Economie collaborative: un programme politique pour la jeunesse rebelle? edit

1 juin 2015

L’économie collaborative sera-t-elle le programme politique de la jeunesse rebelle? La fête organisée annuellement par le think-tank OuiShare, carrefour des initiatives des startups du numérique, offre l’occasion de creuser cette question.

Elle s’est déroulée en mai à Paris sous la bannière énigmatique : « Lost in transition ». Un titre parfait. Il dirige le projecteur vers les ambiguïtés et les incertitudes de l’économie du partage, mais il en souligne aussi les promesses. La mouvance de OuiShare, environ 3000 startups réparties sur tous les continents, entend établir une rupture : poser les bases d’une économie fondée sur des services innovants, dégageant des externalités environnementales et sociales, et en particulier opérer une distribution équitable de la plus-value. 7500 plateformes de par le monde organisent ces mises en relation pour du covoiturage, du logement chez l’habitant, des échanges de services, du co-working, une liste infinie de possibilités qui bouleversent les pratiques de consommation. Si le projet de ces entrepreneurs ne manque pas d’envergure, eux ne manquent pas de réalisme: ils s’interrogent sur la capacité de ces initiatives à « dépasser le capitalisme » et à instaurer à grande échelle de nouveaux rapports sociaux.

C’est sous les auspices de l’euphorie et de la lucidité que s’est déroulée cette fête du collaboratif. L’économie collaborative s’engouffre dans les aspirations culturelles et éthiques des nouvelles générations – attention à l’empreinte écologique et au gaspillage, goût pour des expériences humaines enrichissantes et éventuellement festives, recherche du meilleur coût et d’une optimisation des dépenses, valorisation de l’activité locale.

Le projet politique ? Une sorte d’autogestion des réseaux conçus comme des biens collectifs. Pour cela, la mouvance OuiShare parie sur la capacité humaine de gestion décentralisée des biens communs au bénéfice de tous à partir d’arrangements institutionnels : cette vision s’inspire des travaux du prix Nobel d’économie, Elinor Ostroem. Ensuite, elle fait la part belle à l’idée selon laquelle les humains seraient avant tout motivés par la recherche de liens de réciprocité. Certaines études vont dans ce sens. Ainsi, une enquête sur Wikipedia montre que pour les contributeurs occasionnels de ce site collaboratif, la participation s’explique par la recherche d’une dynamique de réciprocité, un gage que l’action de l’un engagera celle de l’autre, une émulation positive au bénéfice de chaque personne de la communauté.

L’économie du partage s’enracine aussi dans le changement, chez les nouvelles générations, du rapport au travail. Tout d’abord, le souhait de ces entrepreneurs est de pouvoir concilier activité, engagement citoyen, plaisir et demande de sens. « On ne croit plus dans la politique, mais on n’en peut plus d’entendre parler de la crise, nous devons cesser d’être passifs, agissons » voici le leitmotiv entendu. Un exemple parmi bien d’autres : Antoine Delaunay, 27 ans, a d’abord occupé un poste dans une multinationale, puis a créé Disco Soup, une association qui lutte contre le gaspillage alimentaire. Celle-ci, aujourd’hui implantée dans de multiples communes, récupère des fruits et légumes dans des poubelles pour fabriquer des soupes, des salades et des confitures. Au-delà de ce geste militant, c’est l’occasion de faire la cuisine avec des amis, dîner ensemble et écouter de la musique : « Beaucoup de gens nous rejoignent, c’est fun, chaque groupe local s’auto organise ; faire de la cuisine ensemble nous permet de mieux nous connaître les uns les autres. » La plupart des initiatives de ce genre, en pleine progression, reposent sur de la sponsorisation et du bénévolat.

Cette jeunesse engagée se caractérise par une autre dimension : le rejet du salariat dans les grandes entreprises avec sa haute dose de rapports hiérarchique et de compétition. Ils plébiscitent une société fondée sur les échanges et la coopération plutôt que sur la rivalité. « Nous entrons sur un nouveau territoire, il n’y a jamais eu de société fondée sur la coopération et non la compétition. »

Ce refus des grandes entités apparaît aussi comme une réponse adaptée face au rétrécissement de la création d’emplois salariés. Les indépendants vont représenter environ ¼ de la main d’œuvre dans les années à venir en France, ils composent déjà 30 % de la main d’œuvre aux Etats-Unis (53 millions de personnes), et bientôt, en 2020, la moitié, comme l’affirme Sara Horowitz, présidente du Feelancers Union. Arthur de Gave, rédacteur en chef du magazine OuiShare, avance toutefois que beaucoup de jeunes acceptent la précarité du travailleur autonome, pour disposer de plus de liberté. Autrement dit, l’argument du choix de carrière doit être pris en compte pour ces militants souvent hyper diplômés (Sciences Po, écoles de commerce, ou étudiants en doctorat), pour lesquels le marché du travail demeure relativement accueillant. Multiplier différents emplois, certains rémunérés, d’autres pas, figure comme un modèle choisi plutôt que subi.

OuiShare ne verse pas pour autant dans apologie aveugle de l’auto entrepreneur ou du free-lancer. En effet l’organisation publie dans sa brochure une analyse très nuancée sur les « Splendeurs et misères des nouvelles formes de travail ». Diana Filippova, qui signe cet article, se décrit comme écrivain, consultante et activiste. Le chauffeur d’Uber rémunéré au coût le plus bas et démuni de toutes les garanties sociales liées au salariat y est décrit sans concession : « Le travailleur à la demande est dans une situation juridique fragile. La plateforme n’agit plus comme un employeur qui absorbe les charges et les risques (chômage, santé, retraite) mais comme une boîte noire qui transfère les risques sur ses fournisseurs ».

Le mouvement fédère surtout des membres investis dans des startups ou des associations. Mais la cause politique qu’ils défendent, l’inauguration de nouveaux modes de vie et la redistribution de plus-value, est aussi largement présente dans l’expression publique des locomotives du Net. Ali Clabburn le fondateur (en 2002) de Liftshare, système de covoiturage en Grande-Bretagne qui assure un million de déplacements par jour et revendique une communauté de 700 000 utilisateurs, ne tient pas un discours différent des autres entrepreneurs qui opèrent dans le secteur « non profit ». Ces protagonistes déclinent tous la même vision : les liens tissés grâce à l’économie du partage permettent de réduire la solitude, ils instillent un épanouissement social en renforçant le niveau de confiance des individus. Ce modèle économique serait dès lors habité d’une valeur anthropologique – le changement du comportement humain.

La clarté du projet humaniste de la communauté Ouishare contraste avec beaucoup de zones grises. On en repérera trois. D’abord, les aspects financiers sont flous. Comment ces jeunes sont-ils rémunérés ? On recense : la sponsorisation de grandes entreprises, la pratique de plusieurs boulots ou du consulting, la capacité à vivoter sur des économies personnelles, les bourses pour PhD, les facilités dégagées par Pôle Emploi (l’ARCE, Aide à la reprise ou à la création d’entreprise). S’agit-il d’une économie de l’attente – attente de jours meilleurs, du moment où l’on intègrera pleinement le statut d’adulte – d’une part, ou d’un modèle économique personnel choisi (et éventuellement subi)… pour le long cours, de l’autre ? Difficile de trancher.

En second lieu, on remarque qu’un voile pudique recouvre les success stories et l’enrichissement personnel qui en résulte. Quelques entrepreneurs donnent des chiffres sur la croissance exponentielle de leur réseau et sur le nombre de services rendus chaque jour : rien sur le chiffre d’affaires, ou l’évaluation boursière de leur entreprise – quand elle existe. Aspect tout autant énigmatique, les échecs d’entreprise sont passés sous silence. De fait des tensions existent entre les entrepreneurs qui sont des vrais business men et women et pour lesquels cette économie rime avec les paris financiers sur le tapis du « the winner takes it all », d’un côté, et d’autres entrepreneurs, profondément attachés à la dimension éthique de cette nouvelle économie, de l’autre.

Enfin, la relation à l’Etat est empreinte d’ambiguïtés. On n’en attend rien puisqu’on se revendique du libéralisme comme modèle de philosophie politique, et que l’on s’enorgueillit d’appartenir au monde entrepreneurial. Mais si cet univers d’initiatives « se pense » en dehors de la puissance publique, tout autant, il en reçoit pas mal de fonds (ANPE, bourses et allocations diverses, incubateurs). La régulation de cette économie est aussi un thème fréquemment évoqué, dont les contours sont peu précisés, voire contradictoires. D’un côté, les règles ne doivent pas entraver l’initiative et l’expansion de la richesse – on est bien dans la logique entrepreneuriale – simultanément les plus militants brandissent l’exigence de redistribution des plus-values créées par la richesse des réseaux et pour cela en appellent à des institutions étatiques pour taxer le GAFA et autres gros opérateurs. D’autres voies sont possibles, telles celles ouvertes par Jaron Lanier, qui propose d’indemniser les internautes qui participent, par les traces qu’ils laissent sur le Net, à produire de la richesse – les modalités de cette redistribution demeurent floues.

 On dit souvent que la jeunesse est démobilisée : OuiShare atteste du contraire. Pour ces jeunes diplômés, l’entrepreneuriat est conçu comme une arme de changement politique. Ils inscrivent la richesse des réseaux dans un projet à la Proudhon – mise en commun de biens informatifs et autogestion. Leur démarche campe sur des actions concrètes et immédiates, très loin d’un projet qui engagerait l’Etat et la démocratie représentative, et loin d’un raccrochage national, car le mouvement s’inscrit dans la globalisation. Ce militantisme rompt avec les cadres de la pensée politique contestataire classique, celle des partis ou des mouvements de la gauche radicale. Pourtant, dans les débats, surgissent souvent des références à Occupy Wall Street et à une nuée d’ONG et de groupuscules qui entremêlent réseaux numériques et protestations. Pour toutes ces raisons, OuiShare inscrit sa singularité dans le contexte des nouvelles formes de protestation politique à explorer de près.