitions sociales qui le traversaient.

Un groupe social toujours plus clivé

Aujourd’hui, l’absence d’ascenseur social et la notion de déclassement sont devenues des lieux communs. Le groupe des cadres est plus que jamais clivé. C’est certainement là que l’on constate les fossés les plus importants entre « ceux du haut » et « ceux du bas » qui sont eux-mêmes très souvent diplômés. C’est d’ailleurs ce qui explique la radicalisation politique et sociale de nombreux cadres subalternes ou des professions intellectuelles. D’un côté, les gagnants du capitalisme moderne lié à la mondialisation et aux technologies de pointe - le numérique, l’intelligence artificielle et le digital. Ici, le « modèle » ne relève plus forcément de l’ingénieur traditionnel mais plutôt de fonctions telles que le marketing, la finance ou la gestion et des formations dispensées dans les écoles de commerce. À l’opposé, on retrouve tous ceux qui sont d’autant plus dépassés par les changements ultra-rapides de l’économie qu’ils sont dans la crainte incessante de subir les effets de la mondialisation – fusions ou délocalisations d’entreprises. Mais aussi les effets de la transition numérique sur les organisations du travail, les qualifications et les professions étant entendu que de tels effets ne concernent plus seulement les emplois peu ou pas qualifiés mais de plus en plus massivement les emplois qualifiés (cadres ou non).

Aujourd’hui, le discours radical de la CFE-CGC reflète à sa manière, ce paysage et la réalité des cadres subalternes et agents de maîtrise qui pour des raisons objectives ou non, se sentent exclus ou marginalisés quant aux évolutions contemporaines, ce qui n’était pas le cas durant les « Trente Glorieuses ». La croissance selon Keynes leur convenait parfaitement. La « destruction créatrice » d’un Schumpeter fondée sur l’obsolescence permanente des innovations et des activités passées au profit de nouvelles innovations et activités leur convenait beaucoup moins mais elle était supportable si existaient plusieurs conditions : une croissance économique suffisamment forte ; le plein emploi ; des politiques redistributives efficaces ; des investissements en hausse dans l’éducation et la formation professionnelle et une mobilité sociale au moins minimale. En revanche, une société où les mutations sont toujours plus accélérées, les centres de pouvoirs désincarnés et la fragmentation sociale de plus en plus vive – une « société fluide » à la Bauman – ne leur convient, dans la plupart des cas, plus du tout.

À l’heure où se dessine la réforme du statut des cadres dont la négociation se fera dès le printemps prochain, la réalité du groupe nous montre que ce statut, qui date de la Libération, est de moins en moins de mise, aujourd’hui. L’existence de facto s’éloigne ou contredit ce que disent les conventions ou le droit.

Ruse de l’histoire ? En 1946, à la veille de la guerre froide, Roger Pascré, un ingénieur mais aussi militant communiste et dirigeant du Cartel confédéral des cadres de la CGT, écrivait : « Un nombre croissant d’ingénieurs et de cadres de plus en plus spécialisés dans une économie dirigée moins par des techniciens que par des financiers a conduit ces derniers à considérer l’ingénieur comme « masse » et non plus comme individualité et à voir en lui un élément compressible du prix de revient et non plus un des agents essentiels de la prospérité économique » (Travail et technique, organe du Cartel des cadres CGT, n°3, août-septembre 1946). Au moment où l’économie allait beaucoup s’appuyer sur les ingénieurs, les cadres et les couches moyennes salariées qui devaient amplement bénéficier des fruits de la croissance au niveau matériel comme dans l’éducation, l’analyse de Roger Pascré semblait relever de l’idéologie la plus pure. Et surtout, elle était très éloignée de ce que pensait une immense majorité des cadres dont les cadres subalternes qui étaient nombreux à se reconnaître dans la CGC des « trente glorieuses ».

Est-on sûr que cela perdure, aujourd’hui, parmi ces derniers ? C’est ce doute que reflète à sa manière le discours actuel de la CFE-CGC d’ailleurs conforté par un fait concret à savoir ses résultats lors des élections professionnelles en entreprise. La progression de la CFE-CGC, qui se situe pour l’essentiel au niveau du 2e collège électoral  (techniciens et agents de maîtrise), est fréquente et parfois spectaculaire. Elle est aujourd’hui la première organisation chez Renault qui fut longtemps un bastion de la CGT. Elle progresse dans les industries électriques et gazières, autres places fortes de la CGT mais aussi à la RATP (+ 4 points) ou chez Axa (+ 5 points). Beaucoup d’autres exemples pourraient être cités. Ils montrent que le groupe des cadres subit des bouleversements majeurs et que les clivages qui le traversent sont désormais très profonds.