L'évolution de la religiosité dans le monde edit

28 juin 2018

La seconde enquête du Pew Resarch Center s’intéresse à l’évolution de la religiosité dans le monde en privilégiant les évolutions survenues entre les générations nouvelles (moins de 40 ans) et les générations plus anciennes. Ici, les comparaisons peuvent se faire pays par pays ou de continent à continent mais sans qu’il soit possible de connaître les affiliations religieuses précises des individus.

Le fort mouvement de sécularisation observé en Europe occidentale (voir le premier volet de cet article) est en réalité général dans l’ensemble de l’Europe, même s’il est moins accentué en Europe orientale.

C’est en Europe, où la religion chrétienne est largement dominante, que ce mouvement est le plus net avec l’Amérique du nord, également chrétienne. La tendance est la même en Australie, très différente de la région Asie-Pacifique en général (tableau). En particulier, c’est en Europe que l’écart entre les personnes qui se revendiquent d’une religion et celles qui estiment que la religion est très importante dans leur vie personnelle est le plus grand, et c’est en Europe, de même qu’en Australie, au Canada et aux États-Unis que la proportion d’irréligieux est la plus grande.

La situation des Etats-Unis par rapport aux autres pays occidentaux développés est demeurée longtemps particulière, la religiosité y étant très grande. Mais l’arrivée des nouvelles générations est en train de réduire cette originalité. Ainsi, l’évolution des plus aux moins de 40 ans est spectaculaire. La proportion de personnes ayant une affiliation religieuse est passée de 83% à 66% entre ces deux sous-populations et celle des personnes pour lesquelles la religion occupe une très grande place dans leur vie personnelle de 60% à 43%.

Au vu de ces chiffres il serait tentant de tirer la conclusion que la religion chrétienne est beaucoup plus menacée par la tendance à la sécularisation que la religion musulmane du fait d’une fragilité particulière qui serait due à ses caractéristiques propres, d’autant qu’en Afrique du nord et au Moyen-Orient, où l’islam est largement dominant, une telle tendance est inexistante du point de vue de l’affiliation religieuse et faible du point de vue de l’importance de la religion ressentie dans la vie personnelle.

Une telle hypothèse, pour séduisante qu’elle puisse paraître, est cependant contredite par les faits. Certaines sociétés fortement chrétiennes n’ont pas connu un tel mouvement aussi puissant de sécularisation, notamment en Amérique latine. En Afrique sub-saharienne, qu’il s’agisse de sociétés à dominante chrétienne ou musulmane, un tel mouvement ne s’est pas produit. Au Moyen-Orient et en Afrique du nord, en revanche, où les sociétés sont musulmanes, un tel mouvement, s’il est faible est néanmoins perceptible, notamment en Algérie, en Jordanie, en Egypte et même en Iran. La colonne de droite du tableau montre que, quelle que soit la proportion, plus ou moins élevée, de personnes qui accordent une grande importance à la religion dans leur vie personnelle, mise à part l’Afrique subsaharienne, la baisse de la religiosité est une tendance qui apparaît dans toutes les régions, quelle que soit la religion dominante, par le phénomène de remplacement des générations.

Plusieurs autres hypothèses peuvent alors être avancées pour expliquer cette tendance croissante à la sécularisation de la plupart des sociétés. La plus féconde nous est fournie par les données de l’enquête : les progrès de la sécularisation dans les différentes sociétés sont étroitement liés à l’ampleur des évolutions économiques, démographiques et sociales que ces sociétés connaissent et ont connu. L’enquête utilise cinq variables pour mesurer ces relations, pays par pays : la dynamique démographique, l’espérance de vie, le nombre moyen d’années d’études des habitants, la richesse par habitant et l’importance des inégalités.

De manière générale, ces cinq variables sont étroitement corrélées avec les variables religieuses utilisées. Donnons quelques exemples. Les habitants d’un pays estiment d’autant plus souvent que la religion est très importante dans leur vie personnelle que la population du pays est en augmentation rapide. Ainsi tandis qu’au Niger où la population devrait plus que quadrupler entre 2015 et 2060, 86% des habitants estiment que la religion est très importante pour eux, au Danemark, où le taux de remplacement de la population est à peine atteint, cette proportion est de moins de 10%. De même, s’agissant de taux d’inégalité (indice entre 0 et 1), alors que la Zambie a un taux d’inégalité de 0,6 et la Finlande un taux de 0,2, les Zambiens sont 90% à estimer que la religion est très importante dans leur vie ce qui n’est le cas que de 10% des Finlandais. 

Si l’on utilise comme variable la fréquence de l’assistance à l’office religieux, cette fréquence est inversement proportionnelle à l’espérance de vie dans le pays considéré. Ainsi, par exemple, au Nigeria où l’espérance de vie est de 50 ans, la fréquence de l’assistance à l’office de 90% tandis qu’aux Pays-Bas où l’espérance de vie est de 83 ans, elle est seulement de 10%. De même, cette fréquence est inversement proportionnelle au nombre d’années moyen de fréquentation de l’enseignement scolaire. Tandis qu’en Estonie, cette durée est de 13 années et la fréquence de l’assistance à l’office de 3%, ces proportions sont respectivement d’une année et de 93% au Niger.

Si, enfin, l’on utilise l’indicateur économique du PIB par habitant ajusté par parité de pouvoir d’achat et l’indicateur religieux de prière quotidienne, la fréquence de la prière quotidienne est inversement proportionnelle à la richesse par habitant. Ainsi, tandis que le PIB PPA en Norvège est de 70 000 dollars et la fréquence de la prière quotidienne de 18%, en Afghanistan, il est de 4000 dollars et la fréquence de la prière de 98%.

Ces données nous conduisent à penser que ne sont pas d’abord les spécificités et particularités de la religion chrétienne par rapport à la religion musulmane ou à d’autres religions qui ont produit directement – car une influence indirecte peut être recherchée – le mouvement de sécularisation qui a, en premier lieu, affecté les sociétés chrétiennes, mais l’état social et économique des sociétés concernées et leur évolution. Il se trouve que le développement économique et industriel des sociétés chrétiennes a été plus précoce et plus rapide que celui des sociétés musulmanes. Ce développement, et la manière dont il s’est effectué politiquement et socialement, ont créé les conditions philosophiques et matérielles qui ont été les moteurs du processus d’individualisation des sociétés. Si les sociétés occidentales ont entamé avant les autres le mouvement de sécularisation, c’est d’abord parce qu’elles sont devenues avant les autres des « sociétés des individus », pour reprendre le concept de Norbert Elias. Dans ces sociétés, le contrôle social des Églises chrétiennes, relativement facile et durable à exercer lorsque ces sociétés étaient holistes, la religion constituant alors un élément fondamental de leur homogénéité et de leur identité, s’est affaibli au fur et à mesure que les individus ont acquis une autonomie croissante en leur sein. S’est alors développée une tendance à l’irréligion, mais aussi, comme nous l’avons vu dans le précédent article, un affaiblissement notable de la religiosité chez les individus qui continuent de revendiquer leur appartenance à la religion chrétienne. Cette tendance à l’individualisation les a conduits, de manière croissante, à prendre leurs distances avec les Églises et les dogmes religieux, participant ainsi à la sécularisation de la société. Du coup, dans ces sociétés, il n’est plus aisé d’opposer de manière nette les chrétiens dans leur ensemble aux irréligieux.

Comparer les sociétés chrétiennes aux sociétés musulmanes aujourd’hui ne peut donc pas seulement consister à comparer l’état des deux religions mais aussi celui des sociétés dans lesquelles elles sont enracinées. Par exemple, alors que, dans les sociétés musulmanes, la religion est considérée massivement comme très importante par les individus qui la composent (le plus souvent plus de 80%), chez les musulmans qui habitent dans des sociétés occidentales, cette proportion n’est que de 54% en France, de 66% aux Etats-Unis et de 69% en Israël. Les religions étant des phénomènes sociaux, leur comparaison ne peut ainsi s’effectuer, du point de vue de la sociologie, qu’en englobant dans leur analyse les sociétés elles-mêmes dans lesquelles elles sont enracinées.