Heurs et malheurs de la démocratie participative: la Convention citoyenne sur le climat edit
On a beaucoup parlé dans les médias du contenu des propositions de la Convention citoyenne sur le climat, mais très peu de choses ont été dites sur l’expérience elle-même qui se veut une façon nouvelle de faire émerger des choix de politique publique en y associant étroitement des citoyens. Dans la lettre de mission du Premier ministre (2 juillet 2019) il est ainsi fait état de « la volonté de nombre de nos concitoyens de participer plus étroitement à l’élaboration de nos politiques publiques ».
C’est cet aspect que je voudrais examiner dans ce papier sans m’en tenir à la présentation officielle de la Convention sur son site (très bien fait d’ailleurs), mais en essayant de voir le « dessous des cartes ». On sait bien en effet que dans ce type d’expériences les choses essentielles se passent dans les interactions quotidiennes qui ne sont observables que par ceux qui y ont participé directement. Le site de la Convention ne fait que livrer le produit fini mais n’explique pas comment il a été fabriqué. C’est ce processus de fabrication que je veux investiguer. J’ai donc recueilli des témoignages sur le fonctionnement concret de la convention. Il ne s’agit évidemment pas d’un travail scientifique et je n’ai aucune prétention à détenir « la » vérité sur le sujet. Simplement de soulever quelques questions qui ont émergé au fil de mes entretiens. Les points de vue des personnes que j’ai rencontrées ne sont pas identiques, certains sont plutôt positifs, d’autres nettement plus critiques. Mais mon objet n’étant pas d’évaluer une appréciation « moyenne » – cela n’aurait pas beaucoup d’intérêt – je mettrai plus l’accent sur les points critiques qui ont été soulevés dans mes discussions avec ces acteurs de la convention, tout en reconnaissant que ces points critiques ne sont pas partagés par tous.
Le choix des participants: beaucoup de consanguinité dans la gouvernance
Le choix des participants (comité de gouvernance, citoyens, experts) est évidemment une question essentielle si l’on veut initier une nouvelle forme de démocratie qui prenne en compte la totalité ou au moins la diversité des opinions qui peuvent s’exprimer sur un sujet donné. Le défi a-t-il été relevé en ce qui concerne cette expérience précise ? Un premier étonnement surgit lorsqu’on regarde le profil des deux co-présidents du comité de gouvernance de la convention, Thierry Pech et Laurence Tubiana, un profil militant et marqué à gauche. Thierry Pech est le directeur général de la Fondation Terra Nova, et a été directeur de rédaction d’Alternatives économiques, une revue éditant les économistes critiques. Laurence Tubiana, militante de la LCR dans sa jeunesse, est présidente et directrice exécutive de la Fondation européenne pour le climat, et a été le bras droit de Laurent Fabius durant la COP21. Ce qui interpelle un peu c’est la proximité idéologique et politique des deux co-présidents. N’aurait-il pas été plus sage d’avoir un duo politiquement et idéologiquement un peu plus contrasté ? La question serait à poser au Président de la République qui n’a probablement pas été pour rien dans leur nomination.
Les autres membres du comité de gouvernance non issus du Conseil économique, social et environnemental (CESE) ont, comme attendu, des liens directs ou indirects avec les deux co-présidents. Mathilde Imer, co-présidente de Démocratie ouverte et initiatrice du collectif des Gilets citoyens, a travaillé dans le cabinet de Laurence Tubiana ; Loïc Blondiaux professeur de sciences politiques, est vice-président de Démocratie ouverte ; Jean-Michel Fourniau, sociologue, est membre du Groupement d’intérêt scientifique (CNRS) « Démocratie et participation » dont Loïc Blondiaux assure la présidence. Tout ce petit monde est donc très lié par des réseaux communs et des expériences partagées. À leurs côtés, une cohorte importante de membres du CESE (7) dont plusieurs sont également marqués à gauche et militants environnementaux. Dans la suite des travaux, des tensions sont nées entre le groupe Pech-Tubiana et le groupe CESE. Mais c’est bien le groupe Pech-Tubiana qui a la main, on le verra.
Un étonnement encore plus grand surgit à la lecture du nom d’un membre des trois « Garants » chargés de « garantir l’indépendance de la convention citoyenne ». Il s’agit de Cyril Dion, nommé par le président du CESE mais, d’après certaines sources, fortement poussé par l’Elysée. En effet, le CV de Cyril Dion semble mal accordé à la fonction visant à assurer l’indépendance de la convention tant il s’agit d’un profil militant. Cyril Dion est un activiste écologiste ayant participé à « L’Affaire du siècle », assignant, avec la Fondation Nicolas Hulot, GreenPeace et Oxfam, l’État français en justice devant le Tribunal administratif de Paris pour inaction face aux changements climatiques. Cyril Dion est aussi celui, mais c’est anecdotique, qui a fait venir Marion Cotillard pour témoigner (de quoi ?) devant la convention.
Question tout aussi importante : comment ont été sélectionnés les citoyens participant à la Convention ? Le site de la Convention explique que l’institut Harris France a tiré au sort des candidats puis a assuré leur représentativité à travers des critères de sexe, d’âge, de niveau de diplôme, de CSP, de type de territoires et de zones géographiques. Mais l’information s’arrête là. Il en manque une, essentielle : combien de personnes sollicitées ont refusé de participer ? Pour quels motifs ? Les critères sociodémographiques sont une chose, mais un des critères les plus importants et qui n’est pas contrôlé est l’intérêt pour le sujet, et éventuellement l’investissement personnel qui y est associé. Les jurés d’assise sont, sauf raison impérieuse, obligés de participer. Ici ce n’est évidemment pas le cas et de ce fait les risques de biais dans la sélection de l’échantillon sont importants. Comme le reconnaissait une des personnes que j’ai rencontrées, « la plupart des personnes ont accepté à cause du sujet, elles avaient envie de travailler sur les questions d’environnement ». Cela se comprend bien et c’est tout-à-fait honorable, mais que fait-on des avis des personnes qui sont moins motivées ou qui simplement n’ont pas suffisamment de temps pour participer à cette expérience très chronophage ? Leur manque de motivation ou d’intérêt ou de temps doit-il conduire à ignorer leurs opinions ? On est là au fond au cœur de l’ambiguïté de cette convention. Elle exprime, plus ou moins, le point de vue de personnes motivées par les questions environnementales, certaines militantes, d’autres inquiètes, d’autres simplement intéressées. Mais ceux qui ne sont ni militants, ni inquiets, ou simplement mal informés ou ayant d’autres préoccupations, doivent-ils être ignorés ?
Quelques questions se posent également au sujet de l’indépendance de certains des citoyens de la Convention. Un de mes contacts me raconte avoir été étonné de la sophistication des questions soulevées par certains d’entre eux, a priori peu au fait de dossiers souvent très techniques. D’après lui, il y avait quelques « citoyens sous oreillettes », un peu comme dans le Tour de France où les cyclistes sont relation durant la course avec leurs directeurs sportifs qui leur indiquent la stratégie à adopter. La même personne me raconte l’anecdote suivante. Dans les locaux du CESE (où se tenait la Convention), elle rencontre de manière fortuite un militant qui lui dit être en contact avec certains citoyens avec lesquels il dialoguait pendant les sessions. Rapportant ce témoignage aux membres du comité de gouvernance, mon interlocuteur s’est vu répondre : « Oui, et alors ? De l’autre côté il y a la pub. » Autrement dit, la publicité bourre le crâne des Français, et il n’est pas illégitime de faire de la contre-publicité. La lutte pour le climat est bien une lutte culturelle et la Convention est une arène au sein de laquelle se joue combat.
L’organisation de la Convention comprenait deux autres instances importantes : le groupe d’appui – des experts qui devaient « conseiller les membres de la Convention dans l’exploration des pistes de travail et l’élaboration des propositions de mesures » – et trois sociétés de consultants chargés d’animer les débats (les « animateurs »). Dans le choix des experts participant au « groupe d’appui » Thierry Pech et Laurence Tubiana ont, d’après mes informations, joué un rôle décisif. La liste n’a été amendée qu’à la marge (notamment pour rajouter des femmes). Je me suis étonné, auprès des personnes que j’ai rencontrées, que Christian Gollier, un des meilleurs experts économistes sur le sujet (auteur du livre Le Climat après la fin du mois), n’ait pas été sollicité pour participer au groupe d’experts et qu’il n’ait même pas été auditionné. Je n’ai pas reçu de réponse convaincante pour l’expliquer. On m’a dit qu’on craignait qu’il ne soit pas suffisamment clair. C’est peut-être le contraire qui est vrai, trop clair et trop engagé sur la défense de la taxe carbone comme une mesure phare de la lutte contre le réchauffement climatique. On verra par la suite qu’un épisode de la Convention vient renforcer cette conviction. Dans le groupe d’appui on trouve par contre un journaliste économique, Guillaume Duval, éditorialiste à Alternatives économiques, un tout autre profil, mais aussi des chercheurs d’un institut, l’I4CE (Institute for Climate Economics) « dont la mission est de faire avancer l’action contre les changements climatiques. » L’institut est financé par des subventions publiques (de la Caisse des dépôts, du ministère de l’Environnement, de l’ADEME etc..) et des dons privés (dont ceux de la Fondation européenne pour le climat de Laurence Tubiana). Cet institut est clairement engagé pour le climat et veut mettre de l’expertise au service de cette ambition. L’ensemble a l’air très professionnel. Il est intéressant de rapporter ce que l’Institut dit de la taxe carbone : « Cette expertise, aussi pointue soit-elle, doit être connectée au réel. À défaut, elle risque d’être inutile ou, pire, de conduire à des impasses. C’est ce que nous rappelle la crise des Gilets jaunes en France, initiée par la hausse de la taxe carbone : cet instrument économique, quelle que soit son efficacité pour le climat, a des impacts sociaux qui conduisent à des oppositions légitimes. Des oppositions qui auraient pu être anticipées » (rapport d’activité 2018). Ce qui est cherché au fond c’est la voie étroite entre la lutte pour le climat et la justice sociale.
La fabrique des propositions
La Convention s’est déroulée en trois phases assez distinctes et d’inégale importance pour aboutir au résultat final des propositions. Une première phase a été celle des auditions et de l’acculturation des citoyens au sujet et au débat. Durant cette phase plus de 130 intervenants ont été auditionnés et mes interlocuteurs s’accordent à reconnaître que le pluralisme y a été à peu près respecté, même si d’autres pensent que le choix des intervenants a été extrêmement biaisé dans le sens « de l’écologie politique et non pas des sciences rationnelles et objectives de la nature » (point de vue de Jean de Kervasdoué, dans Le Point, 1/07/2020).
La deuxième phase, plus importante, a été une phase de travail en groupes (six) sans intervenants extérieurs mais avec le soutien du groupe d’appui et des animateurs. Enfin la dernière phase a été celle du confinement et donc de la fin des échanges en face à face et le passage à des séances en « webinaire ». Durant les deux dernières phases, et surtout la dernière, les animateurs, et semble-t-il notamment ceux de Res-publica ont joué un rôle prépondérant. Ces sociétés de consultants sont spécialisées dans la « participation citoyenne », c’est le cœur de leur business model. Les animateurs se sont présentés comme totalement vierges sur le sujet et neutres, ce qui est sans doute en partie vrai, même s’ils avaient à l’évidence de la sympathie pour la cause environnementale. Le cœur de leur métier et ce qui fait éventuellement le succès de leur entreprise, est de rendre compte le plus librement possible de la parole des citoyens, de la faire surgir et de l’organiser. Ils ont donc, ce qui est tout à fait dans leur rôle, poussé les citoyens à « aller plus loin » à « être ambitieux ». Il y avait dans leur démarche un petit côté « néo-trotskyste ».
Cette parole décomplexée des citoyens – « sans filtre » comme l’avait dit le Président – l’a emporté sur la parole des experts. Un exemple assez frappant s’est déroulé durant la deuxième session en séance plénière (ces séances sont visionnables sur le site de la Convention). Durant cette session intervenait Katheline Schubert, une économiste de l’Ecole d’économie de Paris spécialisée en économie de l’environnement. Durant son intervention elle présente la taxe carbone comme une solution efficace pour lutter contre le réchauffement, tout en insistant sur les compensations qui devraient être prévues pour les personnes à bas revenus et en mettant en avant également la contribution nécessaire des entreprises à cet effort. Son discours était donc équilibré, un peu dans l’esprit de la philosophie de l’Institut I4CE que j’évoquais plus haut. Cependant au milieu de son intervention, Katheline Schubert est brutalement interrompue par un citoyen qui s’exclame : « Vous nous prenez pour des enfants, c’est insupportable ! Vous parlez trop de la taxe carbone, nous sommes là pour le climat. Dites-nous où vous voulez nous emmenez. Nous ne voulons pas de la taxe carbone. » Applaudissements nourris. L’intervenante est déstabilisée et ne sait pas trop comment réagir. Exit la taxe carbone, on n’en entendra plus parler. Un tournant important dans l’histoire de la Convention.
Au total, que retenir de cette expérience ? Quel bilan en tirer ? Cette Convention a certainement constitué, pour les citoyens qui y ont participé, une expérience enrichissante. Une des personnes que j’ai rencontrées m’a dit que « plusieurs personnes se sont révélées à elles-mêmes » durant la Convention ; elle me cite le cas exemplaire d’une aide-soignante qui ne parlait pas bien le français, qui au début « était complétement invisible » et qui finalement, au dernier moment, a eu le courage de prendre la parole et a ému toute l’assistance. Ce sont certainement de beaux moments de démocratie directe pour les citoyens qui les ont vécus. Mais pour l’ensemble des Français ?
Lorsqu’on se pose cette question, une autre vient immédiatement à l’esprit : les 150 citoyens représentent-ils les Français dans leur diversité d’opinions et de sensibilités ? On peut avoir légitimement de très gros doutes à ce sujet. Un de mes interlocuteurs me dit que les citoyens se considéraient comme « une France en miniature, mais pas comme les porte-paroles de la société ». Mais la formule est ambiguë car s’ils sont une France en miniature, ils ont une certaine légitimité à s’exprimer au nom des Français. Or, dans cette expérience au moins, le contrôle des biais de sélection de l’échantillon est trop défaillant pour qu’on puisse leur reconnaître sans difficulté cette légitimité. C’est une grosse limite de l’expérience.
Une autre limite tient au fait que le choix des pilotes est fondamental et va orienter les travaux dans un sens ou dans un autre. C’est inévitable, les pilotes piochent dans leur réseau d’interconnaissance. Il n’est nul besoin qu’ils soient de mauvaise foi pour que leurs choix induisent là aussi un certain nombre de biais. Quant à l’autorité suprême qui choisit les pilotes, elle peut, elle aussi avoir des arrière-pensées politiques.
Enfin, il y a la question du rapport et de l’équilibre entre la parole des experts et celle des citoyens. Dans une expérience de ce type qui valorise par définition la parole des citoyens, la parole des experts n’a pas grand poids, le cas de cette Convention l’a bien montré. Elle en a d’autant moins lorsque les pilotes, au nom du pluralisme, invitent des experts de qualité scientifique très inégale… et d’avis divergents, mélangent des scientifiques et des militants, ce qui relativise beaucoup le poids et la valeur de l’expertise.
Quand bien même les biais relevés à propos de la Convention citoyenne sur le climat seraient à l’avenir parfaitement contrôlés (ce qui est loin d’être simple), le rôle de ce type de participation des citoyens est, à ce jour, loin d’être clair. Ces assemblées doivent-elles simplement conseiller l’exécutif en lui proposant une palette de propositions dont il pourrait soumettre certaines à la représentation nationale ? Ou bien sont-elles dotées d’un mandat impératif qui leur délègue le pouvoir de réaliser une action précise sur une durée limitée ? Mais au nom de quelle légitimité ce pouvoir leur serait-il conféré ? Éternel débat entre les tenants de la démocratie représentative et ceux de la démocratie directe.
Certains des membres de la Convention citoyenne pour le climat semblent en tout cas persuadés de détenir un mandat impératif et se sentent investis de la mission de contrôler que l’intégralité du mandat qui leur a été confié soit bien réalisé. Ils s’insurgent dès qu’une de leurs propositions leur paraît édulcorée ou mise de côté. Six membres de la Convention (dont, notons-le, Yolande Bouin, militante associative et conseillère municipale de l’opposition de gauche à Douarnenez, une des voix les plus contestataires de la Convention) se sont rassemblés le 14 octobre devant l’Assemblée nationale pour dénoncer ainsi les « trahisons » d’Emmanuel Macron.
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