Quelles stratégies pour les entreprises face aux risques géopolitiques? edit

21 juillet 2022

La guerre en Ukraine est une crise géopolitique majeure, difficilement prévisible, et qui affecte et affectera durablement les entreprises. Quelles leçons tirer de cette crise ? Comment les entreprises peuvent-elles appréhender la probabilité d'occurrence des crises à venir ? Et surtout comment doivent-elles se préparer à ces prochaines crises pour réduire leur impact économique ?

Cette crise était difficilement prévisible car elle a été décidée par le seul Poutine. Les décisions de boycott de la Russie par les pays occidentaux entraînent des conséquences économiques considérables, non seulement pour la Russie, mais aussi pour les pays de l'Union européenne.

La Russie était un partenaire commercial important de l'UE : le cinquième partenaire des exportations de biens (4,1%) et le troisième partenaire pour les importations de biens (7,5%) en 2021. L'Allemagne était à la fois le premier importateur de marchandises en provenance de Russie (29,8 Mrds € contre 9,3 pour la France) et le premier exportateur de marchandises vers la Russie (26,8 Mrds € contre 6,4 pour la France). En 2021, l’UE enregistrait un déficit commercial de 69 milliards d’euros dans son commerce avec la Russie.

Cependant, les entreprises françaises étaient plus exposées à cette crise géopolitique que les allemandes, car elles avaient investi depuis vingt ans sur place en Russie, contrairement à l’Allemagne dont les relations avec la Russie étaient davantage commerciales. Selon le ministère français de l’Économie, 700 filiales d'entreprises françaises étaient implantées en Russie et ces filiales emploieraient plusieurs centaines de milliers de travailleurs, faisant de la France un des premiers recruteurs étrangers dans le pays. Ainsi Renault était le premier producteur de voiture en Russie – sa marque Lada représentant un tiers des immatriculations de voitures neuves dans le pays – et y employait 45000 salariés.

Pour les entreprises privées occidentales présentes en Russie, ce ne sont pas les sanctions économiques décidées par l'UE ou la Russie qui les poussent à quitter ce pays. C’est surtout l’impact de l’image de marque d'une entreprise complice de la guerre. McDonald’s a ainsi décidé de suspendre ses activités en Russie, alors que l'entreprise y comptait 850 magasins et 62 000 employés. Mais l’entreprise faisait l’objet d’un appel au boycott sur les réseaux sociaux. Starbucks et Coca-Cola ont pris la même décision.

Les crises de nature géopolitiques font partie des crises les plus difficilement prévisibles car elles trouvent souvent leur origine dans les décisions d’un dirigeant d’un pays dictatorial. Pour savoir ce que Poutine va décider, il faudrait entrer dans son cerveau ! De nombreux dirigeant européens qui le rencontraient ne croyaient à cette guerre. La difficulté majeure pour les décideurs est qu’il s’agit ici d’événements dont la probabilité d’occurrence ne peut être calculée. On devrait plutôt parler d’incertitude. Néanmoins, dans ce contexte, les entreprises devraient prendre en compte non seulement le profit associé à une stratégie, mais également, dans la mesure du possible, le niveau de risque qui en découle, afin de faire un calcul économique complet.

Aujourd’hui, l’impact de ces crises est renforcé par les stratégies de localisation de la production des entreprises. Comme le souligne un rapport récent de La Fabrique de l’industrie[1], la recherche des meilleurs lieux de production de chaque composant d’un produit a amené les entreprises à concentrer leurs approvisionnements chez un petit nombre de fournisseurs et dans un petit nombre de pays. Si cette stratégie débouche sur des profits accrus, elle augmente en parallèle le niveau de dépendance et donc de risque.

Afin de limiter l’impact de ces risques sur leur profit, la diversification, stratégie très souvent boudée par les investisseurs, présente bien des avantages que nombre de décideurs négligent. Nous présentons ici les principaux axes stratégiques de la diversification et leur impact sur le niveau des risques.

La diversification des fournisseurs. Une entreprise qui veut limiter son exposition au risque peut, en premier lieu, diversifier ses fournisseurs. Face à la crise ukrainienne, Michelin a dû trouver en urgence une alternative à ses approvisionnements en noir de carbone : plus d’un tiers de ses besoins provenant de ce seul pays. La forte dépendance de l’Allemagne au pétrole et au gaz russe est une illustration criante des risques de trop dépendre d’un seul fournisseur. Au niveau d’une filière, la diversification des approvisionnements peut d'ailleurs réduire le risque, plus fortement que la relocalisation, pourtant souvent présentée comme une solution miracle par les hommes politiques.

La diversification des implantations à l’étranger. La concentration géographique de la production d’une entreprise dans un pays étranger engendre les mêmes difficultés que celle des approvisionnements auprès d’un fournisseur dans un seul pays. La diversification des pays d’implantation des filiales atténue l’exposition aux risques géopolitiques. Dans l’automobile, Renault subit aujourd’hui de plein fouet sa forte exposition à la Russie : 20% de ses ventes et 50% de sa marge opérationnelle en provenaient avant le déclenchement de la guerre en Ukraine[2].

La diversification des clients. La diversification géographique des clients réduit aussi le risque. La crise sanitaire a par exemple mis en évidence la dépendance du secteur du luxe français au seul marché chinois. La ville de Shanghai assure seule 9% des ventes mondiales du luxe[3] ! De quoi inciter à diversifier les clientèles et les modes de distribution en insistant sur le e-commerce3. Dans un autre domaine, la crise sanitaire a conduit le Club Med à revoir sa stratégie en adaptant son offre pour accueillir dans leurs villages davantage de clients locaux, et éviter l’impact d’un effondrement de la mobilité internationale[4].

La diversification des domaines d’activité. C’est le quatrième axe d’une diversification permettant de réduire les risques. Elle est au cœur des orientations stratégiques post-covid de Michelin afin de faire face aux crises mondiales[5]. L’ambition est de porter la part des nouvelles activités (composites flexibles, médecine régénérative, impression 3D) de 5 à 30 % du CA d’ici 2030.

Se diversifier à tous les stades semble donc être une stratégie de bon sens. Cependant, malgré la répétition récente des crises, beaucoup d’entreprises considèrent chacune d’entre elles comme un « cygne noir », un événement dont la probabilité d’occurrence est tellement faible qu’il n’y a pas d’intérêt à s’y préparer et à s’en couvrir. Elles préfèrent souvent des stratégies visant à amortir les conséquences de la crise, principalement en reportant ces conséquences sur d’autres parties prenantes (salariés, fournisseurs, sous-traitants…).

Pourtant, quelles seraient par exemple leur marge de manœuvre si dans l’avenir la Chine envahissait Taiwan, et si des mesures de boycott comparables à celles mises en place vis-à-vis de la Russie, étaient décidées ? La Chine représente un poids bien plus important dans le commerce international de l'UE que la Russie. La mondialisation a renforcé le poids considérable de l’Empire du milieu qui représente près de 30% de la production manufacturière mondiale. Dès 2015, The Economist constatait « La Chine produit 80% des climatiseurs, 70% des téléphones, 60% des chaussures de la planète ».

Les pouvoirs publics ont incontestablement un rôle à jouer pour inciter et aider les entreprises de certaines filières industrielles à surmonter les coûts de la diversification. En France, l’appel à projet lancé par le gouvernement fin 2021 et visant à soutenir les projets de diversification des sous-traitants de l’automobile va dans ce sens. Mais les actions des gouvernements ne seront pas suffisantes pour engager la diversification de façon significative. On aurait pu s'attendre par exemple à ce que, après la crise ukrainienne, les appels de certains gouvernements occidentaux à déplacer ou à relocaliser les investissements hors de Chine soient entendus par les entreprises occidentales. Il n'en est rien. Les investissements directs étrangers (IDE) entrants de la Chine en 2021 ont augmenté d’un tiers pour atteindre 334 milliards de dollars américains, un nouveau record. La Chambre de commerce américaine en Chine (AmCham China) indique, dans un très récent livre blanc que la Chine reste un marché prioritaire pour près des deux tiers des entreprises membres de la chambre. Environ 83% d'entre elles affirment ne pas envisager de délocaliser leur fabrication ou leur approvisionnement en dehors de la Chine.

Il est donc probable que nombreuses seront les entreprises qui, passés les effets majeurs des crises actuelles, vont reprendre le « business as usual », continuer à se focaliser sur les profits et pas sur le couple rentabilité / risque, et négliger en conséquence les bénéfices indéniables de la diversification sur le long terme.

[1]. « Comment sécuriser nos approvisionnements stratégiques ? », Les Docs de La Fabrique, La fabrique de l’Industrie, 2021.

[2]. S. Lauer, « Pour Renault, les conséquences de la guerre en Ukraine pourraient être la crise de trop », Le Monde, 7 mars 2022.

[3]. V. Jacoberger-Lavoué, « Le monde du luxe très vigilant sur la situation en Chine », Les Echos, 6 mai 2022.

[4]. I. Letessier, « Club Med mise sur la clientèle locale pour accélérer sa reprise », Le Figaro, 19 avril 2022.

[5]. « Chez Michelin, une stratégie post coronavirus axée sur la diversification », Challenges, 23 juin 2020.