Un retour des classes sociales? edit
Après-guerre et durant les vingt ou trente années qui ont suivi, le marxisme a dominé le débat intellectuel et avec lui l’idée que l’axe central d’analyse des sociétés reposait sur la lutte des classes, et plus fondamentalement sur l'existence de classes sociales aux intérêts antagonistes. Cette idée a perdu de sa force de conviction avec la montée des classes moyennes. Retrouve-t-elle aujourd’hui une pertinence avec le mouvement de polarisation sociale qui semble s’enclencher dans plusieurs sociétés développées?
Dès l’après-guerre, la théorie marxiste des classes, déjà contestée par Max Weber, a semblé s’accorder de plus en plus mal avec les faits, avec la montée de groupes professionnels intermédiaires entre le prolétariat et les propriétaires des moyens de production. Cette croissance des salariés intermédiaires ne remettait pas simplement en cause le caractère binaire-antagoniste de l’analyse des classes marxistes ; elle semblait, comme l’avait senti Ralf Darhendorf, modifier en profondeur le fondement de cet antagonisme : le point-clef n’était plus tant la propriété des moyens de production que la détention de l’autorité légitime dans les rapports de travail, autorité détenue par des managers non parties prenantes au capital.
En France, le thème de la montée des classes moyennes sera théorisé et développé par le sociologue Henri Mendras qui voyait se former une vaste « constellation centrale » donnant le « la » à l’ensemble de la société, entre une élite étroite et une « constellation populaire ». Le Parti socialiste, ses élus et ses militants dans les villes moyennes était compris comme l’émanation politique de l’émergence de cette classe sociale intermédiaire qui accédait aux commandes de la société.
Parallèlement, le débat a commencé à porter sur « l’embourgeoisement » de la classe ouvrière. Le livre de John Goldthorpe sur L’Ouvrier de l’abondance (1972) faisait le constat d’un affaiblissement de la solidarité de classe, du développement d’une conception instrumentale du travail et de la recherche de satisfactions dans la vie privée et la consommation. Il n’y avait plus de projet de transformation de l’ordre social et économique. La conscience de classe, toujours présente, conduisait à revendiquer des avantages économiques, non plus à agir pour remplacer ou abattre le système capitaliste.
Pourtant aujourd’hui le thème de la « moyennisation » de la société a disparu du débat social. Les raisons en sont en premier lieu objectives. Dans plusieurs sociétés occidentales, au premier rang desquelles la société américaine, les classes moyennes ont régressé, à la fois en termes de poids dans la population active et également en termes de niveau de vie. Ce n’est d’ailleurs pas le cas en France qui fait plutôt figure d’exception sur ce point.
Reste que dans les pays développés un mouvement de polarisation sociale semble s’enclencher. Les transformations structurelles de l’économie, le passage d’une économie industrielle à une économie tertiaire, une économie de services fondée à la fois sur du travail très qualifié dans les nouvelles technologies, la finance, les services aux entreprises et du travail peu qualifié dans les services à la personne, contribuent à cette polarisation.
Pour autant assiste-t-on au retour d’un possible antagonisme binaire entre classes ? La question reste hautement controversée. Apportons, sans prétendre conclure, quelques éléments du puzzle.
Il est tout d’abord indéniable qu’une nouvelle classe de prolétaires voit le jour. Mais ces nouveaux prolétaires ont peu de choses en commun avec la classe ouvrière telle que l’analysait Marx. Cette dernière devait, selon ses prédictions, être unifiée dans une conscience commune à la faveur du développement de la production de masse dans la grande industrie. Aujourd’hui rien de tel dans le nouveau prolétariat. Il se caractérise au contraire par son éparpillement qui tient à la nature de son travail dans les services à la personne, le commerce ou la restauration. Cet éparpillement pourrait être encore renforcé dans l’avenir avec le développement des plateformes numériques. Sans compter le fait que ces travailleurs sont souvent des immigrés sans statut ou des jeunes sans qualification et qu’ils passent très souvent par la case « chômage ». Certains théoriciens considèrent d’ailleurs qu’aujourd’hui la véritable opposition à l’intérieur de la population active est celle qui sépare les « insiders », qu’ils soient ouvriers ou cadres, des « outsiders » qui naviguent aux frontières du système productif.
Quant aux ouvriers, la conscience de classe qui semblait les souder dans les années 1950-1960 semble s’être presque totalement évaporée. La plupart d’entre eux se sentent appartenir à la classe moyenne, leurs préférences politiques les portent dorénavant plus volontiers vers l’extrême-droite que vers la gauche. Ils sont plus portés au repli national qu’à l’internationalisme assimilé dorénavant à une mondialisation honnie. Ils ne croient plus du tout aux « lendemains qui chantent » et aux utopies révolutionnaires. Ils récusent l’ensemble des élites, y compris celles qui prétendent les représenter. Il est bien difficile de voir en eux les ferments de l’affrontement de classe tel que le théorisait la tradition marxiste et plus largement une grande partie de la gauche politique. Celle-ci semble d’ailleurs avoir assez largement renoncé à séduire cette clientèle électorale qui, il est vrai, voit son poids dans la population se réduire régulièrement depuis le milieu des années 1970 (passant de 32% de la population active en 1975 à 22% en 2010) .
Un autre élément vient entamer la conviction d’un « retour des classes sociales ». Les conflits sociaux sortent de plus en plus souvent du cadre du système productif qui les organisait presque exclusivement autrefois et qui donnait sa consistance à la théorie des classes. Aujourd’hui le thème de l’identité et des discriminations prend le pas sur celui du partage de la valeur ajoutée. Sexe, origine ethnique, identités locales, particularismes culturels sont le support de plus en plus fréquent de demandes de reconnaissance qui n’ont plus grand-chose à voir avec des revendications matérielles. Celles-ci n’ont pas disparu bien sûr. Mais elles ne semblent plus organiser fondamentalement le débat social. II suffit d’ailleurs pour s’en convaincre d’observer le débat politique qui oscille du thème de l’identité à celui de la compétitivité.
Les partis politiques, précisément, ne semblent pas avoir engagé de réflexion approfondie sur ces transformations sociales pour y adapter leur discours et leurs propositions. La gauche est soupçonnée d’avoir abandonné la classe ouvrière (à moins que ce ne soit l’inverse) et d’être devenue un parti de classes moyennes, mais sans idées fortes sur les nouvelles fractures et inégalités qui traversent la société. La droite se contente d’un discours gestionnaire sans véritable vision, elle non plus, de la société et de ses mutations. Le renouveau politique auquel beaucoup de personnes disent aspirer devra passer, aussi, par une réflexion approfondie sur ces mutations sociales et les nouveaux clivages qui traversent la société.
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