Emmanuel Macron: Bonaparte au pont d’Arcole et en même temps Saint-Louis sous son chêne? edit

4 janvier 2018

Dans un ouvrage fondamental intitulé De la Souveraineté[1], Bertrand de Jouvenel théorise en 1955 les différents styles que revêt toute forme d’autorité politique, et ce quelle que soit sa traduction institutionnelle concrète. Ce livre puissant et injustement oublié procède d’une ambition théorique peu commune, tout en rencontrant un écho saisissant dans notre actualité politique.

En effet, toute l’entreprise macronienne peut être lue au travers de cette grille d’analyse à première vue singulière et qui, bien qu’élaborée il y a plus d’un demi-siècle, nous offre l’opportunité de dépasser le déluge de commentaires qu’elle engendre quotidiennement en en dégageant les ressorts cachés, aussi bien que les enjeux véritables et les écueils éventuels. Nous reviendrons ici sur les grandes lignes de la pensée politique de Jouvenel (relative au style de pouvoir), avant de montrer en quoi celle-ci s’applique à notre présent et nous offre des pistes de réflexion d’une étonnante profondeur.

Dans le chapitre 3 de De la Souveraineté (intitulé « L’entraîneur et l’ajusteur »), Jouvenel commence d’abord par distinguer deux grandes formes d’autorité. La première, de nature « excitatrice », a pour ambition de rassembler « une collection d’individus entraînés à une action commune », tandis que la seconde, « essentiellement calmante », vise au contraire à « remédier aux antagonismes qui résultent naturellement de l’entrecroisement des volontés humaines ».

Il s’agit là de deux idéaux-types représentant les pôles opposés et épurés entre lesquels la réalité politique foisonnante s’inscrit concrètement, suivant un curseur qui varie en fonction du contexte historique et géographique – sachant que ces deux formes d’autorité « ne sont point aisément réunies dans le même personnage ». Pour mieux identifier ces deux figures de l’autorité politique, apparemment antagoniques, Jouvenel recourt à deux métaphores. La première est celle du « meneur » Bonaparte partant à l’assaut sur le pont d’Arcole, à la tête de ses troupes ; insufflant sa fièvre, son ambition et ses dispositions offensives à des soldats moralement démobilisés, de telle manière que ceux-ci « devinssent comme les membres unis de son dessein ». Telle serait l’image la plus emblématique du « principe de mouvement » ; cette « source chaude » par laquelle « le prince de l’action accélère le mouvement des atomes sociaux pour leur imprimer une puissance d’expansion collective ». À l’opposé, Saint-Louis rendant la Justice sous son chêne, incarnerait comme nul autre le « principe d’ordre » ; cette « source froide » par laquelle « le prince de la paix » ralentit le mouvement pour atténuer les chocs mutuels. En effet, comme Bonaparte, Saint-Louis « modifie l’allure de son entourage, mais en sens inverse » puisque les « plaideurs arrivent d’un pas pressé par l’ardeur de la dispute et s’en retournent calmés ».

Il n’est pas très difficile de transposer ces deux formes idéal-typiques de l’autorité dans notre présent, et de voir dans la pratique du pouvoir qu’Emmanuel Macron dévoile depuis maintenant plus de six mois, la volonté assumée de réaliser leur délicate synthèse, en prenant le contrepied de ses prédécesseurs. Pour ne remonter qu’aux deux derniers d’entre eux, on peut en effet voir dans le quinquennat de Nicolas Sarkozy ce qu’Alain Duhamel appelait naguère « la marche consulaire » ; un mélange de volontarisme affiché, de frénésie médiatique et de discours de rupture, destinés à enclencher – ou au moins à simuler – la réforme à marche forcée, contre tous les corporatismes et tous les corps intermédiaires (ces deux réalités étant souvent confondues dans une rhétorique manichéenne et prompte à désigner des boucs émissaires). À l’inverse, la présidence ostentatoirement « normale » de François Hollande s’affichait comme une manière d’apaiser un corps social prétendument brutalisé, à travers une pratique débonnaire du pouvoir qui devait déboucher sur une volonté de synthèse systématique, que d’aucuns (à commencer par Emmanuel Macron lui-même) allaient bientôt présenter comme une forme de conservatisme bon teint, de type radical-socialiste. Pour ne pas dire une forme d’immobilisme à la mode d’Henri Queuille – cet autre Corrézien de la IVe République pour lequel il n’existait aucun problème politique suffisamment urgent pour qu’une absence de solution ne pût finir par en venir à bout. Entré à l’Élysée comme par effraction, Emmanuel Macron a aussitôt voulu rompre avec ses deux prédécesseurs en opérant une synthèse très personnelle, se voulant pour ainsi dire « l’entraîneur » et en même temps « l’ajusteur » (pour reprendre la terminologie de Jouvenel). En effet, sa posture de réformateur déterminé et son discours aux accents toniques seraient ainsi, pour le nouveau chef de l’État, une manière d’assumer la fonction « excitatrice » du commandement à-la-Bonaparte-sur-le-pont-d’Arcole, tandis qu’à l’inverse, son souci obsessionnel de la verticalité du pouvoir et son appétence manifeste pour le faste de la monarchie républicaine viseraient à incarner l’autorité « calmante » de cet arbitre jupitérien, au-delà des partis, qu’est censé être le Président de la Ve République voulu par le général de Gaulle, lointain héritier de Saint-Louis.

Mais l’analyse à laquelle procède De la Souveraineté est plus subtile encore, et le parallèle que l’on peut établir entre les réflexions de Jouvenel et l’actuelle entreprise politique macronienne doit encore être approfondi si l’on veut en prendre toute la mesure. En effet, si le principe d’ordre et le principe de mouvement constituent pour Jouvenel « les deux pôles de l’existence sociale », il est assez évident que, poussés jusqu’au bout de leur logique, ceux-ci débouchent sur deux écueils.

Un double écueil

D’abord, dans une société aussi complexe et mobile que la nôtre, le rôle de ce que l’auteur appelle « l’autorité mainteneuse » s’avère tout à fait fondamental. De fait, « plus les hommes dépendent les uns des autres, plus la régularité d’autrui leur est indispensable », et c’est pourquoi « si notre société nous apparaît très mobile, à la vérité elle est bien plus complètement modelée par des routines » que des sociétés traditionnelles, où la place naturelle de chacun est tout à la fois assurée et stable. C’est pourquoi la société individualiste contemporaine, si elle ne veut pas se désagréger, a plus que jamais besoin d’avoir à sa tête une autorité stabilisatrice, qui garantisse l’ordre, c’est-à-dire des règles du jeu qui non seulement soient fiables mais permettent aux initiatives individuelles de se déployer en toute liberté, sans s’entrechoquer brutalement. Et Jouvenel de nous rappeler – dans un élan assurément conservateur – que la part de changement ne saurait excéder un certain point, car, écrit-il, l’individu « ne peut digérer le changement que par faibles fractions ».

D’où le risque que l’autorité sociale ne finisse par confondre l’ordre et l’immobilisme, cédant alors au conservatisme, en étouffant les initiatives déstabilisatrices et en paralysant les énergies. Or, admet Jouvenel, « le progrès d’une société civilisée tient à l’action d’entraîneurs qui, à différents endroits du corps social, sont principe de nouveauté ». Ainsi, face au foisonnement d’initiatives venues spontanément de la société civile, l’autorité sera dite « libérale » si « elle voit d’un œil favorable les entraîneurs surgissant ici et là », tout en veillant à « continuellement remédier à la diminution de certitudes résultant pour les uns des innovations apportées par les autres ». En effet, la libération des énergies engendrées par la suppression des carcans qui entravaient le corps social et anesthésiaient les volontés, est une source de mutations d’autant plus déstabilisante qu’elle peut se traduire, pour beaucoup (à commencer par les plus fragiles) par un changement de statut nécessairement anxiogène. Dès lors, si l’autorité sociale ne prend pas soin de rassurer ceux qui se vivent comme les perdants des réformes engagées en leur garantissant une forme de sécurité individuelle (en d’autres termes, si le pouvoir politique « manque à cette fonction ajusteuse »), alors inévitablement « les innovations causeront un trouble croissant » et les « membres de la société appelleront une puissance publique capable de restaurer des certitudes quelconques ». Ces lignes rédigées en 1955 résonnent de manière éclatante dans la France de 2017. En effet, il est très difficile, en les lisant, de ne pas penser aux deux extrémités de notre échiquier politique (l’extrême gauche derrière M. Mélenchon ; et l’extrême droite derrière le Front National) qui toutes deux, dans une dérive populiste clairement apparentée, tentent de capitaliser sur l’angoisse engendrée par la mondialisation et les réformes qu’elle réclame, invoquant de trompeuses protections statutaires, de fantasmatiques garanties étatiques et d’illusoires barrières nationales.

Toutefois, l’ordre conservateur et le mouvement libéral ne sont pas les deux seules modalités par lesquelles l’autorité sociale peut prétendre appréhender les transformations en cours. Il existe une troisième tentation que l’on pourrait qualifier de technocratique, et dont on peut se demander si elle ne tente pas parfois le pouvoir actuel, qui compte en son sein bon nombre de hauts fonctionnaires habitués depuis les bancs de l’ENA à raisonner à travers le paradigme étatique (voire étatiste).

Selon cette troisième logique, la puissance publique entendrait ainsi « se réserver le monopole de l’entraînement » afin de susciter les mutations qu’elle juge indispensables au progrès, tout en prétendant en garder la maîtrise par une unité de commandement qui serait gage d’harmonie – puisque les changements seraient « tous décidés par un même esprit ». Ce faisant, dans l’esprit des concepteurs de cette vision technocratique, cette cohérence venue du haut permettrait d’éviter de déstabiliser un édifice social au bord de la fracture. En libéral bon teint, Bertrand de Jouvenel doute pour sa part de la pertinence de ce nouveau type de colbertisme, en s’appuyant notamment sur l’œuvre de Michael Polanyi qui s’est attaché à démontrer la supériorité intrinsèque d’un ordre de connaissances polycentrique sur toute forme de planification centralisée[2].  L’auteur de De la Souveraineté estime en effet qu’en prétendant dicter et planifier les réformes, « la puissance publique qui décide ainsi d’assumer la fonction d’entraînement aura nécessairement à l’endroit des entraîneurs privés surgissant ici ou là dans la société, une attitude aussi rigoureusement négative, aussi répressive que la puissance publique la plus étroitement conservatrice », car « si l’autorité conservatrice ne peut tolérer ce qui dérange l’ordre existant, l’autorité entraîneuse ne peut tolérer ce qui dérange l’ordre dynamique dont elle dirige le progrès ». Ce faisant, l’option technocratique pourrait conduire aux mêmes impasses que l’option conservatrice, et manquer son but, qui est de remettre la société en mouvement.

Au terme de cette présentation succincte d’une réflexion aussi profonde qu’ambitieuse, et pour reprendre notre parallèle avec l’actualité politique la plus immédiate, il apparaît clairement que les deux écueils qu’un président réformateur doit éviter sont : l’autorité qui redoute le changement (impasse conservatrice) et l’autorité qui dirige le changement (impasse technocratique).

Apparaît dès lors tout aussi clairement la solution (même s’il est assurément plus facile de la dénommer que de la définir de manière concrète) : une autorité qui permet les changements, les autorise, voire les favorise. Telle devrait bien être la véritable synthèse macronienne – authentiquement libérale. Et c’est certainement dans cette synthèse positive (l’ordre et en même temps le mouvement) que réside tant la clé des réformes à venir que celle de la réélection d’un président de la République qui sera plus que jamais en butte, dans les années qui viennent, au conservatisme et au populisme des extrêmes, de gauche comme de droite.       

 

[1] Bertrand de Jouvenel, De la Souveraineté. À la Recherche du Bien Politique, Paris, Éditions M.-Th. Genin Librairie de Médicis, 1955. Toutes les citations de cet article sont tirées du chapitre 3 (pp. 59-77).

[2] Cf. Michael Polanyi, La Logique de la Liberté, Paris, PUF, 1989. Michael ne doit pas être confondu avec son frère Karl, plus connu en France, notamment pour son livre La Grande Transformation.