Que pensent les Français des immigrés? edit

7 novembre 2019

À l’heure où Emmanuel Macron lance un débat sur l’immigration, il n’est peut-être pas inutile de se pencher sur les opinions des Français sur le sujet. L’immigration est un thème qui attise les passions et l’impression qui ressort du débat médiatique et politique est que la France est divisée en deux camps irréconciliables sur cette question. Par ailleurs les succès électoraux du Rassemblent National auprès des classes populaires instillent l’idée que cette partie des Français est massivement acquise au discours anti-immigré de ce parti. Mais sur tous ces points finalement, comme sur beaucoup d’autres concernant l’immigration, on prend rarement la peine d’examiner les faits. Pourtant, plusieurs enquêtes permettent de se faire une idée assez précise des opinions des Français.

Une enquête fouillée de l’IFOP[1] en 2018 montrait un jugement assez fortement négatif. Une nette majorité (64%) pense que l’immigration doit être stoppée, une majorité encore plus nette (71%) considère que ses effets économiques sont néfastes (en permettant « au patronat de tirer les salaires vers le bas »). Les deux tiers des Français, selon cette enquête, considèrent en outre que l’immigration accroît l’insécurité. Dans une question ouverte de l’enquête, près de la moitié de l’échantillon (48%) associe un terme négatif à l’immigration.

Mais quelle est la cause de cette hostilité ou de cette défiance assez partagée à l’égard des immigrés et de l’immigration ? L’enquête sur les valeurs des Français réalisée également en 2018 (dont j’ai déjà présenté quelques résultats dans Telos) permet d’aller un peu plus loin et d’explorer plus en détail les facteurs associés[2].

Un premier résultat dément l’idée, parfois avancée, qu’une partie importante des Français manifesterait une hostilité ou une méfiance de principe à l’égard des immigrés. En effet, depuis 1981, on demande aux personnes interrogées d’indiquer si elles n’aimeraient pas avoir pour voisins certaines catégories de gens, parmi lesquelles « des travailleurs étrangers ou des immigrés ». Ce n’est qu’une petite minorité (moins de 10%) qui cite les immigrés. Certes, cette proportion assez faible a doublé depuis 2008 (4,5%), peut-être sous l’effet des attentats terroristes et du rapprochement qui peut être fait par certains entre étrangers et islamistes, mais cette proportion était nettement plus élevée dans les années 1990 (entre 12 et 13%). Les ouvriers (12%) ne citent pas beaucoup plus les immigrés comme voisins indésirables que les cadres (10%).Certes, on pourrait objecter que se manifeste à travers ses réponses une forme de conformisme social  qui interdit d’exprimer publiquement des sentiments hostiles aux immigrés. Pourtant on verra que sur d’autres questions, les répondants n’hésitent pas à choisir des réponses qui ne vont pas du tout dans ce sens.

En effet, si la plupart des Français ne font pas preuve d’une hostilité ou d’une méfiance intrinsèque à l’égard des étrangers, une forte minorité (42%) souscrit néanmoins à la proposition du Rassemblement National de préférence nationale en matière d’emploi, lorsqu’elle se dit d’accord avec l’idée que « quand les emplois sont rares, les employeurs devraient embaucher en priorité des Français ». 26% (en 2018 comme en 2008) souscrivent par ailleurs à la formulation plus agressive « les immigrés prennent les emplois des Français ».

Les jugements des Français sur trois autres points montrent une hostilité partagée par une minorité encore plus large : en effet, un tiers des Français est d’accord avec l’idée que « les immigrés accentuent les problèmes de criminalité », presque la moitié (49%), pense que « les immigrés sont une charge pour la sécurité sociale d’un pays » et une proportion équivalente (47%) estime qu’ils doivent abandonner « leurs propres coutumes et traditions » .

Ces thèmes – notamment le trop grand nombre d’immigrés (et donc les pressions sur l’emploi et les salaires qu’il occasionnerait), l’insécurité liée à la présence d’immigrés et les abus concernant les aides sociales – sont d’ailleurs les thèmes qui ressortent en priorité dans la question ouverte de l’enquête de l’IFOP. Ces différents aspects sont très corrélés, mais ils ne sont pas identiques et parfaitement superposables. L’enquête sur les valeurs montre que l’aspect économique de l’hostilité envers les immigrés (qui « prennent les emplois des Français ») se différencie de l’aspect social (capté dans l’enquête par les questions sur la criminalité et la charge pour la sécurité sociale) mais également d’une problématique de nature plutôt culturelle (les immigrés ne doivent pas « conserver leurs coutumes et traditions »)[3].

Ce premier tour d’horizon montre que les Français ne sont pas racistes (le terme est trop souvent galvaudé), sans quoi ils refuseraient tout simplement de cohabiter avec les immigrés et les étrangers, ce qui n’est pas le cas, mais qu’une bonne partie d’entre eux ressent (pour de bonnes ou de mauvaises raisons) cette cohabitation comme très difficile. Et il semble bien que cette forte minorité (presqu’une moitié) considère que les immigrés ne devraient pas avoir tout à fait les mêmes droits que les Français (dans l’accès à l’emploi c’est net, peut-être également dans l’accès à diverses aides sociales). On comprend facilement comment la rhétorique du Rassemblement National prend appui sur ces sentiments de défiance.

Ce penchant pour une restriction des droits se manifeste également lorsqu’on interroge les Français sur les « caractéristiques importantes » à leurs yeux, pour « être vraiment Français ». Les caractéristiques qui manifestent un désir d’assimilation ou d’intégration sont consensuelles, comme « respecter la loi et les institutions françaises » (98%), « être capable de parler français » (96%) ou « partager la culture française » (91%), mais une autre caractéristique, citée par 41% des Français, et contraire à la tradition française du droit du sol, « avoir des origines françaises », « revient à exclure de la communauté nationale les citoyens issus d’une famille immigrée » comme l’écrit l’un des contributeurs au livre sur la France des valeurs[4]

Y-a-t-il un effet « ouvrier » ?

L’hostilité ou la défiance à l’égard des immigrés est-elle plus répandue parmi certaines catégories de Français ? On pense notamment aux catégories ouvrières dont on sait qu’elles sont attirées par le vote Rassemblement National. Les thématiques anti-immigrés, un cheval de bataille de ce parti, trouvent-elles en leur sein un large écho ?

L’hostilité ou la défiance à l’égard des immigrés peut être synthétisée par quatre indicateurs (voir la note 3) : un indicateur global qui prend en compte l’ensemble des appréciations négatives sur les immigrés captées par les questions de l’enquête, et trois autres indicateurs plus spécifiques, l’un portant sur les aspects liées à l’emploi, un deuxième sur les aspects sociaux (les immigrés accroissent les problèmes de criminalité et sont une charge pour la sécurité sociale) et un dernier sur les questions culturelles (concernant l’obligation de renoncer aux coutumes et traditions du groupe d’origine). Ces trois aspects, même s’ils sont corrélés, constituent des dimensions distinctes des attitudes anti-immigrés qu’il est intéressant d’isoler. Si l’on scinde la population en deux selon la valeur de leur note « anti-immigré » dans chacun de ces domaines quelle part de chaque catégorie socioprofessionnelle a une note supérieure à cette médiane (et est donc plus hostile aux immigrés) ?

Tableau 1 Hostilité à l’égard des immigrés selon la catégorie socioprofessionnelle (% ayant une note supérieure à la médiane de l’échantillon)

Le tableau 1 montre deux catégories qui se distinguent, l’une par un degré d’hostilité particulièrement élevé (les militaires), l’autre par une bienveillance marquée (les professions intellectuelles). Les ouvriers et professions élémentaires sont également plus hostiles, mais sur l’indicateur global, les écarts sont relativement faibles : par exemple, si l’on examine deux catégories éloignées socialement comme les directeurs et cadres et les ouvriers et professions élémentaires, l’écart de % qui les sépare n’est que de 8 points. En fait, les ouvriers se distinguent beaucoup plus nettement des autres salariés sur un point particulier, la question de l’emploi (deuxième colonne du tableau). Sur cette question spécifique, l’écart avec les cadres est de 15 points. De façon plus concrète en revenant aux questions ayant servi à construire ces indicateurs, 52% des ouvriers sont d’accord pour réserver les emplois aux Français contre 35% des cadres. On retrouve ici des résultats comparables à ceux de l’enquête IPSOS pour la Fondation Jean Jaurès et l’Institut Montaigne dont Gérard Grunberg a rendu compte dans ces colonnes.

Cependant cet aspect économique n’est qu’une des dimensions des attitudes à l’égard des immigrés. Sur les autres aspects de nature sociale et culturelle (3ème et 4ème colonnes du tableau), les écarts entre catégories sociales sont beaucoup moins nets (si l’on excepte à nouveau les professions intellectuelles, toujours très bienveillantes et les militaires toujours très hostiles). Sur les questions culturelles ce sont même les cadres qui font preuve de la plus grande sévérité. 61% sont au-dessus de la  médiane, contre 46% des ouvriers.

Au total, ce qui distingue vraiment les ouvriers des autres catégories sociales, en ce qui concerne l’immigration, c’est donc la croyance que la réduction du nombre d’immigrés permettra d’améliorer la situation de l’emploi et la croyance symétrique que leur présence pénalise l’emploi et les salaires et qu’il faut par conséquent réduire drastiquement l’entrée des immigrés sur notre sol. Cette croyance liant immigration et emploi est fausse, toutes études économiques menées à ce sujet l’ont montré[5], mais elle est solidement ancrée dans les esprits.

Un fort effet politique

Cependant, d’autres variables sont associées aux attitudes à l’égard de l’immigration, au premier rang desquelles, bien sûr, l’orientation politique. Cet effet politique est extrêmement puissant et les écarts selon la position sur l’échelle gauche-droite sont beaucoup plus importants que ceux constatés auparavant entre catégories sociales. Sur l’indice global, les personnes se situant à l’extrémité droite de l’échelle (de 8 à 10) sont deux fois et demi plus hostiles aux immigrés que celles qui se situent à l’extrémité gauche.  La progression de l’hostilité aux immigrés de la gauche vers la droite de l’échelle est forte et régulière et concerne l’ensemble des aspects liés à l’immigration (tableau 2). L’extrême-droite se distingue sans surprise par un niveau d’hostilité très élevé.

Tableau 2 Hostilité à l’égard des immigrés en fonction de la position sur l’échelle gauche-droite (% ayant une note supérieure à la médiane de l’échantillon)

La question qu’on peut se poser à ce stade est la suivante : comment cet effet politique se combine-t-il aux effets liés à la classe sociale et aux autres caractéristiques des personnes ? Si on les prend en compte simultanément, l’effet classe sociale et notamment l’effet « ouvrier » se maintient-il ? Le résultat[6] est qu’il se maintient dans certains cas, mais qu’il est incomparablement plus faible que l’effet politique. Pour en donner une idée, 10% de la variance de l’indicateur global d’hostilité aux immigrés est expliqué par l’orientation politique, contre seulement 2% par la profession de la personne. L’effet « ouvrier » reste néanmoins significatif, mais contribue beaucoup plus faiblement à la variation du score que l’effet « droite extrême »[7]. Autrement dit, pour connaître la position d’un individu à l’égard des immigrés, il est beaucoup plus important de connaître son orientation politique que de connaître sa profession. Contrairement à ce qu’on pourrait croire d’ailleurs, ces deux informations ne se superposent pas. On ne voit pas de corrélation nette entre la profession et la position sur l’échelle gauche-droite.

L’analyse montre enfin un effet de contexte assez important lié au taux d’immigrés dans le département[8]. Mais le résultat est plutôt contre-intuitif si on le confronte à l’idée reçue selon laquelle les personnes (plutôt favorisées) qui vivent à l’écart des immigrés adoptent plus facilement un point de vue favorable à leur égard que celles qui les ont pour voisins et peuvent en ressentir une « insécurité culturelle » ou sociale. Ce résultat montre en effet que les personnes résidant dans les départements aux taux les plus élevés de résidents immigrés (plus de 20%) ont beaucoup moins de chances d’adopter des opinions hostiles aux immigrés et s’opposent en fait à toutes les autres, vivant dans des départements où la présence des immigrés est plus faible et qui leur sont plus hostiles. Il faut prendre ce résultat avec prudence pour deux raisons. D’une part la causalité peut être à double sens : la cohabitation avec les immigrés peut renforcer la confiance, ou, autre interprétation possible, les personnes hostiles aux immigrés ont fui les zones de forte concentration. D’autre part, les départements à fort taux d’immigrés sont très hétérogènes. Il s’agit en fait de trois départements : la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne et Paris. Ceci dit, le résultat reste le même en excluant Paris de l’analyse. Le résultat est également contrôlé par l’origine immigrée ou non immigrée des personnes interrogées.

Il n’y a en tout cas pas de lien évident entre la cohabitation avec les immigrés et l’hostilité à leur égard. On remarque également que l’hostilité à l’égard des immigrés est plus élevée dans les petites agglomérations (de 2 à 10 mille habitants) où la présence des immigrés est faible[9]. Si on rapproche ce constat de l’effet politique dont on a vu la force, cela semble signifier que la question idéologique dans la fabrique de l’opinion sur la question de l’immigration est primordiale.

 

[1] Le regard des Français sur l’immigration, enquête auprès d’un échantillon représentatif de 1015 personnes interrogés par questionnaire auto-administré en ligne en novembre 2018.

[2] Une dizaine de questions étaient posées à ce sujet dans l’enquête 2018, dont certaines ont également été posées en 2008. L’échantillon représentatif (tirage aléatoire) comprend 2591 personnes résidant en France métropolitaine.

[3] Une analyse factorielle montre un premier facteur auquel sont corrélés toutes ces variables, un second facteur isolant l’aspect culturel (coutumes et traditions) et un troisième facteur opposant les questions sociales (criminalité et charge pour la sécurité sociale) aux questions liées à l’emploi.

[4] Guillaume Roux, « L’immigration : une thématique clivante », dans La France des valeurs, Bréchon, Gonthier, Astor (dir.), PUG, 2019, p. 325-331

[5] Voir le papier d’André Zylberberg à ce sujet « Immigration ou redistribution : faudra-t-il choisir ? », Le Point, Débats, 17 mars 2019

[6] Je tiens à disposition des lecteurs intéressés les traitements statistiques

[7] Dans une analyse de variance, ce score  (qui varie de 0 à 10) augmente de 0,6 pour les ouvriers et de 2,8, ce qui est considérable pour les personnes situées à l’extrême-droite.

[8] Ces données sont issues du recensement 2014. L’INSEE retient la définition du Haut Conseil à l’intégration. Est immigrée une personne née étrangère à l’étranger et résidant en France. Cette statistique ne comptabilise donc pas les enfants d’immigrés nés en France. On rapporte le nombre d’immigrés à la population totale du département.

[9] Voir à ce sujet : La localisation géographique des immigrés, INSEE première 1591, avril 2016