Distinguer les violences faites aux femmes pour mieux les combattre edit
Jamais les violences faites aux femmes n’ont autant attiré l’attention que ces dernières années. Elles accèdent à la visibilité : dans leur ampleur, leur diversité et leur âpreté. On ne peut que se féliciter de ce progrès, dans un domaine où il reste beaucoup à faire. Il faut cependant prendre garde à ce que cette opportunité historique ne soit pas compromise par une tendance grandissante à appréhender les violences comme un phénomène indifférencié et à les amalgamer à d’autres formes d’inégalités entre les sexes.
Depuis plusieurs années, un mouvement salutaire de dénonciation des violences sexuelles et conjugales alerte l’opinion et pousse les pouvoirs publics à améliorer les prises en charge et les politiques de prévention. Parmi les multiples approches de ces violences qui émergent et se diffusent dans les médias et les universités, on trouve de nombreuses théories holistiques qui voient une relation de continuité entre des phénomènes aussi divers que les stéréotypes de genre, les plaisanteries sexistes, le harcèlement de rue, le machisme au travail, les violences conjugales, le viol ou encore les féminicides. Selon ces conceptions, il n’y aurait finalement qu’une différence de degré entre ces différents phénomènes, qui seraient des expressions isomorphes (comparables à des poupées gigognes) d’un même rapport hiérarchique entre les sexes. La notion de « continuum des violences », développée par la sociologue britannique Liz Kelly[1], est souvent invoquée pour étayer théoriquement ce type de perspective.
Ces discours englobants aboutissent régulièrement à des montées en généralité. Leurs partisans dénoncent une violence « systémique » à l’échelle de la société, une « culture du viol », qu’ils rattachent à des notions telles que la « domination masculine », le « patriarcat » ou le « néo-patriarcat », sans toujours les définir. La prévention et la prise en charge des violences faites aux femmes deviennent moins des enjeux de politique sociale et judiciaire qu’une lutte féministe parmi d’autres. Dans cette confusion, on en vient à croire que la lutte contre les inégalités salariales, les stéréotypes de genre et les féminicides relèveraient d’une même politique[2].
Cette tendance amène la réflexion sur des terrains abstraits, théoriques et idéologiques, loin de l’expérience des professionnels de terrain. Elle détourne l’attention des aspects concrets et spécifiques de chaque type de violence, qui sont pourtant nécessaires à appréhender pour mieux les identifier, les prévenir et les traiter. En effet, lorsqu’on considère les différentes formes de violence en détail, on s’aperçoit qu’elles relèvent de logiques hétérogènes – et qu’elles appellent donc des réponses hétérogènes. Entre le harcèlement de rue, le viol, les violences domestiques et les féminicides, il n’y a pas seulement une différence de degré, mais des différences de nature. Le fait qu’un homme ait perpétré l’une de ces formes de violence ne le prédispose pas mécaniquement à s’engager dans une autre. De la même manière, les femmes touchées par ces différents types d’agression forment des groupes de victimes qui ne se recoupent pas nécessairement. Entre ces différents phénomènes, il n’y a pas toujours un lien clair de continuité, mais plutôt des discontinuités essentielles à considérer. J’évoquerai ci-dessous quelques exemples de cette hétérogénéité, loin d’épuiser ce champ très complexe.
Une première illustration concerne le lien que d’aucuns établissent entre le harcèlement de rue et le viol[3], qui est intuitif et pourtant peu pertinent après analyse. Alors que, dans un cas, les agresseurs sont des inconnus qui interpellent des femmes dans l’espace public, dans l’autre, trois quarts des agresseurs sont un proche de la victime[4] et plus de la moitié des victimes sont mineures au moment des faits[5]. Le harcèlement de rue pose des questions d’éducation, de citoyenneté, de liberté d’aller et venir des femmes et de protection sur la voie publique. Le viol, quant à lui, recoupe pour partie les domaines de la maltraitance infantile, de l’inceste et de la pédophilie – dont les victimes sont des filles mais aussi des garçons – et pose des questions de protection de l’enfance, de violences intrafamiliales, d’abus par une personne ayant autorité sur la victime, de procédures de signalement, d’accès des services sociaux à des espaces privés, etc.
Un deuxième exemple a trait au domaine des violences conjugales, dont on s’aperçoit qu’elles regroupent des cas très divers, qui appellent des prises en charges différentes, voire diamétralement opposées. On évoque rarement le fait que plus de la moitié (57.9%) des situations de violences conjugales sont bidirectionnelles (les deux partenaires font usage de la violence)[6]. Cette configuration met souvent à mal les professionnels médico-sociaux, notamment lorsque les deux partenaires souhaitent rester ensemble. Lorsque les mesures de protection ont été prises et que les protagonistes reconnaissent leurs difficultés, une prise en charge conjointe, en thérapie de couple, peut s’avérer pertinente et mener à des résultats notables[7][8]. Pourtant, la thérapie de couple reste dramatiquement peu développée et professionnalisée en France. À l’inverse, pour les violences unidirectionnelles (42%), d’autres dispositifs, comme les ordonnances de protection, les structures de mise à l’abri des victimes, des programmes de gestion de l’agressivité destinés aux auteurs et des mesures pénales (comme les bracelets anti-rapprochement) sont indispensables.
Un dernier exemple concerne le féminicide. Le fait de l’avoir élevé au rang de symbole de la domination masculine et de le percevoir comme la forme paradigmatique des violences conjugales détourne l’attention de facteurs pourtant très spécifiques qui le caractérisent, comme le fait que son premier mode opératoire soit l’arme à feu (ce qui pose des questions relatives au suivi des ports d’arme) ou la présence récurrente de troubles de la personnalité chez le criminel (ce qui soulève des enjeux de santé mentale)[9]. Notons également que dans plus d’un tiers des cas de féminicide, le meurtre n’est pas précédé par des violences conjugales antérieures[10], ce qui montre le caractère parfois impulsif et difficilement prévisible du passage à l’acte.
Malgré leurs multiples écueils et les mises en garde de féministes comme Élisabeth Badinter[11] et Peggy Sastre[12], les théories qui voient un lien de continuité entre les différentes formes de violences faites aux femmes et qui les associent aux rapports ordinaires entres les sexes se sont diffusées dans les milieux militants et ont pénétré les plus hauts niveaux de l’État. Les organisations féministes y trouvent un moyen de faire converger leurs luttes (même lorsqu’elles n’ont qu’un lien très indirecte avec le domaine des violences) et de maximiser leurs actions de communication. La dernière campagne de la Fondation des Femmes, « Regarde moi bien »[13], est exemplaire de cette tendance, que l’on devrait davantage interroger : le même message aborde à la fois le respect du non consentement sexuel, les inégalités salariales ou encore la répartition des tâches ménagères.
Dans les domaines de la prévention et de l’action militante, on connaît pourtant l’impasse à laquelle mène le fait de poursuivre plusieurs objectifs simultanément ou d’associer des actions à des débats de société plus larges : les causes se diluent, les messages deviennent inaudibles et les politiques manquent leur cible[14].
Les discours holistiques sur les violences faites aux femmes ne sont donc pas anodins. Ils constituent une source de confusion, à la fois pour l’intelligibilité de ces problématiques, mais aussi pour les actions de prévention et pour les politiques publiques. Pour protéger efficacement les femmes, chaque type de violence gagne à être appréhendé de manière empirique et circonscrite, loin des grandes théories générales, séduisantes mais peu heuristiques.
[1] Kelly L., « The Continuum of Sexual Violence », in: Hanmer J., Maynard M. (eds) Women, Violence and Social Control. Explorations in Sociology, Palgrave Macmillan, London, 1987, p. 46-60.
[2] « Si les violences faites aux femmes sont protéiformes, elles constituent toutefois un véritable continuum, partant des représentations dégradantes jusqu’aux crimes sexuels et aux meurtres conjugaux. Toutes ces violences, apparemment diverses, sont sous-tendues par la même idéologie du sexisme qui structure encore trop souvent les relations entre les femmes et les hommes. (…) La déconstruction des stéréotypes de sexe, qui constituent le terreau des violences faites aux femmes, doit passer par une lutte contre la diffusion des messages sexistes dans les médias » (Extrait du Cinquième plan de mobilisation et de lutte contre toutes les violences faites aux femmes (2017-2019), Ministère des Familles, de l’Enfance et des Droits des Femmes, p. 61).
[3] « L’outrage sexiste et sexuel se situe au début du continuum des violences faites aux femmes. En cela, il se positionne en amont du harcèlement sexuel, des agressions sexuelles, du viol et des violences physiques. » (Extrait du Rapport du groupe de travail « Verbalisation du harcèlement de rue », demandé par Mme Marlène Schiappa, Secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, 2018, p. 20).
[4] Source : Ministère de l’Intérieur
[5] Source : Ined – Enquête Violences et rapports de genre
[6] Source : Base de données PASK (The Partner Abuse State of Knowledge Project)
[7] John Wright, Yvan Lussier, Stéphane Sabourin (dir.), Manuel clinique des psychothérapies de couple, Québec, Puq, 2007.
[8] J. Slootmaeckers, L. Migerode, « EFT and Intimate Partner Violence: A Roadmap to De‐escalating Violent Patterns », Family Process, vol. 59(2), 2020, p. 328-345.
[10] Source : Ministère de la Justice
[11] Élisabeth Badinter, Fausse route. Réflexions sur trente années de féminisme, Paris, Odile Jacob, 2003.
[12] Peggy Sastre, « #MeToo a été accaparé par un féminisme aux allures de religion », Le Point, 3 octobre 2018.
[13] Fondation des Femmes : Manifeste « Regarde moi bien » - Spot vidéo
[14] Peter Singer, Théorie du tube de dentifrice, Paris, Goutte d’Or, 2018.
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