Macronisme et bonapartisme edit

30 juin 2017

Macronisme et bonapartisme, le parallèle vient naturellement à l’esprit. Bonaparte et Macron, deux hommes jeunes qui ne sont pas des politiciens professionnels et qui, au moyen d’une campagne brillante, l’une militaire et l’autre électorale, ont réussi à incarner la figure de l’homme providentiel, à opérer la rencontre de l’offre et de la demande d’un « sauveur » pour s’emparer du pouvoir en un temps record. Deux hommes particulièrement intelligents et volontaires, qui se lancent seuls dans une aventure improbable. Deux hommes qui, fustigeant les factions et les partis au nom du nécessaire rassemblement des Français autour de leur personne, portent l’espoir d’un renouveau dans une France qui doute d’elle-même, une France lasse d’un pouvoir faible et inefficace, en quête d’un leader capable de la remettre « en marche » et de lui redonner son rang et son prestige. Deux hommes séduisants, habités par la certitude d’avoir un destin, qui appellent les Français à les suivre. Deux hommes, enfin, convaincus que la France qui a fait la Révolution n’en est pas moins demeurée profondément marquée par son passé monarchique.

Pourtant, ce parallèle, pour juste qu’il soit sous maints aspects, doit être interrogé à la lumière d’une histoire longue qui a produit trois autres « hommes providentiels » qui ont, comme eux, exercé le pouvoir : Louis-Napoléon Bonaparte, Philippe Pétain et Charles de Gaulle. À travers la succession de ces cinq personnages se déroule une histoire marquée par la relation conflictuelle entre l’enracinement difficile de la République parlementaire et les résurgences accidentelles d’un modèle politique qui se veut alternatif, donnant la primauté au détenteur du pouvoir exécutif. Apparaissent alors les traits communs à ces cinq personnages qui ont incarné tour à tour le modèle de l’homme providentiel.

Ce personnage est au départ une personnalité importante de la République, président de la République élu (Louis-Napoléon, le premier président de la République), Premier Consul, président du Conseil, général, ministre. Il se présente comme le sauveur de la Nation, dont la mission est de mettre fin à la crise de fonctionnement du régime républicain. Il adopte une attitude monarchique, critique le pouvoir parlementaire et rejette le clivage gauche/droite. Il met en cause la responsabilité des partis politiques et appelle au rassemblement des Français sous son autorité. Il fonde sa légitimité sur son large soutien populaire et développe une communication politique efficace, débouchant souvent sur un véritable culte de la personnalité. Enfin, il s’appuie d’abord pour gouverner sur l’appareil de l’Etat et ses fonctionnaires.

Les hommes providentiels et l’enracinement de la République

Ce rapide tableau, pour juste qu’il soit, donne une image statique du modèle de l’homme providentiel qui doit être replacé dans la dynamique historique de l’enracinement progressif du régime républicain en France. Des différences profondes apparaissent alors dans ces cinq incarnations du modèle qui correspondent à différentes phases de l’histoire de la République et qui, toutes, ont fini par déboucher sur une restauration ou un renforcement du régime républicain.

Les trois premiers hommes providentiels ont détruit le régime républicain par un coup d’État (le livre récent de Philip Nord, France 1940. Défendre la République, Perrin, 2017, montre clairement que les 10 et 11 juillet 1940 ont été le théâtre d’un véritable coup d’État antirépublicain). Le général de Gaulle a renversé une République en surfant sur la menace d’un coup d’État militaire mais il a instauré un nouveau régime républicain et non pas un pouvoir dictatorial. Cependant, il n’a jamais voulu fonder la légitimité de son pouvoir sur l’obtention de majorités parlementaires et son usage du référendum a pu été parfois assimilé aux plébiscites que les deux Bonaparte ont utilisés pour fonder ou refonder leur pouvoir. Emmanuel Macron, élu président dans le cadre des institutions de la Ve République, n’a pas eu besoin de changer de République ni de faire appel à ou de se servir de l’armée (il n’aurait pas pu le faire de toutes manières) pour conquérir le pouvoir. Les régimes bonapartistes, tout comme le régime de Vichy, se sont effondrés. En revanche, le départ du général de Gaulle en 1969 n’a pas donné lieu à un changement de république mais à un renforcement de son caractère parlementaire, les partis politiques se l’étant peu à peu approprié. Si les quatre premiers hommes providentiels détestaient la république parlementaire, ce n’est pas le cas du cinquième, même s’il en a nié, à tort, le caractère… parlementaire.

Les quatre premiers hommes providentiels ont voulu détruire le « régime des partis », même si la création d’un parti gaulliste a permis au général de Gaulle, pendant toute la période où il a exercé le pouvoir, de ne pas avoir à affronter la contradiction initiale au cœur du compromis de 1958 entre régime présidentiel et régime parlementaire. En 1969, voulant réaffirmer la primauté du premier sur le second au moyen d’un référendum, son échec a confirmé, au contraire, la double nature de ce régime. Emmanuel Macron, ayant obtenu une majorité absolue à l’Assemblée nationale en renouant avec l’esprit de la Ve, intériorisé par une partie importante du peuple français, et grâce au mode de scrutin majoritaire à deux tours, peut, comme son prestigieux devancier, jouer de cette ambiguïté fondatrice. Mais il ne nie pas, lui, que sa légitimité ait été confortée par sa victoire législative. Il est peu probable qu’il utilisera la procédure du référendum de manière plébiscitaire. À la différence non seulement des trois premiers hommes providentiels mais également du quatrième, il a volontairement et ouvertement, en créant son mouvement « En marche », fait de cette nouvelle organisation un outil pour la conquête du pouvoir. Mais, en voulant équilibrer par un fonctionnement horizontal de cette organisation le pouvoir vertical de l’Etat dont il occupe désormais le sommet, il a déplacé sans la résoudre la question de la nature duale du régime.

Enfin, Emmanuel Macron se différencie de ses devanciers par son rapport à la nation. Certes, il affirme, comme eux, l’importance de la nation et il s’engage à la fois à la protéger et à lui rendre, sinon sa grandeur, du moins son influence. Mais il ne pense pas, bien au contraire, qu’il y ait une contradiction entre cet objectif et le renforcement de l’Union européenne et du fédéralisme européen. Ce trait est important et marque une rupture avec l’image de l’homme providentiel ayant une vision de la politique extérieure fondée uniquement sur les relations, pacifiques ou guerrières, qu’entretiennent les nations entre elles.

Ainsi, paradoxalement, à travers la succession de ces cinq hommes providentiels, le long conflit entre la vision parlementaire et la vision monarchique, insoluble jusqu’à 1958 et pour partie résolu par l’instauration de la Ve République, a peut-être trouvé, avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, un nouveau mode de résolution, plus conforme à l’esprit de la République tout en intégrant, grâce aux institutions gaulliennes la dimension de personnalisation du pouvoir comme une dimension légitime dans l’économie du régime démocratique français. Une dimension dont la campagne présidentielle et l’élection d’Emmanuel Macron ont confirmé l’importance pour les Français. Pour la première fois, l’arrivée au pouvoir d’un « homme providentiel » n’a pas été mise en cause comme comportant une menace pour la République. Un « homme providentiel » normalisé en quelque sorte et une République qui se trouve au total renforcée, 225 ans après sa naissance.