Trier les malades: les questions qui dérangent edit

8 avril 2020

Le problème de la pénurie des soins a commencé à se poser pour les masques de protection et, dans une moindre mesure, pour les produits désinfectants, avant de s’étendre à l’accès aux appareils de ventilation mécanique, seul moyen de sauver les malades les plus sévèrement atteints. La presse relate déjà des situations où des tris doivent être effectués et un débat sur l’éthique de la sélection a commencé à émerger.

Pourquoi pas le tirage au sort?

Lorsque les traitements sont en nombre insuffisant, une réponse simple pourrait consister à sélectionner les malades au hasard. Il existe des précédents. Le laboratoire Novartis a récemment défrayé la chronique pour avoir offert à cent enfants tirés au hasard un médicament considéré comme le plus cher du monde (2 millions de dollars la dose). Un autre précédent célèbre concerne le traitement du SIDA : à la fin des années 1990, le Conseil national du Sida a proposé d’organiser un tirage au sort pour répartir un nouveau traitement.

Si le tirage au sort ne séduit guère, malgré son caractère égalitaire, c’est parce qu’il se heurte à un autre principe majeur de la démocratie : la liberté, donc la raison. Telle est d'ailleurs la raison pour laquelle le tirage au sort n'a jamais percé en politique, malgré les demandes allant dans ce sens.  Dans le cas du coronavirus, si personne n’a suggéré d’utiliser le tirage au sort (y compris dans une forme appauvrie : le premier arrivé est le premier servi), c’est parce que la sélection aléatoire risque de s’avérer contre-productive en gaspillant un bien rare.

De plus, le tirage au sort soulève une autre difficulté, à savoir la question du mérite. Telle était l’objection formulée par Claude Le Pen, économiste de la santé (disparu tout récemment), à propos de la proposition du Conseil du sida sur le recours au tirage au sort en 1996 : « Le tirage au sort garantissait que n’importe qui pouvait être choisi, comme des toxicomanes en prison. S’il y avait un comité de sélection, il aurait forcément pris des critères sélectifs et "humains", ce qui aurait très probablement éliminé de la sélection ces personnes ». Cette objection soulève un enjeu intéressant : tout le monde mérite-t-il d’accéder au traitement ?

Trier les malades: le grand malaise

Si le tirage au sort est exclu, la sélection n’en reste pas moins profondément dérangeante. On en veut pour preuve l’attitude du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Dans un avis rendu récemment à propos du Coronavirus, celui-ci a évoqué la sélection mais son propos est resté général et non dénuée d’ambiguïté. Sa position de principe est que les décisions médicales doivent impérativement respecter la « dignité humaine », ce qui signifie d’après lui que « la valeur individuelle de chaque personne doit être reconnue comme absolue ».

Le Conseil d’éthique est toutefois conscient que cette position n’est guère tenable dans un contexte de pénurie de ressources. C’est pourquoi, dans un second temps, il appelle à respecter un autre principe : l’équité. Il plaide ainsi pour « que l’exigence de justice, au sens d’égalitarisme, soit pondéré par la nécessité de priorisation des ressources ».

L’embarras du CCNE s’explique par le fait que le paradigme non-discriminatoire occupe une place centrale dans l’imaginaire normatif contemporain. Dans le monde post-1945, caractérisé par la sacralisation des droits individuels, l’idée de sélectionner les individus fait l’objet d’un profond rejet. Les individus étant égaux entre eux, que ce soit en droits ou en valeur, toute discrimination est un mal qui doit être aboli. C’est ainsi que la lutte contre les discriminations est devenue l’un des grands référentiels de l’action publique contemporaine. A contrario, la réflexion sur les discriminations légitimes a quasiment disparu. De façon symptomatique, le livre du Norvégien Jon Elster sur l'allocation des ressources rares (par exemple les organes pour les greffes, les logements sociaux) n'a jamais été traduit en français.

Faire des choix : pas le choix ?

Néanmoins, la volonté de bannir les discriminations relève davantage d’un idéal normatif que d’une réalité car, en pratique, tout le monde discrimine (on choisit ses amis ou ses amours, il faut être de grande taille pour jouer en NBA, et beau pour devenir une star) et toutes les sociétés instaurent des discriminations légales (les compétitions sportives séparent les hommes et les femmes, les étrangers ne votent pas, la justice ne traite pas de la même façon les mineurs et les adultes, etc.). Il est dans la nature même de l’Etat, notamment l’Etat-providence, de créer des différences de traitement en fonction de nombreux paramètres : sexe, âge, résultats scolaires, nationalité, revenus, situations, mœurs, etc. L'usage ambivalent de la notion de discrimination montre bien notre embarras : d'un côté, les discriminations sont condamnées (à la fois moralement et pénalement), mais de l'autre, la notion de discrimination positive est fortement valorisée, ce qui est une manière de reconnaître que certaines discriminations sont légitimes.

L’impossibilité de traiter tous les individus de la même façon amène alors à se tourner vers les éthiques conséquentialistes qui considèrent qu’il vaut mieux donner la priorité aux résultats. La principale éthique conséquentialiste est l’utilitarisme. Cette doctrine, fondée au XIXe siècle par Jeremy Bentham et James Mill, affirme que le but de toute action doit être la recherche du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Un tel postulat a de quoi séduire, mais l’utilitarisme n’a pourtant pas bonne presse, et pour cause : d’une part il se méfie des droits de l’homme en considérant que ceux-ci sont une fiction hypocrite ; d’autre part il accepte le principe du sacrifice puisqu’il admet que le bonheur du plus grand nombre puisse justifier le sacrifice de certains.

Cette acceptation du sacrifice est souvent jugée déroutante mais force est de constater que le sacrifice est souvent accepté, par exemple pour les campagnes de vaccination (qui provoquent toujours des complications et des décès) ou pour l’expérimentation sur les êtres humains (qui contredit l’impératif kantien de ne jamais utiliser l’être humain comme un moyen).

Quels critères dans l’accès aux soins?

Le débat porte donc moins sur la sélection elle-même que sur les critères de cette sélection. D’après la presse, les médecins utilisent trois critères : l’âge, l’état de santé et la comorbidité. Ces critères sont logiques : mieux vaut sauver un jeune qu’un vieux, et mieux vaut aider quelqu’un qui a des chances de s’en sortir plutôt que quelqu’un qui est déjà dans un état de grande fragilité.

Mais pourquoi s’en tenir à ces critères ? Par exemple, un critère n’est jamais évoqué : la nationalité. Certes, un tel critère ne peut que susciter des polémiques, et les médecins y verront certainement une atteinte à leur code de déontologie qui revendique un principe de non-discrimination incluant la nationalité. À l’appui de leur critique, les médecins pourront mobiliser un argument : même en temps de guerre, les services de santé prennent en charge les blessés du camp adverse. De plus, un nombre important d’étrangers travaillent dans les hôpitaux et participent à la vie de la nation.

Ces objections sont fondées mais elles ne suffisent pas à invalider le problème de la priorité. Il n’est en effet guère contestable que le rôle de l’Etat soit de protéger en priorité ses compatriotes. Lorsqu’un gouvernement envoie des militaires sauver ses ressortissants dans un pays en guerre, il applique une préférence nationale qui ne dit pas son nom et qui ne choque personne.  Allons même loin : en cas de guerre, il est souvent arrivé que l’Etat se désintéresse cyniquement du sort des étrangers qui sont devenus ses alliés. Lorsque l’armée française s’est retirée d’Afghanistan entre 2012 et 2014, le gouvernement français a refusé de délivrer des visas aux interprètes et aux auxiliaires locaux malgré les risques que ceux-ci encourraient en restant sur place. Cet exemple n’est pas sans évoquer le cas des Harkis en 1962. Ce douloureux précédent vient rappeler qu'un Etat qui ne protège pas ceux qui l’ont rejoint prend le risque de passer pour indigne et d’être mis en accusation pour très longtemps.

La «valeur sociale», sujet tabou

D’autres critères moins polémiques peuvent cependant être envisagés. On songe à la situation de famille. Mais en évoquant ce critère des charges familiales, on entre alors dans un débat plus général : celui de l’utilité sociale. Ce type de raisonnement est violemment récusé par le CCNE dans l’avis cité plus haut : « sélectionner les personnes à protéger en priorité en fonction de leur seule valeur «économique» immédiate ou future, c’est-à-dire de leur «utilité» sociale n’est pas acceptable: la dignité d’une personne n’est pas tributaire de son utilité ».

L’opposition du CCNE se heurte toutefois au principe de réalité. Si les masques de protection ont été réservés aux personnels soignants, c’est bien parce que la vie des médecins a été placée au-dessus de celle des citoyens ordinaires. Le même défi pourrait se poser avec l’accès à l’assistance respiratoire : que devrait faire un service de réanimation s’il devait choisir entre un médecin et un criminel ?

Cette question de l’utilité sociale des individus est particulièrement dérangeante mais elle ne peut être écartée. Le gouvernement lui a donné une certaine légitimité en parlant des activités essentielles de la nation, ce qui sous-entend que tout le monde n’a pas la même place dans la société. Ne doit-on pas, par exemple, protéger tout particulièrement le personnel des centrales nucléaires ?

On mesure toutefois la difficulté. Pour mener à bien ce type de réflexion, il faudrait pouvoir calculer un « score d’utilité sociale » sur le modèle du « score de fragilité » élaboré par les médecins pour le coronavirus. Mais un tel index pourrait-il être opératoire ? Et surtout, pourrait-on se mettre d’accord sur les critères en sachant qu’en période d’épidémie, les paramètres de l’utilité sociale sont bouleversés par rapport à la vie ordinaire (les caissières ou les éboueurs peuvent être jugés plus essentiels qu’un universitaire). Et puis, un tel index devrait-il être conçu au niveau national ou au niveau local ? Qui serait chargé de l’élaborer et de le mettre en œuvre ? Devrait-il faire une place à la volonté des malades eux-mêmes puisqu'on a vu des cas où certaines personnes souhaitent se sacrifier ? 

On se gardera naturellement de trancher. Pour l’heure, la situation n’est pas encore suffisamment désespérée pour que les questions les plus dérangeantes soient mises sur la place publique. Mieux vaut sans doute en rester au statu quo actuel qui confie le tri des malades à l’appréciation des médecins. Espérons seulement que ces derniers sont suffisamment armés pour faire les bons choix, en l’occurrence pour doser intelligemment les critères médicaux et les critères humains.