Le Libra de Facebook est-il viable? edit

5 juillet 2019

Quoi de plus plaisant que de pouvoir virer de l’argent dans le monde entier comme on envoie une photo par Whatsapp ? C’est le projet que suit Facebook avec Libra : combiner un porte-monnaie numérique avec la puissance de ses réseaux et l’expertise de ses partenaires (entre autres Visa et PayPal côté paiements, Coinbase côté cryptomonnaie, Iliad ou Vodafone côté télécoms). Techniquement, le projet n’a rien de novateur en soi : deux autres big techs, Baidu ou Alibaba (avec Alipay) en Chine, sont déjà en chemin et ont d’ailleurs dû inciter Facebook à presser le pas. La différence, qui effraie un peu tout le monde, c’est l’immense force de Facebook avec ses deux milliards d’inscrits.

L’industrie des paiements vient de subir un choc historique : on sait désormais à la vitesse des électrons si le compte débiteur est alimenté ou non. Le risque de crédit direct disparait en pratique. Il n’est donc plus nécessaire d’associer les paiements à du crédit, un métier propre aux banques. Cette avancée est porteuse d’un gain majeur pour le grand public en termes de coût, de commodité et d’inclusion de personnes privés de services bancaires. C’est dans cette brèche que quantité de nouveaux acteurs s’engouffrent.

Pour autant, ces acteurs, dont Libra, ne proposent pas de nouvelles monnaies indépendamment du système bancaire. Avant d’opérer une quelconque transaction, les échangistes en Libra devront virer de l’argent de leur compte bancaire vers un compte Libra. Il n’y a donc pas création monétaire, tant du moins que Libra ne vend pas de services de crédit (ce que commence à faire Alipay, un modèle que Facebook cherchera sans doute à copier). Il reste qu’on voit émerger un acteur financier hors des cadres habituels du système bancaire, même si la connexion avec les banques le soumettra d’emblée à certaines des régulations qui s’imposent à tout établissement de paiement (EP).

La différence avec la plupart des autres EP vient du mode opératoire : ainsi Paypal ou Visa opèrent sur l’infrastructure des banques (chambre de compensation, Swift, etc.). Libra, comme le font M-Pesa et Orange Pay, deux dynamiques entreprises de paiement en Afrique, va construire sa propre infrastructure. D’où une moindre dépendance vis-à-vis des banques et une menace pour elles s’il s’avère que le web est un réseau moins coûteux à opérer que l’est Swift. Or, les big techs ont en matière de web une technicité bien supérieure à celle, dispersée de surcroît, des banques.

Libra n’est pas non plus une monnaie pleinement fiduciaire, c'est-à-dire reposant sur la seule confiance collective, à la différence du Bitcoin par exemple. Il est assorti de garanties : l’association Libra conserve sur son bilan les euros ou les dollars que le client vire sur son compte, de sorte que les dettes que sont les dépôts des clients correspondent à des actifs en monnaies fortes, les plus liquides possibles. S’agissant des monnaies mineures ou exotiques, elles seront converties dans les principales devises. Libra sera de fait calée (‘pegged’) sur un mix des grandes monnaies, avec pour avantage, mis en avant par les initiateurs du projet, une volatilité moindre que chacune des devises prise individuellement.

Une dernière caractéristique du projet demande clarification : on présente Libra comme une monnaie dont la surveillance est assurée par un « journal décentralisé », c'est-à-dire une chaîne de blocs ou blockchain (voir ici pour le détail). Il semble pourtant avéré qu’un système blockchain est mal adapté s’agissant de milliards de petites transactions, ce qui sera le cas pour une monnaie véhiculée par Whatsapp et Instagram. Le coût informatique (et énergétique !) devient prohibitif. Libra compte réduire ce coût en limitant la libre entrée des potentiels « vérificateurs » des transactions. Mais rien n’est clair pour l’instant.

De nombreux obstacles sur la route

Le premier d’entre eux, on pourrait dire le plus simple, consiste à limiter les risques techniques de toute chaine de paiement : l’identité des parties, la fraude, de piratage des comptes... L’infrastructure est d’une complexité redoutable.

D’autres obstacles sont de nature commerciale. Le choix du blockchain en est un puisque l’avantage de la non-falsifiabilité se paie de coûts accrus et d’une moindre commodité pour les clients : il faut attendre la preuve d’identité pour toute transaction. Ensuite, le très gros des transactions dans tout pays se fait dans la monnaie du pays. Pourquoi alors convertir en Libras les apports en euros pour revenir in fine à l’euro ? L’avantage n’apparaît que pour les transactions internationales des particuliers, les migrants notamment, ou encore dans les pays où l’infrastructure bancaire est primitive, avec une monnaie nationale peu reconnue, soumise au risque d’inflation ou de dévaluation et manquant d’une garantie solide de l’État. Mais tout cela représente quand même un marché assez étroit au regard de cette ambition mondiale. Dans les pays développés, l’offre bancaire est déjà en place – qu’on pense aux cartes de paiement si commodes – et le gros des transactions ne vient pas des particuliers qui jouent avec Instagram, mais des entreprises entre elles, qui ont des besoins financiers plus complexes. Si la Chine est très en avance en matière de « fintech », il faut le rappeler, c’est parce que son système bancaire est moins performant qu’il n’est en Europe ou aux États-Unis.

Le document de présentation du projet, le Livre blanc Libra, répète à foison, heureux de ce supplément d’âme, que Libra va permettre l’inclusion des gens aujourd'hui exclus du système bancaire, soit 1,7 milliard de par le monde. Mais l’inclusion financière au sens Libra exige en premier lieu une inclusion internet, et on en est loin. Orange Pay ou M-Pesa doivent leur succès à ce qu’ils fonctionnent sur un réseau ne nécessitant ni 4G ni mobiles dernier cri.

Enfin, si jamais une offre de la part des Big Techs, et de Facebook en particulier, devait voir le jour dans les pays développés, gageons qu’un concurrent redoutable pourrait apparaître, à savoir la banque centrale elle-même, qui dispose de tous les moyens de fournir une monnaie numérique, et avec ça une monnaie de meilleure qualité. Voir ici ce que serait une telle monnaie.

Les contraintes réglementaires vont peser lourdement

Quelle sera en cas de succès, problématique on l’a vu, la relation de Libra avec les régulateurs dans les domaines financiers, de la protection de la vie privée et de la concurrence ?

Sur le plan financier, les banques commerciales perdraient en liquidité sachant qu’une masse importante de dépôts leur échapperait. Le contrôle de la liquidité par la banque centrale ne sera plus qu’indirect, via le contrôle des crédits faits par les banques pour nourrir la liquidité de Libra. À dimension globale, voici que Libra devient « systémique » dans le jargon des banquiers centraux. Une défiance soudaine envers Libra, pour une raison ou une autre, peut provoquer immédiatement des retraits massifs et donc des ventes subites et à la casse des actifs financiers mis en représentation. La liquidité est on le sait un objet très bipolaire. Il faut l’appui d’un prêteur en dernier ressort et des fonds propres abondants pour éviter les phénomènes de « ruées » propres à tout métier reposant sur la confiance. On n’a donc avec Libra rien d’autre qu’une banque, et il est illusoire de penser qu’un système de monnaie privée puisse atteindre une envergure mondiale sans tomber sous le coup d’une régulation monétaire pointilleuse.

Le respect de la vie privée est un point sur lequel Facebook et les big techs ont montré de sévères carences. Voici une seconde suspicion. Or, l’identification des clients est essentielle dans tout projet bancaire, le know your customer dans le jargon du métier, plus encore sachant l’anonymat du Web. On connaissait le vœu de Zuckerberg de faire de l’identifiant Facebook un passe universel. Mais voici, signalée par une phrase anodine au détour du Livre blanc « une possible bombe logée au sein de Libra » comme le dit le site Coindesk. On lit : « Un autre objectif de l'association est de développer et de promouvoir une norme d'identité ouverte. Nous pensons que l'identité numérique décentralisée et portable est une condition préalable à l'inclusion financière et à la concurrence. » Une carte d’identité privée, et voici les États devenus obsolètes en matière de registre civil si l’usage s’en répand.

Le droit de la concurrence intervient aussi. Va-t-on laisser se développer une activité de nature bancaire de la part des big techs qui pourraient menacer trop violemment les banques en place ? Car, même soumises à la régulation bancaire, les big techs disposent de synergies de réseau et d’« envergure » (la capacité à offrir des services liés) bien plus fortes que les banques.

Il est difficile de trancher trop vite ce débat. Dans le conflit classique entre les régulations prudentielle et concurrentielle, les banques ont profité de l’obligation coûteuse de sécurité pour se carapacer contre l’entrée de nouveaux concurrents. Dans chaque pays, il s’agit d’un oligopole plutôt douillet et pas toujours efficace[1]. Et quand une jeune fintech pointe le nez, elle est très souvent rachetée par les banques traditionnelles. Avec Facebook ou Alibaba, il en va autrement. Le numérique est en marche et s’il apporte des gains massifs dans l’industrie des paiements, il sera difficile de l’arrêter. Waze, ce logiciel de cartographie dynamique, a envoyé les cartes routières à la poubelle. Le problème n’est donc pas que le système des paiements passe dans des mains privées : c’est le cas déjà aujourd'hui puisque ce sont les banques privées qui en ont la gestion. Le problème est que le concurrent qui apparaît peut fragiliser d’un coup une industrie vénérable, avec des répercussions aujourd'hui mal comprises. Pour poursuivre l’analogie, il aurait été préférable que Waze eût été racheté par des constructeurs automobiles que par Google.

D’autant que les big techs ne sont pas simplement les gestionnaires d’une infrastructure, ils vendent des produits liés (information, publicité…). Selon un principe général du droit de la concurrence, on interdit qu’une banque, forte de l’information qu’elle a sur le compte bancaire de son client, s’engage dans des activités commerciales qui pourrait lui faire concurrence. Ce principe vaut (en principe !) pour les autres opérateurs de réseau : compagnies de chemin de fer ou téléphoniques. Rien de cela encore pour les big techs. Il serait choquant que Facebook, par l’intermédiaire de Libra, connaisse, pour son activité d’agence publicitaire, le détail des achats fait par tout un chacun.

Les initiateurs de Libra jurent leurs grands dieux qu’une muraille sera érigée entre l’opérateur Libra et les partenaires du projet, mais la meilleure muraille est celle de l’indépendance totale. Si elle est strictement mise en place, l’avantage initial se dilue.

Il y a ici une sorte d’imprudence et même d’arrogance de Facebook. Il fait l’objet aujourd'hui de critiques violentes de la société civile et des régulateurs appelant pour certains à un démembrement pur et simple, et il lance pourtant un projet qui secoue frontalement une infrastructure publique aussi importante que celle des paiements. Voici où le débat politique devrait s’amplifier et les incertitudes provoquées peuvent empêcher le décollage du projet.

 

[1] Dans un papier récemment paru et commenté par le Financial Times, la BCE indique que les commissions des banques pour les opérations de change sont 25 fois plus élevées pour les particuliers que pour les grandes entreprises, alors que le coût ne dépend que modérément du volume échangé.