Les limites de la démocratie participative edit

17 avril 2019

Par ces temps de crise de la démocratie représentative, l’une des antiennes les plus en vogue dans les médias comme sur les ronds-points de France et de Navarre est l’idée selon laquelle les citoyens seraient avides de participation, ce dont témoignerait par exemple le succès du Grand Débat, et ce qui légitimerait par la même occasion la généralisation des procédures référendaire ou participative. Or cette idée de citoyens friands d’engagement et désireux de pallier les insuffisances criantes de leurs représentants par leur implication directe dans la délibération – voire la décision – politique est-elle réellement documentée ? Rien n’est moins sûr.   

Pour tenter d’esquisser une réponse, nous allons prendre deux exemples tirés de travaux récents de science politique, et qui, par leur caractère concret, valent mieux que des généralisations creuses ou des abstractions hâtives. Malgré leurs différences flagrantes, ils semblent déboucher sur un certain nombre de conclusions étonnamment similaires. Le premier renvoie à une expérience de démocratie participative à l’échelle d’une ville (Louviers) et remonte à une quarantaine d’années[1]. L’autre se rapporte à une pratique contemporaine de gouvernance démocratique au sein d’une petite Société coopérative et participative (SCOP)[2]. Deux contextes radicalement différents donc, mais dont les échecs respectifs nous semblent d’autant plus riches de significations.   

Rendre le pouvoir aux citoyens: l’utopie participative et autogestionnaire de Louviers dans les années 1970

Commençons donc d’abord par Louviers, l’ancien fief de Pierre Mendès-France, figure iconique de la gauche française dont la conception citoyenne exigeante a laissé une trace durable dans la mémoire locale et bien au-delà. Hélène Hatzfled, sur les travaux de qui nous nous appuyons ici, part d’une réflexion sur un épisode « autogestionnaire » ayant eu un écho national dans l’après-68, avant d’élargir son analyse à une période d’une vingtaine d’années, incluant une double expérience à la tête de la mairie de Louviers : celle initiée par le docteur Martin entre 1965 et 1969, puis celle menée par une coalition de gauche (avec une forte teinte PSU) entre 1976 et 1983. Ces deux tentatives iconoclastes se sont soldées par un échec électoral, mais c’est surtout leur prétention à vouloir renouveler en profondeur la démocratie représentative qui a conduit à une impasse. Une impasse riche de significations et dont les leçons nous semblent toujours d’actualité.

Deux slogans résument l’ambition exorbitante d’une expérimentation politique dont l’aura a, un temps, largement dépassé le cadre de la cité lovérienne : « rendre le pouvoir aux citoyens » et « information participation contrôle ». Dans le contexte politique et culturel de l’époque, cette entreprise est souvent qualifiée d’expérience « autogestionnaire »[3], mais si ce vocabulaire nous paraît aujourd’hui suranné, l’objectif nous est autrement plus familier : il s’agit en effet d’associer étroitement les citoyens à la gestion de leur ville et de transformer de facto la fonction même d’élu local. Concrètement, cette réorganisation complète du fonctionnement de la commune passe par la création de commissions ouvertes à tous les citoyens et portant aussi bien sur les questions d’urbanisme que sur les affaires scolaires ou culturelles. Loin de se cantonner à un rôle purement consultatif, ces instances délibératives sont conçues pour permettre aux habitants de la cité d’avoir réellement prise sur les décisions municipales. Et ce de trois manières : par un mouvement perpétuel d’information du haut vers le bas (diffusion systématique des informations communales vers les habitants) et du bas vers le haut (expression permanente des besoins de la population, via notamment des comités de quartier) ; par l’élaboration de propositions à soumettre au conseil municipal (au sein de commissions thématiques) ; et enfin par le contrôle de la mise en œuvre des « décisions » – si tant est que le mot puisse encore s’appliquer à un processus dilué à l’extrême.

Une telle conception de la vie politique locale aboutit nécessairement à une transformation radicale de la vision du maire : celui-ci n’est plus conçu comme un leader, ni même comme un chef d’orchestre. L’élu n’est plus, désormais, que l’interprète d’une impulsion venue de la base. Cette recomposition des rôles, synonyme d’égalisation et de nivellement des rôles, finit par aboutir à rien moins qu’une dissolution de la représentation et un refus de la délégation. Comme l’écrit très justement Hélène Hatzfeld, une telle conception « désagrège la hiérarchie des sources de légitimité » par une « égalisation postulée des positions ». En un sens, il n’y a même plus de mandat impératif puisque l’idée même de mandat s’évapore dans une vision acéphalique et informe de la démocratie. Les élus en viennent à abdiquer leurs responsabilités en se tournant vers les électeurs qui sont considérés comme les seuls à pouvoir décider ce qui est bon pour eux. En ce sens, un tel processus de dissolution politique ne peut pas ne pas rappeler le mouvement actuel des « gilets jaunes » lorsque celui-ci refuse toute idée même de représentation ou d’incarnation politiques. Sauf que l’exemple de Louviers illustre l’impasse d’un tel amorphisme civique, à l’image de cette anecdote que rapporte Hélène Hatzfeld en citant un citoyen qui interpelle les élus et leur demande de quel droit ils entendent rendre le pouvoir aux citoyens, alors même qu’ils ont été élus pour l’exercer…   

À l’évidence, plusieurs éléments concourent à l’échec de cette expérience participative qui eut pourtant son heure de gloire. Elle reposait d’abord sur un postulat aussitôt démenti par les faits : l’idée selon laquelle les habitants étaient désireux de s’organiser spontanément et qu’ils entendaient prendre en main la gestion de leurs problèmes collectifs de manière quasi autonome, sans même avoir besoin de l’impulsion de leurs élus. Dans la réalité, cette vision est largement restée à l’état d’incantation (des élus justement, à l’adresse de leurs électeurs). En effet, il est apparu très rapidement que les commissions mises en place par la municipalité et ouvertes à tous n’ont pas rencontré le succès espéré, et qu’elles n’ont guère été fréquentées que par une infime minorité. Plus largement, l’expérience de Louviers apparaît largement utopique dans la mesure où elle repose sur une large idéalisation du citoyen, dont les caractéristiques enchantées peuvent être résumées ainsi : actif, informé, conscient des enjeux, désireux d’acquérir les compétences requises par la gestion du bien public, responsable, soucieux de contribuer à l’amélioration de son cadre de vie, peu économe de son temps, etc. Bref, un modèle qui est à la « liberté des Modernes » propre à la société contemporaine ce que le Saint est à la communauté des croyants… Sans oublier que cette conception idéalisée de la vie politique repose aussi sur un idéal de consensus qui, là encore, se fracasse sur la réalité des conflits, inévitables – y compris à l’échelon local. Louviers n’y fait pas exception durant les années 1970, au point que la municipalité qui n’a que le mot « participation » à la bouche y boycotte allègrement les associations issues de la société civile dès lors qu’elles ne s’inscrivent pas dans la ligne idéologique qui sert alors d’étoile polaire aux explorateurs de la démocratie alternative – et qui exclut tout ce qui peut être soupçonné de complaisance pour la droite ou pour le parti communiste.  

Les limites de la démocratie d’entreprise à travers l’exemple d’une SCOP

Bien sûr, un simple cas concret ne saurait prétendre invalider une théorie, et c’est bien la raison pour laquelle il nous paraît intéressant de le rapprocher d’une expérience a priori radicalement différente, mais dont les impasses manifestent pourtant des similitudes tout à fait intéressantes. Cette nouvelle illustration pratique nous conduit cette fois-ci dans la sphère politico-économique de la démocratie d’entreprise, puisqu’il s’agit d’observer le mode de gouvernance d’une petite coopérative de production étudiée par Camille Ternier, une jeune chercheuse s’intéressant aux SCOP et qui a pour cela mené une enquête de terrain qui est aussi riche d’enseignements qu’elle est rare chez les philosophes, plus habitués aux envolées conceptuelles. Observant comment les acteurs perçoivent l’existence des mécanismes de pouvoir au sein de leur entreprise composée d’une vingtaine de salariés (parmi lesquels sept salariés-associés, dont la gérante), l’enquête nous décrit des employés insatisfaits du processus décisionnel en vigueur sans qu’ils soient pour autant capables de proposer une gouvernance alternative. Un tel résultat est d’autant plus intéressant que cette étude porte sur une société dont on pourrait penser a priori qu’elle est particulièrement propice à la participation démocratique. En effet, spécialisée dans le conseil aux associations et aux collectivités publiques désireuses de mettre en œuvre des projets de développement durable et de budget participatif, la SCOP emploie un personnel dont le profil social et scolaire est remarquablement homogène. Les problèmes de pilotage rencontrés par une telle structure et le maintien en son sein d’une forte inégalité de pouvoir est d’autant plus significative que l’essentiel des missions professionnelles de ses salariés consiste à animer des réunions participatives, et qu’il y a donc tout lieu de penser qu’ils possèdent mieux que quiconque tous les ingrédients indispensables à la vitalité démocratique : capacité d’écoute et de compréhension, goût de la délibération, techniques d’argumentation pacifiée, etc.

Pourtant, force est de constater que même une entreprise a priori aussi bien disposée à l’égard du concept de gouvernance démocratique est en réalité traversée de conflits, puisque la gérante (pourtant soucieuse de consulter ses six salariés-associés avant toute décision) y est couramment l’objet de critiques, parfois amères. Mais il serait pour autant erroné de croire que la majorité des salariés désirent une remise en cause de la centralisation des décisions (alors même que la plupart d’entre eux sont exclus des conciliabules entre salariés-associés). Loin de déplorer une forme purement représentative de démocratie d’entreprise qui accorderait une délégation trop large à « l’exécutif », les employés de la SCOP jugent au contraire majoritairement qu’une norme plus participative de prise de décision n’est pas viable car la collégialité systématique s’avère dans les faits bien trop chronophage. Pour résumer, les salariés jugent que l’idéal consisterait sans doute à prendre les décisions de façon collégiale, mais que les impératifs organisationnels justifient le recours à une forme de centralisation des décisions – l’impératif de collégialité se limitant dès lors à une simple consultation. Ce que l’un des salariés-associés résume par ces mots : « Il faut qu’il y ait un leader […] qui assure la cohérence d’ensemble, qui tranche au final, peut-être en ayant pris les points de vue des uns et des autres, mais il faut quelqu’un qui tranche, et… en qui on a confiance pour trancher justement ! »

À mille lieues de l’acéphalie et de la liquéfaction politiques rêvées par certains utopistes dans la cité lovérienne des années 1970, on voit poindre ici un éloge inattendu de la démocratie représentative. Non pas, certes, une démocratie de type jupitérien, verticale et autoritaire, mais une démocratie soucieuse de concilier le respect de la base (l’écoute) avec la responsabilité politique (faite de décision, d’efficacité, mais aussi de sanction).

 

[1] Notre propos repose sur l’analyse de : Hélène Hatzfeld, La Politique à la ville. Inventions citoyennes à Louviers (1965-1983), Rennes, PUR, 2018. 

[2] Notre propos repose sur l’analyse de Camille Ternier, « ‘‘Faire du terrain’’ en philosophie politique », in Magali Bessone (dir.), Méthodes en philosophie politique, Rennes, PUR, 2018, p. 227-257.

[3] Voir notamment Christophe Wargny, Louviers : sur la route de l’autogestion ?, Paris, Syros, 1976.