Le problème russe edit

8 avril 2023

Dans sa réponse brillante et détaillée à la critique d’Alain Bergounioux et de Gérard Grunberg sur sa vision de la guerre d’Ukraine, Hubert Védrine soutient qu’une politique d’inclusion de la Russie « dans un ensemble de sécurité plus vaste », parallèlement à l’élargissement de l’OTAN, aurait évité la tragédie en cours. Cette politique, note-t-il, a failli être mise en œuvre : c’était celle du président George Bush Sr (1989-1993), et elle avait le soutien d’autorités diplomatiques prestigieuses comme Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski, ainsi que celui de la France et de l’Allemagne, mais elle a été rejetée sous les présidences Clinton et Bush Jr par une Amérique ivre de son hyperpuissance. L’Occident aurait négligé voire méprisé la Russie, considérée comme une puissance secondaire après la disparition de l’URSS. D’où une succession d’erreurs stratégiques et de faux pas. Selon Hubert Védrine, la Russie était prête à jouer le jeu de relations apaisées et coopératives avec l’Ouest, notamment en matière de sécurité, et ce sont ces erreurs et faux pas qui l’ont poussée à considérer l’OTAN comme un ennemi et l’indépendance de l’Ukraine comme un danger.

Hubert Védrine s’appuie sur une reconstruction détaillée de ce qu’il appelle le « problème ukrainien », en vue de montrer qu’un compromis acceptable par les deux parties était à portée de main et que c’est l’intransigeance ukrainienne et la désinvolture des Occidentaux — la volonté de l’Ukraine de rompre avec son ancienne métropole pour devenir pleinement indépendante et européenne, la porte entrouverte à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN en 2008 —, qui ont conduit la Russie à se sentir menacée et à envahir l’Ukraine, en 2014 puis en 2022, avec la brutalité que l’on sait. En somme, Poutine est devenu un monstre, mais c’est nous qui l’avons fabriqué. Hubert Védrine a raison de souligner que le problème de la Russie avec l’Ukraine — je préfère cette formulation — n’a pas commencé avec la révolution du Maidan en 2013-2014, ni même avec la révolution Orange en 2004-2005, mais bien avant, quand l’Ukraine est sortie de l’URSS. Mais son récit repose sur une vision de la Russie assez éloignée de la réalité. On aurait aimé avec lui que cette Russie existât, et peut-être a-t-elle failli exister aux débuts des années Eltsine, mais cette possibilité a disparu avec l’accession au pouvoir de Poutine (1999), voire avant, quand Eltsine s’est retrouvé entre les mains du FSB qui avait étouffé le scandale des détournements de fonds au bénéfice de la famille Eltsine, grâce à un certain Vladimir Poutine.

Cette confiance dans une Russie « normale » s’appuie sur la conception des relations internationales d’Hubert Védrine, conception exposée dans de nombreux ouvrages et articles, que j’appellerais le réalisme géographique. Sa pensée me semble en effet toute guidée par la maxime de Napoléon, qu’aimait à citer François Mitterrand, « tout État fait la politique de sa géographie ». Ce réalisme est un contrepoids salutaire aux illusions lyriques de la paix perpétuelle qui ont fleuri après 1989, mais il rencontre une limite lorsque des États normaux — c’est-à-dire mus par leurs intérêts —, sont face à des États régis par un projet idéologique qui outrepasse leurs intérêts géographiquement entendus. C’est ce qui s’est produit plusieurs fois au XXe siècle. Dans ces situations, le conflit entre les régimes n’est plus soluble dans la logique des intérêts et de la recherche de compromis. Or la Russie de Poutine est un État de cette sorte et, voudrais-je montrer, elle l’est depuis le début et non en réaction aux fautes de l’Occident. Le régime de Poutine est engagé dans une guerre de type nouveau contre l’Occident global. Cette guerre fut pour ainsi dire déclarée à la conférence de Munich en 2007, et sa pièce maîtresse est la reconquête de l’Ukraine, sans laquelle son projet impérial perdrait toute crédibilité auprès de ses alliés et de son étranger proche[1]. Je pense même que l’attitude de Poutine et de son cercle vis-à-vis de l’Occident était arrêtée dès son arrivée au pouvoir en 1999, d’où le contrôle des médias, les exécutions de journalistes et d’opposants[2], et le déclenchement de la deuxième guerre de Tchétchénie au prétexte d’attentats terroristes dont il est établi aujourd’hui qu’ils ont été montés par le FSB, sous la houlette de Patroutchev. Plus important encore, la mise au pas des oligarques et l’élimination de ceux qui ne voulaient pas se soumettre commencent très tôt, avec l’expropriation de Youkos et l’arrestation de Khodorkovski. Le contrôle total de l’économie et l’échelle gigantesque des transferts de richesse dans des paradis fiscaux mais aussi dans la finance internationale, aux États-Unis au début puis, à partir des attentats du 11-Septembre, dans des pays moins regardants sur l’origine des fonds, en premier lieu la Grande-Bretagne, tout cela peut s’analyser comme la préparation d’une offensive contre l’Occident, et difficilement autrement. Il a fallu beaucoup de naïveté et d’intérêts à courte vue pour ne pas l’envisager ainsi. Les banques occidentales ont choisi de fermer les yeux sur le sort de Youkos afin de continuer à travailler avec un pays si riche de capitaux et de possibilités d’investissements.

Autrement dit, si Poutine a mis un terme brutal à la brève parenthèse libérale des années Eltsine, s’il a procédé à une ré-étatisation de l’économie, au profit d’un système soviéto-mafieux de prédation et d’évasion de capitaux à très grande échelle, ce n’était pas seulement pour satisfaire la cupidité et le goût du pouvoir de son clan. Grâce au livre de Catherine Belton, Putin’s Men[3], nous savons que ce système été développé pour infiltrer la finance internationale et pour accumuler une gigantesque caisse noire, qui finance notamment des opérations de désinformation et de déstabilisation dans les démocraties, à une échelle insoupçonnée jusqu’à il y a peu. Avec Poutine, l’économie russe n’a plus d’économie que le nom, puisque la propriété privée et les contrats sont devenus des fictions, à la merci d’extorsions légalisées ex-post par des tribunaux aux ordres[4], que les oligarques sont soit morts, soit nationalisés, soit de simples prête-noms, dont la fortune et la vie dépendent d’une obéissance sans faille au maître du Kremlin[5].

Si ce tableau peut paraître exagéré, c’est parce Poutine et ses hommes ont déployé habilement un écran de fumée entre la réalité russe et les perceptions occidentales. La tâche leur a été facilitée, il est vrai, par la naïveté de dirigeants occidentaux qui ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir cette réalité, tant elle contredisait douloureusement leur attente d’une intégration pacifique de la Russie dans le concert des nations. Poutine, en bon agent du KGB, est maître dans l’art de proférer les mensonges les plus éhontés sans ciller, et de dire à ses interlocuteurs ce qu’ils ont envie d’entendre. L’écran de fumée a commencé à se dissiper en 2007-2008, avec le discours de Munich et l’intervention militaire en Géorgie, mais il me paraît plus juste de considérer qu’il s’agissait alors d’une nouvelle phase d’un projet mûrement préparé et non d’un virage soudain. Quand Angela Merkel a dit que Poutine vivait dans un monde parallèle, elle n’avait pas compris que ce monde parallèle, loin d’être une chimère, était la préparation bien réelle d’une guerre impériale, appuyée sur une économie de guerre non moins réelle. Sergei Pougatchev, oligarque très proche de Poutine jusqu’à sa disgrâce en 2009, estimait déjà en 2014 que l’économie russe était entièrement subordonnée à la volonté du Kremlin : « Le pays est dans un état de guerre. Les affaires ne peuvent plus vivre comme avant. Elles doivent se soumettre à des règles militaires » (cité par Catherine Belton).

Hubert Védrine dénonce à juste titre les certitudes arrogantes — surtout américaines —, sur le déclassement de la Russie, mais les tentatives d’accommodement sur le statut de l’Ukraine, de la proposition de Jacques Chirac de neutralisation du pays jusqu’aux accords de Minsk, étaient tout autant, sinon plus, en dehors de la réalité. Hubert Védrine a raison d’analyser les causes du conflit en remontant à la période de transition entre la décomposition de l’URSS et la proclamation de l’indépendance ukrainienne. Toutefois, quand il cite le traité du 19 novembre 1990 entre la Russie et l’Ukraine qui prévoyait le respect des frontières existantes entre les deux « républiques » mais aussi que « chaque partie peut défendre les droits de ses citoyens résidants sur le territoire de l’autre partie, leur garantir une aide et un soutien conformément aux normes du droit international », il néglige le fait que les pays signataires sont encore à l’époque des sujets de l’URSS et non des États souverains. L’engagement de respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine changera de nature après la dissolution de l’URSS. Au demeurant, cet engagement, désormais inconditionnel, fut réitéré par la Russie dans trois traités internationaux ultérieurs, le mémorandum de Budapest en 1994 qui « échangeait » la reconnaissance de la souveraineté de l’Ukraine dans ses frontières de 1991 contre le transfert à la Russie des armes nucléaires stationnées en Ukraine, le « traité d’amitié, de coopération et de partenariat » entre l’Ukraine et la Russie (1997) et, enfin, le traité signé en 2003 par les présidents Poutine et Koutchma sur le statut du détroit de Kertch et de la mer d’Azov, qui garantissait la libre circulation des bateaux de commerce et stipulait que cette zone frontalière devait être gérée conjointement par les deux pays. Au passage, ce traité revenait à confirmer que la Crimée faisait partie intégrante de l’Ukraine. Poutine l’a signé, mais il l’avait dénoncé ex-ante dès 1994 dans une réunion publique : « La Russie a renoncé volontairement à des territoires gigantesques au profit des ex-républiques de l’URSS, y compris des territoires qui, historiquement ont toujours appartenu à la Russie. Et là, je ne pense pas seulement à la Crimée. » La Russie ne pouvait pas abandonner ces « vingt-cinq millions de Russes », le monde devait respecter les intérêts de l’État russe et « ceux du peuple russe qui est une grande nation »[6]. Il n’était alors qu’adjoint au maire de Saint Pétersbourg mais aussi officier du KGB en mission, et il n’y a aucun doute qu’il est resté du même avis par la suite.

Au contraire, après la Révolution orange de 2004, la Crimée et l’Ukraine sont devenues chez lui une obsession. Aurait-on pu (et même dû) apaiser cette obsession comme le pense Hubert Védrine ? C’est admettre que le problème ukrainien de la Russie était négociable — il est vrai au prix de concessions imposées à l’Ukraine. Or ce problème n’a jamais été négociable pour Poutine, comme le prouve la transformation profonde qu’il a imprimée dès le début au régime, qui a fait de la Russie un État pour la guerre, néo-totalitaire et impérial. La guerre contre l’Ukraine, guerre d’anéantissement et non d’annexion partielle, était inévitable de son point de vue. Son rêve d’empire, qui va sans doute mener la Fédération de Russie à sa perte, devait commencer par le solution de la question ukrainienne, une solution fondée sur l’idée que Russes et Ukrainiens ne forment qu’ « un seul peuple », et que les Ukrainiens qui ne le reconnaissent pas doivent être éliminés — c’est ce que veut dire « dénazification ». Peu importe que le désir d’indépendance se soit manifesté massivement dans toute l’Ukraine dès avant 1990, peu importe que l’identité nationale se soit progressivement affermie à partir de 1991, malgré les vicissitudes de l’édification d’un État démocratique.

À cet égard, Hubert Védrine me semble faire trop de cas de la diversité religieuse, culturelle et linguistique de l’Ukraine. Loin de couper le pays en deux le long du Dniepr, cette diversité est relative et mouvante. Il y a bien sûr une différence entre les deux tiers à l'est et la Galicie à l’ouest, prise par l’URSS à la Pologne en 1939 à la faveur du Pacte germano-soviétique. Mais les mouvements de population et le bilinguisme ont relativisé cette différence. Le bilinguisme a toujours existé, à l’est comme à l’ouest, et il s’est généralisé après 2014, quand la société civile ukrainienne a compris qu’il fallait vouloir être ukrainien pour pouvoir le rester. La diversité religieuse ne coupe pas plus le pays, puisque les gréco-catholiques sont minoritaires même dans l’Ouest où ils sont concentrés : les orthodoxes y représentent 57% des croyants, contre 65% en moyenne nationale. Même à l’époque où l’Ukraine était divisée entre l’empire austro-hongrois et l’empire russe, il existait une conscience nationale au-dessus des frontières impériales et un nationalisme de décolonisation, qui s’est renforcé en proportion des répressions soviétiques. C’est dire que la russophonie n’est pas le signe d’une orientation pro-russe, et encore moins du séparatisme. Kharkiv est toujours une ville entièrement russophone, et Dnipro l’était encore quand je l’ai visitée en 2016, ce qui ne les a pas empêchées de se lever contre l’envahisseur en 2002. Même le vote pour le Parti des régions, pro-russe, qui fut longtemps majoritaire dans l’est, ne peut être interprété comme pro-russe, vu le fonctionnement du système politique ukrainien. C’est pourquoi on a vu tant d’élus locaux étiquetés pro-russes prendre parti pour l’Ukraine lors de l’invasion, pour certains au péril de leur vie.

J’en viens au second argument d’Hubert Védrine, qui concerne la nature de la guerre. Il conteste la thèse d’une guerre de civilisation entre démocratie et autocratie, selon lui « une définition inexacte et inopportune de l’abominable guerre d’Ukraine ». Ce qui précède suffit je pense à montrer qu’on ne peut pas non plus réduire cette guerre à un conflit territorial. Quelle est alors la guerre que mène Poutine ? Pourquoi combattons-nous, et qu’est-ce qui pourrait compter comme une victoire pour l’Ukraine et ses alliés et mettre un terme à cette guerre ? Hubert Védrine estime qu’il ne faut pas toujours prendre le discours de Poutine au pied de la lettre, je m’en tiendrai donc aux actions de la Russie. En premier lieu, il convient de situer la guerre d’Ukraine dans le contexte des autres entreprises expansionnistes menées par la Russie, qui ne prennent pas toutes la forme d'une annexion territoriale. La plus visible est la tentative de retrouver l’influence qui était celle de l’URSS en Afrique et de faire reculer la présence française. Les opérations du groupe Wagner et la tournée du ministre Lavrov sur le continent en 2022 sont bien connues. Mais la conquête de l’Afrique a commencé dès 2014. Le groupe Wagner était présent dans onze pays en 2019 et c’est une de ses sociétés-écrans qui orchestre les campagnes contre la France en Afrique. Enfin, le soutien militaire au régime syrien visait à prendre pied au Proche Orient et en Méditerranée, mais aussi à tester un nouveau type d’opération militaire, à base de bombardements de populations civiles au prétexte de lutte contre le terrorisme.

L’autre terrain de l’offensive impériale russe est pour l’instant discret mais d’une importance stratégique : c’est l’Arctique. La Russie revendique une portion importante de l’Arctique, dont le pôle Nord, au mépris de la coopération qui s’était établi entre les pays riverains au sein du Conseil de l’Arctique. Elle a lancé de grands investissements, accompagnés des installations militaires nécessaires à leur sécurité. En 2014, Poutine demande à son Conseil de sécurité de faire de l’Arctique une question de sécurité nationale et l’une des priorités des forces armées.

Cette expansion rampante dessine le tableau d’une Russie engagée non seulement dans la restauration de l’empire russe ou de l’URSS, mais dans une tentative d’hégémonie globale. Dès lors qu’on prend en compte ces opérations, un compromis raisonnable pour mettre fin à la guerre d’Ukraine apparaît passablement irréaliste. La Russie mène une guerre globale sur plusieurs fronts. Elle essaie d’entraîner d’autres pays pour changer les règles de l’ordre international — en réalité pour les supprimer. C’est une entreprise hasardeuse, notamment parce que son allié le plus puissant, la Chine, est aussi un concurrent en Afrique et dans l’Arctique et que la disproportion des puissances tend à faire de la Russie le vassal de la Chine. Nous sommes nolens volens dans une guerre globale avec la Russie, et une stratégie réaliste pour y mettre fin doit commencer par reconnaître ce fait. Autrement dit, nous ne sommes pas en guerre avec la Russie parce que son régime bafoue les droits de l’homme, mais parce qu’en tentant d’envahir l’Ukraine, elle menace les pays de l’Union européenne et l’ordre international dans son ensemble. De ce point de vue, le Secrétaire à la Défense Lloyd Austin avait très bien formulé les buts de la guerre des alliés, lors de la première réunion du groupe de Ramstein : agir en sorte que l’Ukraine retrouve l’intégrité de son territoire et que la Russie soit suffisamment affaiblie pour qu’elle ne puisse plus recommencer une guerre impérialiste, en Ukraine ou ailleurs. Les Européens y ont un intérêt vital, encore plus que les Américains.

[1] Lénine disait déjà pendant la Guerre civile : « si nous perdons l’Ukraine, nous perdons la tête ». Et l’ordre de Staline déclenchant le Holodomor en décembre 1932 est motivé par une panique similaire : « nous pouvons perdre l’Ukraine ».

[2] L’UNESCO a  dénombré — et déploré — plus de 30 assassinats de journalistes dans la Fédération de Russie entre 2000 et 2018.

[3] Putin’s Men, William Collins Books, Londres, 2020. Traduction française : Les Hommes de Poutine, Talent Editions, Paris, 2022. Voir la recension d’Alain Bergounioux sur Telos.

[4] « Le pouvoir de l’État et les organes de la Justice sont un mécanisme uni », Vladimir Poutine, février 2000, cité par François Thom, « Le mirage russe en France et en Europe », Commentaire, 2004/2.

[5] Il faut remarquer ici que Poutine ne faisait là que reprendre le programme d’Andropov dans les années 80. Le chef du KGB avait compris que le pouvoir du PCUS et le « socialisme » étaient moribonds et avait donné l’ordre aux « progressistes » du KGB de conduire le passage à l’économie de marché, tout en conservant le pouvoir, afin de poursuivre victorieusement la guerre contre les États-Unis.

[6] Timothy Garton Ash fut par hasard témoin de la scène.