La pensée magique de la mixité sociale (1) edit

23 mars 2015

La mixité sociale s’est imposée comme un mantra dans le débat politique. Manuel Valls dénonce un « apartheid territorial, social, ethnique » et veut le briser en imposant une « politique de peuplement » sans que l’on sache très bien d’ailleurs ce que recouvre cette expression qui évoque plutôt, paradoxalement, des expériences historiques, souvent violentes, visant à renforcer la concentration sociale et ethnique : épuration ethnique, formation de ghettos, apartheid en Afrique du sud, politiques de peuplement liées aux entreprises de colonisation.

Mais la question est essentielle est la suivante : quel bien est supposée faire à la société la mixité sociale ? Curieusement (mais faut-il s’en étonner ?), dans le débat politico-médiatique cette question reste un impensé. La mixité semble devoir agir comme un filtre magique qui pacifie les relations sociales et tire l’ensemble de la société vers le haut. Essayons néanmoins de décrypter les bonnes ou les mauvaises raisons qu’il y aurait à vouloir l’imposer.

Ségrégation et mixité sociales sont les deux faces d’une même pièce mais l’effet éventuellement négatif de la première et positif de la seconde peuvent être spécifiques et doivent être distingués. La question de la ségrégation est d’abord celle de son degré et du diagnostic que l’on peut faire à cet égard. C’est une question difficile car elle dépend de la finesse du découpage spatial que l’on retient. Par exemple Eric Maurin et Emond Préteceille, deux spécialistes français de la question, ont des points de vue assez différents (le premier parle d’une logique de « séparatisme social », le second ne souscrit pas au constat d’une généralisation de la ségrégation), en partie pour des motifs méthodologiques.

Quoi qu’il en soit, il est clair que la France est très loin de connaître la ségrégation ethnique qui prévaut aux Etats-Unis : en 2000, un Noir y habitait en moyenne dans un quartier peuplé à 51% de Noirs (alors qu’ils ne représentent que 12,5% de l’ensemble de la population américaine), alors qu’un Blanc vivait en moyenne dans un quartier composé de 80% de Blancs et seulement de 7% de Noirs. Alors qu’en France elle est limitée à certaines zones circonscrites du territoire, aux Etats-Unis, la ségrégation territoriale est un phénomène national massif. Ce phénomène massif crée des ghettos urbains caractérisés, comme l’a montré le sociologue américain Julius Wilson, par l’isolement social c’est-à-dire la disparition des liens avec les groupes d’origines sociales et ethniques différentes. C’est cet isolement, cette coupure des liens sociaux qui peut renforcer les effets de la pauvreté et, par un cercle vicieux, se perpétuer à travers la famille et la communauté.

Cette  intensité de l’isolement social de pans entiers du territoire, que renforce également aux Etats-Unis l’abandon par l’Etat de ces segments du territoire national, n’a pas son équivalent en France. Bien sûr, il ne faut tirer de ce constat général l’idée qu’il n’existe pas dans notre pays de zones déshéritées et enclavées, ce serait absurde. Le journaliste Massimo Prandi, dans une remarquable enquête sur la Grande Borne (Les Echos du 5 mars), cité d’origine d’Amedy Coulibaly, montre par exemple un cocktail explosif d’enclavement géographique (par un triangle de trois grands axes routiers), de chômage massif (40% des moins de 25 ans), d’échec scolaire (la moitié des jeunes sans diplôme), et de délinquance (le cannabis génère 2,5 millions de recettes hebdomadaires). Mais tout n’est pas sombre dans ce tableau : il y a aussi un foisonnement d’initiatives (zone franche, créations de PME, réfection d’immeubles, dynamisme associatif…).

La question cruciale est de savoir si le fait de résider dans ces parties du territoire, celles qu’on appelle en France les Zones urbaines sensibles (ZUS)  constitue en soi un handicap pour leur habitants, notamment en termes d’accès à l’emploi et de revenus. En effet, il faut bien distinguer deux effets possibles dans le destin social que connaissent ces habitants : un effet qui tient à leurs caractéristiques personnelles et un effet qui tient à leur environnement résidentiel. Cet effet d’environnement peut être dû à un mauvais appariement spatial (« spatial mismatch ») qui éloigne physiquement et sur le plan informationnel les habitants de l’emploi et crée donc une barrière pour y accéder. Des effets de voisinage peuvent aussi affecter l’acquisition de capital humain (les résultats scolaires). Bien sûr, effets individuels et effets résidentiels sont liés puisque les personnes résidant dans les ZUS sont, sur bien des plans, nettement défavorisées (en termes de diplôme et d’origine sociale notamment). Mais la question est de savoir si, en comparant deux populations ayant les mêmes caractéristiques, l’une vivant en ZUS et l’autre non, la première souffrira d’une pénalité supplémentaire en termes d’accès à l’emploi ou de revenu. Des études menées à ce sujet en France par Thomas Couppié, Jean-François Giret et Stéphanie Moullet sur des jeunes sortant du système éducatif en 1998 montrent que l’effet de discrimination territoriale est relativement faible, nettement plus faible que l’effet des caractéristiques individuelles.

Autrement dit, les difficultés que peuvent connaître ces jeunes pour accéder à l’emploi et pour obtenir une rémunération correcte sont beaucoup plus liées à leur niveau d’étude ou à leur origine ethnique (il y a une véritable pénalité ethnique à l’embauche) qu’à leur origine résidentielle. Thomas Couppié et Céline Gasquet montrent même que pour les jeunes d’origine maghrébine, l’effet de quartier est nul.

Cela a d’importantes conséquences car si ce résultat est solide cela signifie que disperser ces habitants sur le territoire ne résoudra pas leurs problèmes. Diluer la pauvreté dans l’espace a peu de chances de la réduire.

Cependant il y a une autre face de la question, la face positive de la mixité sociale. Elle repose sans doute sur l’idée intuitive que le mélange de populations d’origines et de niveau socio-culturel différents est positif, notamment par un effet d’attraction « vers le haut » des personnes défavorisées.

Des effets de ce type ont été très étudiés en sociologie de l’éducation dans le domaine des effets de pairs sur la réussite scolaire (l’impact des interactions entre élèves à l’école). Le résultat d’ensemble qui se dégage de ces travaux est qu’il existe un effet de pairs sur les comportements, moins sur les aptitudes, que cet effet se détecte surtout dans les classes et qu’il s’exerce à la fois par un effet négatif des moins bons élèves et un effet positif des meilleurs.

Mais à l’échelle d’un quartier ou d’une ville ces effets restent très incertains, surtout si la « politique de peuplement » consiste dans des transferts relativement massifs de population défavorisée (résultant de l’application de la loi SRU) dans des communes plus favorisées. Il est très peu probable qu’à l’échelle locale une véritable mixité, c’est-à-dire des interactions régulières entre habitants de différentes origines, se mette naturellement en place. Il suffit pour s’en convaincre de faire le constat des stratégies d’évitement scolaire de certains parents qui craignent pour leurs enfants les conséquences néfastes d’un environnement social défavorisé.

En réalité, la politique d’habitat social sous forme de quotas de logements sociaux, comme l’impose la loi SRU, a toutes les chances de recréer à l’échelle locale de petits ghettos.

Ne serait-il pas préférable de faire confiance à l’initiative individuelle, le rôle des politiques publiques consistant à compenser le handicap économique qui constitue un frein à la mobilité ? C’est la politique qu’ont choisie les Etats-Unis en renonçant à la construction de logements sur fonds publics au profit d’une politique de bons de logement (« vouchers ») attribués aux ménages pauvres et qui leur permettent de choisir leur propre logement sur le marché locatif libre. Les évaluations qui ont été menées (aux Etats-Unis, contrairement à notre pays, on évalue les politiques) sont plutôt favorables.

Une politique visant à améliorer le sort des populations des quartiers déshérités devrait avoir une double composante, une composante « place » (la revitalisation endogène des quartiers par l’amélioration de l’environnement urbain et des conditions de vie des habitants) et une composante « people » (visant à favoriser la mobilité résidentielle comme voie de sortie de la pauvreté par une politique du type de celle des « vouchers » américains).