Attentats islamistes: quelle représentation au cinéma? edit

Oct. 9, 2023

Comment le cinéma français a-t-il abordé les attentats qui ont frappé le territoire depuis 2015 ? Est-il possible de repérer un narratif dominant et, le cas échéant, que nous apprend-il sur les valeurs et les préoccupations de la France contemporaine ?

Un sujet qui a peu intéressé

A ce jour, seulement six films ont pris les attentats comme trame principale : Amanda (Mikhaël Hers, 2018), Ce jour-là et les jours d’après (téléfilm de Marion Laine, 2019), Revoir Paris (Alice Winocour, 2022), Vous n’aurez pas ma haine (Kilian Riedhof, 2022), Novembre (Cédric Jimenez, 2022) et Un an, une nuit (Isaki Lacuesta, 2023).

Sans être négligeable, cette liste est donc relativement limitée, surtout si on la rapporte à la production cinématographique française (plus de 200 films par an).

Un premier élément pour expliquer cette faiblesse est le choc émotionnel provoqué par les attentats. On en trouve un signe dans la sortie avortée du film Made in France. Programmé pour le 18 novembre 2015 mais réalisé avant 2015, ce film imagine de manière prémonitoire des attentats dans Paris. Les affiches du film, qui représentaient la tour Eiffel sous la forme d’une Kalachnikov, ont été retirées en urgence le samedi 14 novembre, et le film n’est finalement pas sorti en salles. 

Par ailleurs, les victimes et leurs proches ont pu être tentées de s’opposer aux représentations visuelles des attentats. Fin 2017, une pétition en ligne a ainsi été lancée pour empêcher la réalisation du téléfilm Ce jour-là et les jours d’après. La direction de France 2 a été contrainte de retarder la diffusion d’une année et d’organiser un débat pour accompagner la diffusion.

Si les pressions se sont estompées avec le temps, la crainte de provoquer des réactions a sans doute perduré, ce qui a pu limiter le nombre de films et peut-être même peser sur leur contenu.

Une trame commune: les victimes

Les seuls attentats évoqués sont ceux du Bataclan (ou leur équivalent fictif). Aucun scénario ne s’est inspiré d’autres attaques comme Charlie Hebdo, Nice, le père Hamel ou Samuel Paty.  

Plus surprenant : aucun film ne s’intéresse aux attentats proprement dit. Tous les films se concentrent sur les périodes qui suivent les événements, en se focalisant presque exclusivement sur les victimes. La priorité est donnée au deuil, à la souffrance, aux difficultés de vivre avec un traumatisme, à la difficile reconstruction humaine et relationnelle.

Amanda raconte comment un jeune homme de 23 ans, David, doit prendre en charge sa jeune nièce de 7 ans dont la mère a été tuée dans un attentat qui ressemble à celui du Bataclan mais dont on ne saura rien.

L’histoire de Ce soir-là et les jours d’après se centre sur les secours aux blessés et sur l’histoire d’amour qui va en ressortir (avec le duo Sandrine Bonnaire et Simon Abkarian).

Dans Revoir Paris, le point de départ est un attentat qui ressemble à celui du Bataclan bien qu’il se déroule dans un restaurant. L’attaque fait un nombre important de victimes mais seules quelques images fugaces apparaissent. Le récit est centré sur les bouleversements subis par deux des victimes, interprétées par Virginie Efira et Benoît Magimel, dont les couples respectifs vont se briser.

C’est encore une histoire de couples que l’on retrouve dans Un an, une nuit. Si ce film livre quelques séquences de l’intérieur du Bataclan, il s’abstient de montrer les djihadistes et leurs victimes. L’histoire porte sur les traumatismes vécus par un jeune couple dont les deux membres vont réagir différemment. « On a voulu raconter ce qu’il s’est passé l’année suivante : comment vivre, reconstruire sa vie, ne pas renoncer au rock, à l'amour, au sexe, à danser et aux expériences collectives », explique le producteur.

Évitement

Dans tous ces films, l’action proprement dite est donc écartée. Seul Novembre accorde une place aux scènes d’action puisqu’il relate la traque erratique pour retrouver les djihadistes du Bataclan, jusqu’à la fusillade du 18 novembre à Saint-Denis.

Une sorte de non-dit ou de tabou entoure les attentats. On ne voit jamais les terroristes, sauf de manière fugace. Leurs profils comme leurs motivations ne sont pas exposés. La religion, en particulier, est totalement absente, comme du reste d’autres sujets, par exemple l’antisémitisme.

Une autre absence remarquable est la figure du héros. Aucun des films ne met en avant un comportement héroïque, qu’il soit fictif ou inspiré de la réalité, comme le fait Clint Eastwood dans 15h17 pour Paris (2019). Même dans Novembre, les héros n’en sont pas vraiment puisque les policiers apparaissent dépassés par les événements.

Un cinéma intimiste

L’angle choisi pour parler des attentats se rattache clairement à la tradition intimiste du cinéma français. L’accent est mis sur la psychologie des personnages. Les circonstances historiques et les enjeux politiques sont délaissés au profit des angoisses existentielles et des difficultés relationnelles.

Les événements historiques sont présents mais ils ne sont pas exploités. On est tenté de faire un parallèle avec La Chambre des officiers (François Dupeyron, 2001). Alors que l’action se déroule pendant la guerre de 1914, l’histoire ne s’intéresse qu’à la douloureuse guérison d’un officier français défiguré par un obus. C’est un récit atemporel qui aurait très bien pu prendre pour point de départ un accident du travail ou de la circulation.

Un sujet politiquement risqué

La préférence pour l’intimité doit beaucoup au caractère clivant du sujet. Parler des attentats, c’est en effet s’aventurer sur le terrain de l’analyse et des explications.

Deux écueils sont alors possibles : rendre sympathiques les djihadistes, au risque de se voir reprocher de céder à la « culture de l’excuse »), ou au contraire les désigner comme des ennemis, avec le risque d’alimenter les haines et les amalgames à l’encontre des musulmans.

Ce second écueil est d’autant plus redouté que le monde du cinéma se fait fort de s’opposer à l’extrême-droite.

Certains des films cités ont d’ailleurs pris soin d’inclure des références positives à l’immigration. Par exemple, dans Revoir Paris, le personnage principal joué par Virginie Efira part en quête de l’employé de cuisine qui lui a tenu la main pendant l’attentat. Il va s’avérer que celui-ci n’est autre qu’un migrant clandestin.

Lors de la sortie du film Novembre, une controverse a surgi à propos du personnage de Sonia, la jeune femme qui a permis aux policiers de localiser Abdelhamid Abaaoud. À l’écran, celle-ci est représentée avec un voile, ce qui ne correspond pas à sa situation personnelle. Menaçant d’engager une action devant les tribunaux, elle a obtenu qu’un bandeau rétablisse la vérité à la fin du film). Le réalisateur semble avoir voulu, par cette entorse à la réalité, écarter tout soupçon de mise en cause de la religion musulmane.

Des films désengagés

L’absence d’engagement des films est patente. Aucun d’entre eux n’a entrepris de dénoncer la responsabilité des autorités françaises dans les attentats, que ce soit pour mettre en cause la politique étrangère de la France ou pour critiquer l’aveuglement des pouvoirs publics face à la menace islamiste.

De même, aucun film n’a envisagé un scénario imaginaire où l’on verrait des policiers traquer et éliminer les terroristes. Un scénario de ce type n’était pourtant pas inenvisageable puisqu’on le rencontre dans le film franco-belge L’Intervention (Fred Grivois, 2019) où les héros sont représentés par une équipe de francs-tireurs sur le modèle des Morfalous : ce sont des casse-cous indisciplinés, mais courageux et efficaces, qui parviennent à tuer les terroristes et sauver les otages. On relève néanmoins que l’action de ce film se déroule dans un passé assez lointain puisqu’elle fait référence à la prise d’otage de Loyada (près de Djibouti) qui a eu lieu en 1976, considérée comme l’acte de naissance du GIGN.

De plus, ce type de films n’est pas forcément bien reçu par la critique. On le vérifie avec un film proche du précédent mais plus ancien, L’Assaut (Julien Leclercq, 2011), qui retrace de façon réaliste la prise d’otages de l’Airbus d’Air France par un commando du GIA algérien en décembre 1994. Si ce film a été décrit comme « sobre, réaliste et efficace » par Le Point, il s’est vu reprocher par Le Monde de faire la part belle au GIGN et de ne pas avoir donné de « l’humanité » aux djihadistes, lesquels sont présentés comme « des pantins qui ne sont définis que par le mépris qu’ils inspirent au réalisateur »).

« Vous n’aurez pas ma haine »

La formule « vous n’aurez pas ma haine » illustre assez bien ce qui semble avoir été une préoccupation forte des films français sur les attentats. Cette formule, lancée par le journaliste Antoine Leiris après l’assassinat de sa compagne au Bataclan, est rapidement devenue un livre, puis une pièce de théâtre, et finalement un film.  Si le film éponyme n’a convaincu ni le public, ni la critique, il résume assez bien l’injonction qui semble prévaloir, à savoir que le cinéma doit surtout cultiver l’amour. Tel est le message que partage la réalisatrice de Ce jour-là et les jours d’après : « en réponse à un acte terroriste, je trouvais ça beau de répondre par un message d’humanité ».

Et le public?

Au total, le choix de privilégier les enjeux psychologiques et intimes est vraisemblablement la conséquence d’un ensemble de facteurs (sensibilité du sujet, pression des victimes, controverses politiques, souci de ne pas stigmatiser) qui en disent long sur les traumatismes et les divisions de la société française. Ces éléments contextuels ont manifestement incité à limiter l’ambition des scénarios de façon à minimiser les controverses.

Il n’est toutefois pas certain que cette focalisation sur l’intimité soit la plus attendue par le public. En effet, le film qui a obtenu le plus grand succès est aussi celui qui est le plus axé sur l’action (Novembre, 2,4 millions d’entrées), loin devant Revoir Paris (520 000) et Amanda (260 000), et encore plus loin devant Vous n’aurez pas ma haine (14 000) et Un an, une nuit (9000). Il reste donc à savoir quel angle choisiront les films à venir, et lesquels entreront en résonance avec les préférences du public.