Un Parlement qui n’en est pas un edit

Nov. 18, 2021

La réflexion sur des modalités nouvelles de la délibération en démocratie, maintenant riche de nombreuses publications, vient de faire l’objet d’une mise au point par Thierry Pech, ancien président du comité de gouvernance de la convention citoyenne pour le climat[1] qui vient compléter et enrichir les analyses des travaux théoriques, publiés sans la direction de Loïc Blondiaux et de Bernard Manin, dont Telos a rendu compte sous le titre « Réflexions sur la démocratie représentative » (7 juin 2021)[2]. L’ouvrage de Thierry Pech bénéficie de son expérience : il a suivi pas à pas la constitution et du déroulement d’une « convention » délibérative. Pour avoir moi aussi connu l’expérience d’un chercheur participant à une institution publique, provisoire ou pérenne, avant d’en proposer l’interprétation dans les termes des sciences sociales, je salue l’effort d’objectivation intellectuelle et politique de l’auteur. Il est évidemment favorable à ce que se multiplient ces expériences, mais il reste conscient de leurs conditions et de leurs limites. Ce pourquoi je regrette le titre de son ouvrage, Le Parlement des citoyens, qui serait critiquable s’il était fidèle à l’esprit du texte, mais qui ne me paraît pas correspondre au contenu de l’ouvrage.

L’auteur raconte la genèse du projet et en montre lucidement les dimensions politiques. Ce n’est pas en soi une critique, toute commission, même appelée convention, ne peut qu’être politique. Sur le choix des 150 citoyens, les dispositions prises par les responsables, mobilisant un mélange de hasard et de « quotas », sont raisonnables, aucune solution ne pouvant être parfaite pour des raisons statistiques. Il importe toutefois de ne pas oublier le caractère non-représentatif du groupe ainsi constitué. « La France en miniature « (p. 58) n’est pas représentative de la population.

Quant au choix des organisateurs et des experts il doit être fait d’une manière qui soit et paraisse aussi objective que possible. S’agissant de la convention citoyenne pour le climat, le choix a été critiqué à juste titre, et on a pu souligner que deux économistes universitaires seulement ont été entendus et que la taxe carbone n’a pas été évoquée. Le choix des experts est inévitablement l’objet de critique. Les experts sont aussi engagés dans leurs convictions que les autres citoyens, même si elles sont fondées sur la connaissance. Il faut rappeler, d’une part que la parole des spécialistes n’est pas une opinion comme une autre, un « mythe narratif » parmi d’autres, qu’elle est d’une autre nature, et d’autre part, que la connaissance scientifique n’est jamais établie une fois pour toutes et qu’elle peut être révisée au fur et à mesure qu’avance la recherche. Cette attitude à l’égard de l’expertise, nécessairement nuancée, n’est facile à maintenir ni au cours du déroulement d’une convention de ce type ni dans les interprétations politiques qui seront ensuite données des résultats par les autres citoyens. On a pris si facilement l’habitude de dire « Les Français pensent que… » à partir de sondages d’opinion rapides…

À partir de son expérience, Thierry Pech fait une mise au point convaincante sur le sens différent des instances de délibération et de participation. Toutes sont souhaitables pour accroître la vitalité de la démocratie. Mais les deux projets sont distincts. Dans le Grand Débat animé par le président de la République par exemple, une multitude d’opinions, de réunions et de discussions sans contrôle ; dans la Convention citoyenne pour le climat, un petit nombre de personnes choisies qui se livrent à un travail prolongé d’acquisition de connaissances et de réflexion, avec tout l’apport de la discussion à l’intérieur des petits groupes, bien connu des psychologues sociaux. Or, nous dit l’auteur, cette opposition est « difficile à surmonter » et limite les effets que peuvent avoir l’une et l’autre démarche. Les expériences de participation ont été jusqu’à présent peu convaincantes dans la mesure où elles tendent à réunir des personnes déjà engagées dans la vie politique plutôt qu’à faire intervenir des citoyens qui en sont éloignés. Thierry Pech espère qu’une « convention » délibérative, en mettant au jour le processus de la formation des opinions, comme dans le débat démocratique en général, donne un autre sens aux conclusions qu’elle propose au débat public. En tous cas, elle ne peut qu’être un moment. Le temps et le travail qui ont permis le déroulement de la convention interdisent qu’elle devienne un procédé courant de gouvernement même si l’on peut imaginer que des conventions de ce type pourraient dans l’avenir aider à « débloquer » des situations difficiles.

Cette convention, par sa mission de « pré-légiférer », soulève le problème qui reste fondamental : sa légitimité et sa relation avec les institutions de la république représentative. Le Président de la République avait évoqué une transmission « sans filtre » des conclusions des travaux aux instances politiques et l’auteur montre toutes les ambigüités et les dangers de cette formule (p. 82 et suivantes). Elle a été comprise par les conventionnels, ou en tous cas par certains d’entre eux, comme un engagement à faire appliquer leurs propositions. Or, au nom de quoi cette convention aurait-elle pu disposer de ce pouvoir ? De fait d’ailleurs, de nombreuses propositions ont été finalement adoptées, comme le montrent les relevés de l’auteur. Mais n’aurait-il pas été plus honnête et plus conforme aux principes républicains d’affirmer qu’il s’agissait d’une commission consultative, comme l’étaient les commissions « d’experts » de l’ancien monde pour lesquelles cette caractéristique allait de soi ? J’évoquerai à nouveau à cet égard la commission de la nationalité de 1986/1987 dont des membres avaient affirmé à plusieurs reprises qu’ils n’avaient pas de pouvoir de décision et ne pouvaient que contribuer au débat public, avec la seule légitimité morale que leur donnaient le sérieux de leur travail et l’écho qu’il avait suscité dans les médias de l’époque.

Aujourd’hui « l’élite » n’inspire pas la même confiance et les experts du GIEC ou des énergies ont été entendus par la convention, mais n’en ont pas été les membres. Les exigences de la démocratie « extrême » ont conduit à réunir des citoyens « comme les autres », mais le sens de leur action n’est pas différent. Si son caractère « démocratique » lui donne une autre forme de légitimité que celle de la compétence, peut-on accepter l’idée que cette convention est « plus qu’une commission d’experts » si l’on s’interroge sur le rôle qu’elle peut avoir dans l’élaboration de la loi ?

Sur la question fondamentale que formule l’auteur : concurrence ou complémentarité des pratiques liées au principe de la République représentative, sa réponse est nuancée. Il me semble qu’il justifie l’entreprise par le fait qu’elle construit un espace public, lieu de la discussion démocratique, sur le modèle de l’espace public général, en quoi nombre de bons auteurs voient le signe de la démocratie en pratique. Et je ne peux que le rejoindre quand il écrit : « Le jugement des citoyens délibérants peut certes alimenter la discussion collective, mais il n’est alors qu’un jugement parmi d’autres, et ces conventionnels doivent être considérés eux-mêmes dans ce cas comme une (petite) partie du public, ni plus ni moins importante que les autres » (p. 155). Ce n’est donc pas un Parlement des citoyens.

Dans un entretien sur France Culture, l’auteur a parlé des assemblées délibératives qui seraient chargées d’« éclairer » l’action politique, retrouvant, ou citant, la formule durkheimienne sur le rôle de la sociologie. À ce titre, les assemblées de citoyens qui renouvellent sous la forme « démocratique » les anciennes commissions de réflexion confiées à des « sachants » peut, dans certaines circonstances, renouveler les formes quotidiennes de la vie démocratique, même s’il est bien précisé qu’elles n’ont la légitimité ni du Parlement ni de l’ensemble des institutions républicaines.

 

[1] Thierry Pech, Le Parlement des citoyens, La convention citoyenne pour le climat, Seuil, « La République des idées », octobre 2021.

[2] [2] Loïc Blondeaux et Bernard Manin (dir.), Le Tournant délibératif de la démocratie, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.