Mouvement social: Jean-Luc Mélenchon a-t-il perdu le sens du peuple? edit

22 juin 2018

Quelques jours avant la manifestation du 26 mai dernier qui promettait de submerger le pouvoir sous une « marée populaire », nous avions mis en doute la capacité du mouvement social à mobiliser largement. Nous expliquions que désormais « la manifestation vaut moins comme démonstration que comme témoignage. » Cette analyse s’est révélée non seulement juste mais surtout en dessous de la réalité puisque, selon le cabinet Occurrence, c’est moins de 32 000 personnes qui ont manifesté à Paris. C’est-à-dire un déficit de 8000 personnes par rapport à la « Fête à Macron » organisée par François Ruffin trois semaines plus tôt. Certes, la manifestation du 5 mai n’avait lieu que dans la capitale alors que celle du 26 mai était nationale. Par conséquent, cette dernière a évidemment mobilisé sur tout le territoire au-delà des 32 000 Parisiens. Pourtant, si l’on compare ce qui est comparable, elle n’arrive pas au niveau de la manifestation – elle aussi nationale – des fonctionnaires, le 22 mars dernier, qui a réuni 40 000 personnes rien qu’à Paris.

Un an après une campagne électorale qui a chamboulé le paysage politique, aucun troisième tour de l’élection présidentielle – indispensable à tant de militants de gauche – ne se joue dans la rue. Et les syndicats, avec leurs mots d’ordre sociaux, arrivent encore à mettre sur le pavé parisien plus de monde que les partis politiques, à l’exception notable de François Ruffin qui mobilise en renouvelant l’action revendicative sous une forme plus festive et libertaire. Mais à ce jeu-là, on peut se demander si le plus malin n’est pas Philippe Martinez, le leader de la CGT. En acceptant de se joindre au cortège de Jean-Luc Mélenchon, le 26 mai dernier, il a d’abord semblé donner des gages à une base cégétiste sensible aux charmes de La France Insoumise. Mais en ne mobilisant que très modérément les troupes cégétistes, il a fait la démonstration que cette alliance avec le politique n’était en rien la clé du succès. Il retrouve ainsi cette position d’indépendance syndicale qui a non seulement sa préférence mais aussi celle des Français puisque les deux-tiers d’entre eux (64%) donnent tort à la CGT pour son rapprochement avec La France Insoumise.

Les fantômes de 1995 et de 2006

Quoi qu’assène Jean-Luc Mélenchon comme chiffre fantaisiste, force est de constater que sa stratégie d’alliance avec le syndicalisme est jusqu’à présent synonyme d’échec. Après des cheminots impuissants à rééditer la « grève par procuration » de 1995, voilà le mouvement social – pourtant quasiment uni autour de La France insoumise, des syndicats contestataires et d’une cinquantaine d’associations et de partis politiques – incapable de recréer cette espèce de référendum d’initiative populaire qu’avait représenté en 2006 les manifestations contre le CPE (contrat première embauche) ; c’était pourtant l’objectif. Las ! L’ensemble du champ social se trouve à son tour frappé d’une sorte de langueur révélant, là aussi, une logique de mobilisation à bout de souffle. Que s’est-il donc passé depuis cette époque ?

Dans l’imaginaire social français, les dates de 1995 et 2006 représentent les victoires d’une sorte de « contre-démocratie », s’appuyant sur une mobilisation de masse suffisamment forte pour tenir en échec un gouvernement ou l’obliger à retirer une loi déjà votée. On comprend dès lors que Jean-Luc Mélenchon fasse une fixation sur la manifestation qui représente, à ses yeux, un complément au suffrage universel et sa revanche personnelle sur celui-ci : un peuple en marche contre un pouvoir illégitime ! C’était le sous-titre de la « marée populaire » du 26 mai dernier.

Or, la dynamique du social ne fonctionne pas sur un mode populiste. Le croire, c’est pécher par défaut d’analyse. Non pas seulement sur le sens de ce qu’est devenue de nos jours la manifestation, mais aussi sur ce qu’ont été réellement les mobilisations de 1995 et de 2006.  Malheureusement pour le leader de La France Insoumise et les syndicats qui lui ont emboité le pas, ces deux dates représentent des victoires en trompe-l’œil. Certes, les gouvernements de l’époque ont bien reculé, mais ce fut les dernières fois. Depuis 1995, aucune grève massive n’a plus immobilisé le pays ; depuis 2006, aucune manifestation n’a plus fait céder un gouvernement… L’ignorer et en balayer les raisons d’un revers de la main, ou croire qu’il serait possible d’inverser cette tendance par une simple opération de la volonté, c’est se condamner à l’impuissance sans comprendre pour autant ce qui rend si faible.

Nous l’avons déjà expliqué : ce n’est plus la masse qui fait la légitimité, pas non plus le chiffre qui indique le sens du rapport de force. Sans que les organisateurs s’en rendent tout à fait compte, la manif’ a changé de direction… À droite, les mêmes espoirs que ceux de Jean-Luc Mélenchon aujourd’hui ont été douchés tout aussi sévèrement au moment de la Manif pour tous : les manifestants étaient autrement plus nombreux, mais ils n’ont pas été entendus pour autant.

Les valeurs, le social et la politique

Les raisons de ces échecs tiennent en une formule : la manifestation ne peut faire masse que si elle fait sens ; et elle ne fait sens que si elle se mobilise des valeurs communes incontestables qu’un projet de loi ou qu’une situation sociale et politique viendraient menacer.

On l’a trop peu remarqué mais il s’agit là de l’équation gagnante de toutes les mobilisations depuis la fin des années 1980. Il ne s’agit pas, comme le disent trop souvent les commentateurs, d’une simple « bataille de l’opinion » qu’il faudrait gagner en la faisant basculer de son côté, mais d’un combat de valeurs, donc de ce qui rend possible un monde commun.

L’ampleur des manifestations dépend en réalité de l’objet symbolique de la manifestation. Dans un ordre décroissant, d’abord d’une mobilisation sur des valeurs puis d’une mobilisation d’ordre social sur des considérations matérielles et enfin d’une potentielle mobilisation politique qui lui offre ainsi une ouverture. En adoptant cette grille de lecture, il est possible de revisiter l’histoire des quarante dernières années du point de vue des manifestations populaires. Celles qui ont vraiment marqué le pays dépassent toutes l’objet initial qu’elles prétendaient revendiquer et mélangent à chaque fois, dans des proportions variables, les trois caractéristiques que nous venons d’indiquer.

Ainsi, au-delà de la défense de l’enseignement catholique, les manifestations de 1984 pour l’école libre entremêlaient la valeur de l’éducation comme clé de mobilité dans la démocratie moderne, la liberté de choix qui en découle et la recomposition de l’opposition politique de droite qui servit alors de débouché à ces revendications. Même chose en 1986 et en 2006 : dans les deux cas, l’enseignement (universitaire) permettait de  cristalliser l’entrelacement, opéré par ces mobilisations, entre promesse de mobilité sociale et liberté d’accès aux études (1986) puis facilité de débouché dans la vie active (2006). Dans les deux cas, la politisation était visible mais différente : en 1986, le contexte de la cohabitation Mitterrand-Chirac offre un cadre explicatif simple aux manifestations ; en 2006, le contexte apparaît tout autre – celui d’un quinquennat débuté sous la signe de l’unité nationale antifasciste suivi d’une révolte ayant secoué les banlieues l’année précédente mais un an avant une élection présidentielle... Les syndicats semblaient les seules forces organisées mais relativement faibles ; ils vont alors s’appuyer sur la jeunesse pour opérer un front commun des salariés, des futurs entrants sur le marché du travail et de leurs familles afin de faire mettre un genou à terre à un gouvernement décrédibilisé – avec l’aide du futur candidat de la droite, pourtant ministre de l’Intérieur…

Reste les grandes grèves de 1995. Comme nous l’avons expliqué dans un article précédent, si cette mobilisation s’est révélée gagnante, c’est que les cheminots avaient réussi à imposer, selon l’expression du sociologue Henri Vacquin, une « grève par procuration » : l’opinion donnait, pour ainsi dire, une procuration aux cheminots pour qu’ils portent ses doléances. En effet, la grève cristallisait le mécontentement d’une bonne partie des Français face aux reniements de Jacques Chirac qui, élu sur le thème de la fracture sociale, avait rapidement épousé une logique différente. Au cœur de la contestation se tenait cette valeur d’égalité qui avait été centrale dans la campagne électorale quelques mois plus tôt mais dont tout montrait qu’elle n’était plus la préoccupation du gouvernement en place. Le pays autorisait que l’on se soulevât pour lui au nom de l’égalité. Et, de social, ce combat devenait ipso facto politique.

La convergence n’est pas celle que l’on croit…

La convergence des luttes chère à la gauche n’est donc pas celle qu’elle imagine naïvement : il ne s’agit pas d’agréger des combats sociaux. En agissant ainsi, on fait mine de croire qu’il existerait une physique sociale répondant à une loi simple : à force d’empiler des revendications et des colères, on atteindrait une masse critique à partir de laquelle un gouvernement serait mécaniquement amené à céder.

C’est l’erreur fondamentale de Jean-Luc Mélenchon depuis le début de ce quinquennat. Erreur qu’il a encore réitérée lorsqu’il est allé haranguer les cheminots le 12 juin dernier en cherchant à stimuler l’ardeur des grévistes pour tenter de ramasser sa mise politique. (Sur ce plan, François Ruffin – son meilleur ennemi insoumis – est jusqu’à présent tout aussi inefficace, mais plus convaincant lorsqu’il s’emploie au même exercice avec d’autres professions). S’il cherche à fusionner le politique et le social, ou plutôt à organiser politiquement un assemblage hétéroclite de combats sociaux, Jean-Luc Mélenchon peine à leur offrir une dimension symbolique en dehors de leur aspect purement matériel ou catégoriel. En effet, la mobilisation ne peut fonctionner que si celle-ci s’appuie sur une socle de valeurs fondamentales à défendre et dont la violation met en jeu la vie en commun. Mais cette alchimie ne se décrète pas, elle se constate puis éventuellement se façonne. Or, les valeurs qui mobilisent actuellement les Français ne sont pas celles que les organisateurs portent haut ou dont ils avaient accepté qu’elles se portent à l’avant de la manifestation du 26 mai sous les bannières hétéroclites des indigénistes, des soutiens d’Adama Traore, des zélateurs du boycott des produits israéliens, des restes d’altermondialistes, des zadistes, des décroissants etc. Il y a loin d’une défense du service public comme idéal commun à une vraie mobilisation populaire à laquelle on n’offre finalement que le maintien d’un statu quo ou d’un statut. 

En agissant ainsi, La France insoumise et la gauche dans son ensemble s’éloignent de ce que sont les inquiétudes des Français. L’alliance d’une jeunesse politisée, des bataillons syndiqués du secteur public et de la gauche mouvementiste n’incarne plus les espoirs des classes moyennes et populaires. Les préoccupations de ces dernières touchent plus aux questions d’identité collective (laïcité, sécurité, identité, intégration...) qu’à la défense d’intérêts acquis qu’il s’agisse du statut des cheminots, de la fonction publique ou de l’accès à l’université sans sélection. En « instituteur de la République » – tel qu’il avait su incarner cette fonction durant la campagne présidentielle – Jean-Luc Mélenchon cherche à « construire un peuple », selon l’expression favorite des populistes de la gauche européenne. Mais curieusement, il ne part pas du peuple tel qu’il se présente à lui, mais de celui qu’il imagine disposer et à qui il pense devoir rendre des comptes ou donner des gages. Derrière l’incapacité du mouvement social et des syndicats à obtenir des succès tangibles, se profile une incapacité politique plus profonde à s’approprier puis à traduire l’anxiété et la colère sociale : il ne s’agit donc pas, à ce stade, de « construire un peuple » mais bien de retrouver « le sens du peuple », selon l’expression de Michelet reprise par Laurent Bouvet dans son ouvrage éponyme. C’est paradoxalement ce qui fait le succès actuel d’Emmanuel Macron.