Laïcité dans les textes ou dans les têtes? L’entreprise en première ligne edit

2 février 2018

En matière religieuse, chaque début de siècle se suit et affronte des questions similaires sans leur apporter pourtant des réponses identiques : 1801 a vu la signature du Concordat, 1905 le vote de la loi de séparation des églises et de l'État. Et en ce début de XXIe siècle, la place de la religion se pose à nouveau frais. Mais c’est la laïcité qu’il s’agirait cette fois de défendre, éventuellement d’étendre en direction de la société civile et principalement de l’entreprise privée. S’exprimant devant les représentants des cultes qui se sont empressés de rapporter ses propos, le Président de la République a prévenu : « La République est laïque et la société est libre », aurait-il affirmé. Ce faisant, Emmanuel Macron donne de la laïcité une interprétation juridiquement correcte mais qui pose un problème à la fois historique et sociologique. Car il existe une ambiguïté sur la nature de la société civile que nous voudrions interroger afin d’expliquer ce qui se joue aujourd’hui dans l’entreprise autour du fait religieux au travail.

Laïcité dans les textes, laïcité dans les têtes

Avec la fin de l’opposition séculaire entre l'État et l'Église catholique, la croyance religieuse a été peu à peu cantonnée à la seule sphère privée. Cette tendance a ainsi accéléré dans notre pays la « sortie de la religion ». Les tensions ont donc quitté la politique pour investir désormais la société civile et notamment l’entreprise. C’est cela qu’occulte la phrase attribuée au Président. En effet, affirmer sans nuance la liberté de la société civile, c’est faire peu de cas de ce qui s’y déroule : depuis une trentaine années maintenant, celle-ci est la proie d’une effervescence religieuse ; que l’on songe aux démonstrations d’un catholicisme revivifié dans le sillage de La Manif pour tous ou à la floraison d’églises protestantes. Sans oublier l’islam qui, depuis l’affaire du voile de Creil en 1989, n’a plus quitté l’actualité (et nous mettons de côté, ici, le cas spécifique du terrorisme islamiste).

La foi ne livre donc plus bataille pour établir la loi. En revanche, elle cherche encore à régner sur les manières de vivre. Son aire de jeu n’est plus l’Etat mais la société. A cette aune, elle a du mal à apparaître, en France, comme une dimension culturelle inoffensive. Car si la religion est éruptive et les religieux plus visibles, les Français ne sont pas devenus plus croyants pour autant. C’est là que se rencontre la seconde difficulté, plus sociologique, de la phrase d’Emmanuel Macron : s’il existe une laïcité « dans les textes » (la loi de 1905), il en existe une aussi « dans les têtes ». Cette « laïcité dans les têtes » habite la société civile et l’imaginaire français : elle intime aux individus d’en rabattre sur leurs convictions au nom de ce que l’on appelle vulgairement « le vivre-ensemble ». C’est-à-dire cette capacité de se supporter les uns les autres et de prendre place dans un monde commun où l’on n’a pas choisi les gens que l’on croise dans la rue, dans les transports en commun ou ceux avec qui l’on travaille. On peut appeler également « civilité » cette demande de retenue typiquement française. Sur ce point, les études sont stables : l’immense majorité des Français estiment que la religion doit être cantonnée dans la sphère privée. Et au travail, c’est autour de 82% des salariés qui demandent que leurs collègues en rabattent sur l’affirmation visible de leur foi. Pourtant, d’un point de vue juridique, comme le dit le Président de la République, c’est bien la liberté de manifestation qui domine. Quel est donc ce droit à l'expression de soi dans une sphère qui a fait jusqu'à présent de la modération de soi l'un de ses principes ? C’est ce hiatus qu’il faut bien avoir à l’esprit pour saisir ce qui est en jeu derrière « le fait religieux au travail ».

Sphères publique, privée et civile

Le régime de laïcité dans lequel la France évolue induit trois sphères sociales régies chacune par une règle et un principe d’organisation auxquels nous ajouterons un lieu de travail symbolique.

Commençons par la sphère publique, la mieux connue : sa règle est la neutralité de l'État vis-à-vis des religions ; son principe, l’abstention. En vertu de quoi les fonctionnaires s’abstiennent d’exprimer leurs convictions religieuses au travail. C’est la version classique de la laïcité, directement issue de la loi de 1905. A l’autre extrémité de la société, la sphère privée : sa règle est la liberté ; son principe, la discrimination. En effet, chacun reçoit qui il veut dans sa maison selon des motifs qui lui appartiennent sans qu’il n’ait à rendre de compte qu’à sa seule conscience. Il n’est pas question ici de laïcité au sens classique du terme, elle ne s’applique pas. Contre toute attente, il existe un lieu de travail où s’exerce une telle discrimination : les entreprises dites de « tendance ». Leur objet est de défendre une vision philosophique ou religieuse du monde en vertu de laquelle ces entreprises peuvent choisir de ne pas travailler avec qui ne poursuivrait pas le même but qu’elles. C’est l’exemple classique de ces institutions religieuses licenciant une enseignante divorcée ou ayant eu recours à l’avortement…

Entre sphère publique et sphère privée, se tient la sphère civile ou, si l’on préfère, la société civile dans laquelle prend place l’entreprise privée. Comme on l’a vu, son principe est la civilité qui demande une certaine modération. Mais sa règle d’organisation étant la manifestation des croyances, il est permis d’y exprimer sa foi en toute liberté. Au-delà des mœurs qui ne peuvent être codifiées, il existe toutefois des limites juridiques : dans la rue, l’ordre public ne peut être troublé ; dans l’entreprise, six critères viennent limiter la liberté du salarié : le respect de l’organisation du travail, de l’intérêt commercial de l’entreprise ou celui de l’hygiène et de la sécurité, le prosélytisme également mais aussi l’aptitude à mener à bien sa mission et la bonne organisation de cette mission. A chaque fois, l’employeur devra montrer que la limitation de l’expression religieuse repose bien sur des raisons objectives et non pas sur des lubies philosophiques ou la détestation de la religion. En dehors de cela, c’est la liberté qui prévaut, le Président de la République l’a rappelé.

Transformations de la société civile

Sur le plan du droit tout semble s’organiser à merveille ; dans les faits, rien ne va plus… Car le principe (la civilité) peut entrer en contradiction avec les règles d’organisation (la liberté de manifester sa foi). En effet, la société civile est aujourd’hui soumise à un double mouvement : d’un côté, la « sortie de la religion » ne se dément pas ; elle approfondit donc cette demande de modération en matière religieuse issue du compromis de 1905. Mais d’un autre côté, les transformations de la société accentuent une demande d’expression de soi, autorisée dans cette sphère.

Ces changements revêtent plusieurs visages qui donnent actuellement à la société civile son aspect éruptif, surtout dans le monde du travail. Notre hypothèse est que le fait religieux tel qu’il apparaît aujourd’hui dans l’entreprise est le produit d’une rencontre explosive entre trois phénomènes sociaux qui se sont développés au cours des quarante dernières années : les ratés de l’intégration liés à l’immigration maghrébine d’une part qui font de l’islam une ressource identitaire forte ; le tournant identitaire de la politique française d’autre part, dont l’attention à la diversité a été la forme privilégiée dans les entreprises. Enfin, comme en surplomb, un processus d’individualisation qui a pris l’aspect d’une subjectivisation du travail valorisant l’identité des salariés. Ces évolutions expliquent que l’islam prenne un tel relief dans les manifestations du fait religieux en entreprise mais sans faire de cette confession la seule source des tensions actuelles. Après tout, sous cet angle, les musulmans qui demandent à voir leur foi reconnue sont des salariés comme les autres : des individus contemporains affirmant leur personnalité ; sauf que l’identité qu’ils arborent est avant tout religieuse.

Sauf à vouloir réduire l’espace de la société civile, en étendant la neutralité propre à l’Etat ou en se rabattant sur la liberté discriminatoire des entreprises de tendance, la loi n’est pas d’un grand secours pour aider le monde du travail. A ce titre, la neutralisation offerte par la loi El Khomri en 2016 est, à notre sens, l’avancée la plus profonde qu’il pouvait être faite. L’entreprise doit donc compter sur ses propres forces. Seuls la civilité, la modération de l’expression de soi, et l’appel à ce qui est commun entre tous ceux qui travaillent ensemble, peuvent permettre de ramener à la raison l’expression religieuse. En ce sens, le travail est la marque de ce commun contre les exigences posées par la multiplication des identités au travail. Car on ne travaille jamais seul. L’objet de l’entreprise n’est donc pas la coexistence des croyances mais l’organisation commune du travail en vue de la production. Redéfinir l’identité collective de l’entreprise à partir de ses fondamentaux culturels ou de son projet initial est donc une des priorités pour sauvegarder le travail.