L’Occident et l’Ukraine edit
Face au message des gouvernements occidentaux qui promeuvent une stratégie claire poursuivie dans l’unité, de nombreux analystes, intellectuels et professionnels des relations internationales insistent au contraire sur la fragilité de l’unité occidentale, en mettant en avant tous les éléments de fracture possibles, le potentiel russe encore important et le risque de lassitude des opinions publiques face aux sacrifices économiques consentis. La conclusion plus ou moins implicite est que les intérêts de l’Ukraine et des pays qui la soutiennent ne coïncident pas nécessairement sur le long terme, et qu’il faudra bien un jour réfléchir à la manière de mettre fin au conflit, même contre la volonté de l’agressé. Si le mot paix est rarement prononcé, l’idée d’une trêve apparaît fréquemment. Surtout, on note l’urgence de « freiner les armes et de donner la parole à la diplomatie ».
Les questions soulevées par ces analyses sont suffisamment importantes pour qu’on s’y arrête ; elles sont d’ailleurs légitimes dans des démocraties confrontées à une épreuve grave et inattendue. Les thèmes et les tonalités sont en présents presque partout, mais de manière différente d’un pays à l’autre, ce qui a un impact évident sur la manière dont les alliés se perçoivent les uns les autres.
Le problème est que ce débat projette l’image d’un Occident qui, au moment de sa plus grande unité retrouvée, doute de lui-même. Or l’idée d’un Occident divisé et affaibli est-elle-même une partie de l’équation. Cette idée a d’abord été confirmée, avant d’être démentie avec éclat. Mais elle continue à hanter le débat.
Remontons un peu dans le temps. Avant la date fatidique du 24 février, l’opinion dominante en Europe était que les avertissements des services de renseignement américains concernant une invasion imminente étaient infondés, voire tendancieux. Dans les jours qui ont précédé, Macron et d’autres responsables européens ont même passé quelques heures avec Poutine et en sont revenus modérément rassurés. Lorsque l’invasion a commencé, il y a eu une réaction presque unanime de critique sévère à l’égard de l’agresseur, mais presque tout le monde était convaincu que les troupes russes ne feraient qu’une bouchée de l’Ukraine ; Zelensky s’est vu offrir un itinéraire de fuite pour assurer sa sécurité physique, avec la certitude qu’il l’accepterait. Ceux qui voulaient au moins sauver leur âme ont immédiatement élaboré des plans de paix illusoires, parsemés de « garanties » farfelues pour l’indépendance de l’Ukraine et de plans tout aussi douteux pour des référendums populaires dans les zones contestées. En fait, tout était prêt pour une réédition tragique de la capitulation devant Hitler qui a conduit à la Seconde Guerre mondiale à Munich en 1938 ; une capitulation, basée cette fois-ci sur l’acceptation d’un fait accompli et même pas déguisée comme à l’époque par l’illusion que l’agresseur se contenterait d’un bout de papier. Céder aux raisons du plus fort aurait été accompagné d’analyses savantes mais prudentes sur les « indéniables » responsabilités ukrainiennes et sur les erreurs tout aussi « indéniables » de l’Occident de ne pas avoir compris les raisons, certes discutables mais aussi légitimes, de Poutine. Les conséquences auraient été faciles à imaginer.
Comme nous le savons, les choses se sont passées très différemment. L’appareil militaire russe s’est révélé inefficace, corrompu et dirigé par des généraux incompétents. Zelensky, le comédien dont tant d’Occidentaux parlaient avec condescendance, s’est révélé être un véritable leader et a refusé de fuir : on se rappelle sa réponse, « J’ai demandé des armes, pas un taxi. ». Le peuple ukrainien s’est uni derrière lui dans un effort héroïque de résistance, prouvant ainsi l’existence d’une identité nationale dont Poutine avait fini par nier jusqu’aux fondements. Les forces armées ukrainiennes se sont révélées plus préparées et plus efficaces que prévu. Le résultat a été, comme nous le savons, un succès territorial modeste mais significatif des troupes russes, accompagné d’atrocités et de crimes de guerre sans précédent et suivi d’une reconquête ukrainienne partielle. Un an plus tard, nous avons un front incertain et presque stable.
Tout cela a été possible grâce à un autre facteur que peu avaient prévu : l’Occident qui semblait prédisposé à un nouveau Munich a réagi avec une rapidité et une détermination qui semblaient impensables. Cela a été particulièrement vrai pour l’Europe. En l’espace de quelques semaines, l’UE s’est jointe aux États-Unis pour soutenir la résistance ukrainienne, avec d’importantes livraisons d’armes, et a adopté des sanctions sévères à l’encontre de l’envahisseur. Des sanctions qui comportent des lacunes et sont inévitablement contournées par des pays tiers, mais qui causent des dommages considérables à l’économie russe et à son potentiel de guerre. L’Amérique a réaffirmé sa présence en Europe. L’OTAN, au lieu de s’affaiblir, s’est élargie à la Suède et à la Finlande. En l’espace de quelques mois, l’UE a opéré une transition radicale de sa politique énergétique afin d’échapper au chantage du gaz russe. Le tout dans une situation de graves tensions économiques et avec des opinions publiques non préparées à une crise de cette ampleur. Rien n’est vraiment terminé, mais les résultats sont encourageants. L’opinion publique a d’ailleurs réagi presque partout par des signaux forts de solidarité avec les Ukrainiens.
Bien sûr, le Zeitenwende (changement d’époque) qui s’est produit dans la politique occidentale et surtout européenne peut sembler fragmenté, lent et insuffisant. Si certaines décisions, notamment en matière d’armement, avaient été prises plus rapidement et de manière plus coordonnée, la situation sur le terrain serait meilleure aujourd’hui. Mais le réalisme commande de considérer la situation de départ et les décennies de pacifisme qui ont habitué les Européens à déléguer leur défense à d’autres ; il faut aussi se souvenir de la conviction largement répandue qu’« avec Poutine, on devait pouvoir vivre ensemble », conviction qui nous a conduits à une situation de dépendance critique à l’égard du gaz russe. Un déni de la réalité russe, maintenu même après l’annexion forcée de la Crimée et l’invasion du Donbass, malgré les avertissements des Ukrainiens, des Polonais et des Baltes, avertissements auxquels nous avons réagi avec condescendance et un agacement mal dissimulé. Vue sous cet angle, la réaction européenne actuelle a été aussi extraordinaire qu’inattendue dans son unité et sa rapidité. On peut en quelque sorte dire qu’en plus d’insuccès militaire, Poutine a été vaincu dans sa croyance qu’il pouvait compter sur la passivité et la division d’un Occident et d’une Europe affaiblis, divisés et décadents.
Passer du bilan aux perspectives est toujours risqué. La situation sur le terrain est incertaine et instable. La Russie est affaiblie économiquement et technologiquement par les sanctions, et il y a aussi des tensions et des difficultés au sommet du pouvoir. Cependant, la disproportion du potentiel d’hommes et de ressources entre les deux pays est indéniable. Poutine est en difficulté, mais il peut légitimement penser que le temps joue en sa faveur, que la division de l’Occident interviendra tôt ou tard, que même la résistance ukrainienne peut céder face à la dévastation. Ce sont les raisons pour lesquelles il n’est pas prêt à accepter une trêve qui ne représenterait pas une victoire flagrante. Chaque jour qui passe, la paranoïa grandit à l’égard d’un Occident qui s’acharnerait à détruire la Russie. Dans ces conditions, la stratégie occidentale ne peut que se développer dans un sens : refuser à Poutine le bénéfice du temps, accélérer et d’augmenter l’aide militaire à l’Ukraine à des niveaux et sous des formes qui semblaient impossibles il y a encore quelques semaines. L’objectif est de contrer une nouvelle offensive et de faire évoluer la situation sur le terrain en faveur de l’Ukraine. Tout cela avec la conviction que seul un changement radical sur le terrain pourrait ouvrir la voie à une trêve. Les deux discours parallèles prononcés le 21 février respectivement par Poutine à Moscou et Biden à Varsovie illustrent bien cette situation.
Au vu des faits, cette stratégie occidentale n’a aujourd’hui pas d’alternative. Accorder aujourd’hui à Poutine une quelconque forme de victoire conduirait inévitablement à la division de l’Occident et de l’Europe, avec des conséquences dramatiques et imprévisibles également pour l’équilibre stratégique dans l’Indo-Pacifique. En outre, les voix dissonantes citées au début jouent souvent sur l’incompréhension de la perspective temporelle : « oui, pour le moment, c’est ainsi, mais nous devons penser à l’avenir ». Mais alors, pourquoi un tel débat, avec le risque peut-être involontaire de conforter Poutine dans ses convictions ? Il y a de quoi s’interroger sur l’origine et la motivation de ces voix dissonantes.
Elles sont multiples. Les voix du réalisme traditionnel, celles de Kissinger mais aussi de Macron, qui appelaient à la reconnaissance des « intérêts légitimes de la Russie » et qu’on entendait beaucoup au début des hostilités, se sont estompées face à la paranoïa manifestée par Poutine et aux atrocités commises par ses troupes. On constate également une volonté compréhensible d’éviter une escalade du conflit, préoccupation renforcée par le fait que la Russie est une puissance nucléaire. Cela fait également partie de la stratégie occidentale et explique en partie certains retards dans l’assistance militaire à l’Ukraine. Le manque de soutien de nombreux pays émergents à l’égard de l’action de l’Occident envers la Russie suscite également des inquiétudes. Il s’agit certainement d’un problème sérieux, mais il a des motivations différentes et profondes qui ne sont pas directement liées au conflit actuel et qui doivent être traitées spécifiquement ; elles n’indiquent certainement pas une volonté de se ranger du côté de la Russie.
Un autre débat, inévitable mais trompeur, porte sur les objectifs politiques et militaires. Il ne fait aucun doute que nous souhaitons tous un changement de régime en Russie. Cependant, toute personne saine d’esprit sait qu’il ne peut être déterminé que par les Russes. Tout aussi absurde est la thèse de ceux qui interprètent la stratégie occidentale comme tendant à la dissolution de la Russie. Il est compréhensible que, dans sa paranoïa, Poutine le pense. Une telle évolution serait en fait contraire à nos intérêts, car elle est source de conflits et d’instabilité. Faut-il rappeler que l’Occident a fait tout ce qu’il pouvait il y a trois décennies pour contribuer à maintenir l’unité de l’URSS, qui s’est ensuite dissoute pour des raisons purement internes ? D’autre part, il est tout à fait logique que l’objectif soit d’affaiblir le potentiel de la Russie afin de l’arrêter dans cette aventure et de la décourager d’en entreprendre d’autres. En ce qui concerne l’aspect militaire, ceux qui évoquent une trêve se réfèrent souvent à la Corée. Mais ce parallèle implique aussi la prévision d’une ligne de démarcation durable, peut-être immuable. Pour éviter qu’elle ne devienne une ligne que la Russie serait prête à violer à la première occasion, la question de la forme et de l’étendue des garanties occidentales nécessaires à l’Ukraine se poserait. On oublie facilement que l’armistice de facto a eu lieu en Corée exactement sur la ligne qui existait au début des hostilités : une situation dont nous sommes encore loin, sauf à suggérer que nous devrions imposer à l’Ukraine non seulement d’accepter les conséquences de l’invasion de 2014, mais aussi des sacrifices supplémentaires dus au conflit actuel. Dans ces conditions, une trêve sur la ligne de front actuelle serait une victoire pour Poutine. Chercher à définir aujourd’hui, même théoriquement, une éventuelle ligne de trêve future n’a aucun sens et ne peut que provoquer des divisions inutiles, surtout si l’on prétend soulever la question à la fois difficile et extrêmement sensible de la Crimée. Pour toutes ces raisons, ceux qui passent leur temps à chercher spasmodiquement un éventuel médiateur, de la Turquie au Vatican, en passant par l’Inde ou le Brésil, seront déçus – au moins jusqu’à ce que la situation sur le terrain ait changé. L’effondrement rapide des espoirs suscités récemment par une éventuelle initiative diplomatique chinoise confirme cette analyse.
En ce qui concerne les Etats-Unis, certains doutes reflètent des phénomènes d’isolationnisme croissant liés à l’échec des dernières aventures internationales du pays (Afghanistan et Irak) et rappelant une situation similaire après le Vietnam. Cette tendance à l’isolationnisme est également motivée par la volonté de privilégier les problèmes internes qui polarisent la nation et paralysent le fonctionnement des institutions. Ce sont des évolutions dont nous avions eu les premiers aperçus avec Obama, mais qui avaient pris des caractéristiques particulièrement inquiétantes avec Trump. Il y a aussi ceux qui affirment que l’Amérique ne peut pas se permettre d’affronter seule deux adversaires et que la priorité doit être donnée à la Chine. Cela accroît le ressentiment américain à l’égard du manque d’engagement des Européens dans la défense de leur continent.
La situation européenne est plus complexe. Il est trop facile de qualifier les hésitations de certains Européens de pacifisme lâche. Un élément à prendre en compte est la crainte que la politique américaine, peut-être avec l’élection d’un nouveau Trump ou la rupture du consensus bipartisan actuel au Congrès, ne laisse les Européens seuls face à un conflit qu’ils n’auraient pas la force de gérer. Il ne faut pas non plus sous-estimer le traumatisme réel pour beaucoup d’Européens du coup porté par ce conflit à l’image qu’ils s’étaient construite après les tragédies du siècle dernier : une puissance douce rayonnant sur le monde par son exemple et exerçant son influence par des règles sages et le développement des échanges. Le réveil du rêve kantien est douloureux, surtout pour la partie occidentale du continent qui en avait fait un pilier de sa nouvelle identité. De plus, ces mêmes pays n’ont pas encore totalement assimilé le dernier élargissement à l’Est avec l’intégration de peuples qui ont importé dans l’UE leurs conflits historiques mal configurés, leur nationalisme non résolu et parfois une relation encore imparfaite avec la démocratie. Il n’est donc pas surprenant que certains, malgré la promesse d’adhésion à l’UE, aient du mal à considérer l’Ukraine comme faisant véritablement « partie de nous ». L’analyse surprenante d’un géant comme Jürgen Habermas, qui rêve d’une solution au conflit selon les principes de l’ONU, mais qui théorise en même temps que nos intérêts et ceux de l’Ukraine ne coïncident pas nécessairement, est typique à cet égard et se termine par la distinction bizarre entre « vaincre Poutine » et « ne pas laisser l’Ukraine perdre ». Une partie de l’Europe est également marquée par le poids évident de la « question russe », certainement moins dramatique historiquement que la « question allemande », mais qui, contrairement à cette dernière, n’a jamais été résolue. Ce poids diffère d’un pays à l’autre. En France, il a de solides racines historiques et culturelles. En Allemagne et en Italie, le pacifisme hérité de la Seconde Guerre mondiale mais aussi les intérêts commerciaux comptent davantage. On ne peut écouter certaines de ces analyses sans penser à la célèbre et désolante définition que Chamberlain a donnée de la Tchécoslovaquie à Munich : « un pays lointain dont beaucoup d’entre nous ne savent presque rien ». La synthèse inquiétante de tout cela est la persistance résiduelle d’un déni évident de la nouvelle réalité géopolitique. Bien que la Zeitenwende soit une politique officielle, elle n’est pas encore totalement entrée dans les consciences.
Ces voix dissonantes, en Europe comme en Amérique, ont en outre un défaut en commun : il n’existe pas d’interlocuteur pour leurs propositions. Le problème n’est pas tant que la Russie ne soit pas une démocratie. C’est que la politique de Poutine, dans sa paranoïa impérialiste, n’a pas la rationalité idéologique qui a permis de gérer la guerre froide avec les dirigeants de l’URSS ; et qui, espérons-le, permettra de gérer la relation difficile et beaucoup plus critique avec la Chine. Il est frappant de constater que face à tous ces doutes, l’attitude des gouvernements non seulement semble tenir, mais se consolide à chaque nouvelle atrocité russe. Et ce n’est pas tout. Le soutien de l’opinion publique, pourtant soumis à de fortes pressions et à des sacrifices, ne montre aucun signe de fléchissement. De plus, les pressions inflationnistes s’atténuent, l’hiver s’est déroulé sans drame énergétique et tout porte à croire que nous avons évité une récession sévère. Les grands gouvernements européens et américains sont non seulement conscients que la stratégie commune n’a pas d’alternative pour l’instant, mais aucun d’entre eux n’est confronté à des élections prochainement et partout le consensus parlementaire sur l’Ukraine est solide. Les prophètes de malheur peuvent donc continuer à se tromper, comme cela a d’ailleurs toujours été le cas au cours des derniers mois. La véritable partie se joue là où elle s’est toujours jouée : en Ukraine, sur le terrain.
Pourtant, les voix dissonantes sont importantes et il faut s’en préoccuper car elles peuvent affecter non pas tant la stratégie que l’efficacité de l’action. En effet, on peut dire que l’Occident a rapidement mis en place une solide stratégie unifiée, mais que les lacunes résident dans l’exécution, le manque de coordination et les rythmes de fonctionnement nécessairement différents des démocraties des pays impliqués. Des différences qui, lâchées dans le débat politique, peuvent facilement être interprétées comme des divergences stratégiques.
Les praticiens de l’UE savent que le ciment d’une alliance est la confiance mutuelle. Si cet atout précieux est fondamental dans la vie de l’UE, il l’est encore plus face à un conflit militaire. Si la stratégie commune doit continuer à bénéficier du soutien de l’opinion, les gouvernements ont deux impératifs. Le premier, tout en reconnaissant avec réalisme les différentes situations nationales, est d’accroître la coordination et, surtout, la rapidité de la mise en œuvre de leurs engagements. Le second est de rendre plus clair et plus cohérent le discours sur ce qui est fait et pourquoi. Bon nombre des doutes que j’ai tenté d’analyser trouvent leur origine dans le manque de clarté ou l’apparente dissonance des messages officiels.
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