Le mur de la dette est-il imaginaire? - 1 - La France, championne de la dette privée edit

29 octobre 2020

Le projet de loi de finances pour 2021 situe la dette des administrations publiques à 117% du PIB à la fin de cette année et 116% fin 2021, niveaux qui seraient apparus inimaginables il y a un an. Rien de surprenant, en fait : le gel de l’activité économique pendant deux mois a asséché les recettes fiscales et les mesures de soutien à l’économie ont fortement augmenté les dépenses. Utiliser les marges de manœuvre budgétaires offertes par la BCE fut et reste de bonne politique. Mais l’augmentation de la dette publique ne doit pas pour autant être considérée comme indolore car l’économie française a cette particularité que l’endettement privé y avait également beaucoup augmenté, avant la crise. Pour que les lendemains ne déchantent pas, il faut en anticiper les conséquences et réfléchir aux parades.

Pré-covid: dette publique stabilisée, dette privée en hausse

Les mesures de l’endettement, privé comme public, diffèrent selon les concepts et les conventions statistiques. Ainsi, la dette des administrations publiques françaises à la fin 2019 est-elle estimée à 98,1% du PIB par l’Insee pour l’application du traité de Maastricht, qui utilise la valeur faciale de la dette (dite nominale), et à 112,3% du PIB par la Banque des règlements internationaux (BRI), si la dette est valorisée à son prix de marché. La différence vient de la baisse des taux d’intérêt à moyen et long terme, qui a fortement revalorisé les obligations émises par le Trésor. Mais quelle que soit la mesure, même nette des avoirs financiers (89,5% du PIB fin 2019 selon l’Insee), la dette publique française, en forte hausse depuis 2007, s’était stabilisée depuis 2016, en partie grâce à la baisse des taux d’intérêt mais aussi à la réduction des déficits primaires.

La situation est bien différente pour la dette privée hors institutions financières, en hausse perpétuelle depuis 2013, et qui atteignit 215% du PIB fin 2019 selon la BRI, à comparer à 165% pour la zone euro, 205% pour la Chine et 150% pour les États-Unis. La France a le privilège de faire partie du club des pays à dette privée à la fois très élevée (supérieure à deux fois le PIB annuel) et fortement dynamique, en compagnie de la Suède, de la Suisse et du Canada. Tout n’était pas angoissant dans cette augmentation de la dette. La baisse des taux d’intérêt et son impact sur les prix immobiliers a fortement revalorisé le patrimoine des ménages comme des entreprises, réduisant ainsi l’impact de la hausse de la dette sur leur patrimoine net. Par ailleurs, les entreprises françaises ont beaucoup investi, en particulier les grands groupes multinationaux. Ces derniers ont su profiter des taux bas pour se ré-endetter à partir de 2014 et investir dans leurs activités à l’étranger, ce qui leur permet de rapatrier des profits si conséquents qu’ils financent largement le déficit commercial du pays.

La Banque de France (BdF), de son coté, estime la dette des agents non financiers français à seulement 135% du PIB fin 2019, faisant remarquer que les entreprises françaises ont la particularité de se prêter mutuellement, et qu’il convient de consolider la dette du secteur des entreprises, c’est à dire d’annuler les dettes contractées entre entreprises. On comprend l’idée, mais, à l’exception des dettes contractées entre filiales d’un même groupe, on ne voit pas bien pourquoi il faudrait annuler la dette que Paul SARL a contracté auprès de Christine SA parce que Paul aurait prêté à Benoit SAS pour le même montant. Si Benoit était incapable d’honorer sa dette envers Paul, ce dernier ne pourrait probablement pas rembourser Christine !

De toutes façons, même réduite en niveau par cette consolidation discutable, la dette privée française mesurée par la BdF suit la même trajectoire dynamique que celle mesurée par la BRI.

La crise sanitaire va gonfler la dette des entreprises…

Il est difficile d’estimer ce que sera l’accroissement de la dette privée du à la crise sanitaire. L’endettement des entreprises françaises est certainement en forte augmentation : avant même le confinement, il avait cru de 2,6 point de PIB au cours du 1er trimestre 2020 selon la BdF. Fin août, la dette brute des entreprises sous forme de crédit bancaire ou de titres de créance avait augmenté de 180 Mds d’euros depuis la fin février, soit environ 8% du PIB et il est donc probable qu’elle aura augmenté d’environ 10% du PIB au cours de l’année. On ne doit cependant pas prendre ces chiffres abyssaux au pied de la lettre : pour faire face à leurs difficultés de trésorerie, réelles ou anticipées, les entreprises françaises ont tiré sur les lignes de crédit offertes par les banques qui, elles-mêmes, bénéficient de la garantie de l’état. Il semble même que le message de certaines banques à bien des PME ait été assez ferme, dans le sens d’inciter à l’utilisation de la ligne de crédit.

Ainsi, l’essentiel de ce nouvel endettement est simplement venu abonder la trésorerie des entreprises, qui a augmenté de 174Mds au cours de la même période. L’opération est-elle blanche pour autant ? Probablement pas, car de nombreuses entreprises des secteurs les plus touchés, comme l’hôtellerie et la restauration, ou les activités de loisirs et culturelles, ne se remettront pas de cette crise même après avoir brulé leur cash. A l’inverse de la dette des ménages, qui, du fait du gel du marché immobilier, a baissé durant le confinement, la dette des entreprises devrait augmenter significativement du fait de la crise sanitaire. Mais il est difficile à ce stade d’anticiper ce que pourrait être l’augmentation de la dette privée agrégée à l’horizon de la fin 2021, lorsqu’on tentera d’estimer les dégâts de la crise.

… et dégrader la solvabilité du secteur privé

Si l’effet de la crise sur la dette publique est clair –une hausse de l’ordre de 15 à 20 points de PIB à terme— l’effet sur la dette privée l’est moins. En revanche, une chose est certaine : une partie des entreprises mais aussi des ménages seront financièrement fragilisés du fait de leur baisse de revenu et auront plus de difficultés à honorer les échéanciers de leurs dettes. Le revers de la médaille des prêts garantis est qu’ils maintiennent à flot certaines entreprises qui ne survivront pas à la crise, soit qu’elles étaient déjà en mauvaise posture et auraient fait faillite sans ces lignes de crédit, soit que leur activité soit durablement réduite par la crise sanitaire et les changements de préférence des consommateurs. Il faut donc s’attendre à une forte augmentation des faillites à mesure que l’amortisseur des prêts garantis sera retiré. Même si l’encours de dette privée n’augmente pas significativement dans les mois à venir, la solvabilité du secteur privée sera très probablement dégradée et, avec elle, la qualité des actifs des banques. Et, puisque beaucoup de prêts sont garantis, une augmentation de la dette publique est à la clef.

Une dette conjointe public-privé dépassant 330% du PIB en 2021?

Le ministre de l’économie Bruno Lemaire a assuré que, grâce aux mesures d’offre du plan de relance, celui-ci s’autofinancerait à l’horizon 2025, grâce à une accélération de la croissance potentielle d’un dixième de point par an. Sans disputer ce point – la part faite à l’offre dans le plan de relance est importante— notons qu’on ne parle ici du plan de relance de 100Mds d’euros, soit environ 4% du PIB, qui ne représente qu’un cinquième des 18 points d’augmentation de la dette publique prévus par Bercy.

Pour l’économie dans son ensemble, l’endettement privé et public va donc augmenter très significativement, par rapport aux 313% du PIB déjà atteints avant la crise selon la BRI (1), probablement de l’ordre de 20 points de PIB à l’horizon 2021. Peu de pays se sont retrouvés avec un ratio d’endettement interne supérieur à 330% du PIB, hors période de guerre (2). Ce fut le cas des Pays-Bas où il atteignit 360% du PIB en 2015, avant de revenir à 307% fin 2019. C’est toujours le cas du Japon, où la dette agrégée représentait 367% du PIB fin 2019.

Que faire?

Jusqu’à quel point faut-il s’inquiéter de cette situation ? Le débat fait rage chez les économistes, qui se partagent en deux camps qu’on nommera, pour simplifier, les latitudinaires et les rigoristes. Dans la seconde partie de cet article, on examinera leurs arguments et on tentera de répondre à la fameuse question, « Que faire ? » en y ajoutant « Que faut-il éviter de faire ? »

 

(1) Il s’agit de la dette nominale et non pas de la dette à sa valeur de marché. Selon la Banque de France, qui, pour les entreprises, exclut les crédits intra-groupes, les crédits inter-entreprises et les crédits commerciaux, la dette agrégée atteignait 236% du PIB à la fin de 2019.

(2) La dette publique française avait atteint 205% du PIB en 1944.