Gilets jaunes: un divorce d’abord culturel edit

Dec. 12, 2018

Qui sont les gilets jaunes ? Dans un premier temps, les commentateurs ont ré-entonné à l’unisson la ritournelle de la France « périphérique », celle des campagnes ou du périurbain, condamnés à la voiture, oubliés des services publics (etc.), par opposition à la France des métropoles, camp retranché des élites. Les très nombreuses études ou tribunes publiées au cours des dernières années par les chercheurs (géographes, sociologues, économistes) pour souligner le caractère simpliste de cette géographie duale sont restées totalement inaudibles dans le monde des médias, et aussi, très largement, de la politique. Les jours passant, on semble enfin comprendre que cette clé n’est pas bonne. Opposer globalement les villes riches à la ruralité déclassée n’a pas de sens. Le point essentiel, comme Olivier Galland l’a noté dans sa tribune du 28 novembre, est que les pauvres et les personnes des classes moyennes précarisées sont beaucoup plus nombreux dans les grandes villes que dans les zones dites périphériques. Les inégalités territoriales les plus fortes sont désormais internes aux grandes agglomérations. L’écart entre les déciles extrêmes de revenu par ménage est de 4,5 en région parisienne alors qu’il varie entre 3 et 3,5 dans les autres territoires[1]. Et les dernières décennies ont été marquées par la convergence des revenus entre zones denses et zones peu denses du territoire (C’est moins vrai pour le patrimoine, compte tenu de la flambée de l’immobilier urbain). Le revenu médian disponible dans les divers types de territoires, depuis les cœurs urbains jusqu’aux petites communes rurales isolées, est à peu près constant, à l’exception des premières couronnes des grandes villes qui sont plus riches (mais parfois très contrastées, comme en région parisienne). On dira à juste titre qu’il s’agit là de moyennes ou de médianes. Mais, comme les villes, les territoires peu denses présentent des visages extrêmement divers. Les régions du Nord et de l’Est, qui furent celles du périple macronien de novembre, forment un arc de crise étendu, s’étirant jusqu’au Massif central. Mais, en dehors de cette grande diagonale, la France non métropolitaine est un patchwork étonnant de bassins de vie et d’emploi très dynamiques et d’autres qui stagnent ou déclinent. La comparaison souvent avancée avec l’Amérique ultra-clivée de Trump ou la Grande Bretagne globalement déchirée du vote Brexit est gravement trompeuse à cet égard.

En réalité, si fracture sociale il y a, elle traverse nos territoires et ne s’y superpose pas de façon simple. Et elle ne s’explique pas seulement par les revenus. Rappelons d’abord que le ressenti subjectif peut être très différent de ce que disent les chiffres. Les inégalités sociales en France sont nettement inférieures à celles des USA, du Royaume-Uni, proches de celles de l’Allemagne et des pays du Nord[2]. Le problème est que les gens, dans leur grande majorité, n’y croient pas ! Jean Pisani-Ferry, rendant compte d’une étude internationale comparative sur la mobilité sociale, souligne l’étonnante inversion des perceptions par rapport aux faits. La mobilité sociale, ainsi, est sensiblement plus élevée en France qu’aux USA, mais la perception est inverse : les Américains continuent à y croire, les Français non[3]. Il est stérile de pleurer sur ce pessimisme français. Parmi les raisons qui l’expliquent, il y a sans doute l’intensité particulière de notre désir d’égalité (et pas seulement d’égalité des chances), exigence qui est à mes yeux éminemment positive, même si elle dérange ou exaspère beaucoup d’observateurs ou d’acteurs « modernisateurs ». Il y a aussi, probablement, l’expression d’un déficit spécialement aigu de « reconnaissance », qui apparaît très clairement dans diverses enquêtes récentes sur le travail[4].

Deuxième remarque : Dans un excellent livre qui n’a pas eu le retentissement qu’il mérite, Thierry Pech, analysant les dissidences multiples, négatives et positives, qui montent dans la société française, met l’accent sur les inégalités de rapport à l’avenir[5]. Le nouveau monde qui émerge est excitant pour les uns, profondément angoissant pour beaucoup d’autres.

Troisième aspect : les transitions à marche forcée dans lequel nous sommes engagées ont une inscription socio-géographique très différente de celle de la grande mutation d’après-guerre, celle des Trente Glorieuses. La marche de qualification à franchir pour passer des emplois de l’ancien monde (celui de la France agricole et artisanale) au nouveau monde d’alors (industriel, puis tertiaire) était sensiblement moins haute qu’aujourd’hui. Le fort développement de l’emploi féminin avait augmenté les ressources monétaires des ménages. Et le changement avait pu se faire à géographie à peu près constante, les nouveaux emplois allant à la rencontre de la main d’œuvre disponibles dans la France provinciale (à l’inverse de l’Italie, par exemple, où les gens du Mezzogiorno sont montés en masse dans le Nord industriel). Aujourd’hui, même si beaucoup de villes moyennes ou petites tirent bien leur épingle du jeu, les créations d’emploi qualifiés ont tendance à se concentrer dans les grandes zones urbaines.  Le saut de qualification à franchir est élevé. Et la fameuse injonction à la mobilité adressée aux territoires en difficulté, (« traversez la rue »…) n’est ni audible, ni crédible, car ceux qui auraient le plus besoin de bouger sont souvent ceux qui n’ont pas les ressources (monétaires et autres) pour le faire.

Quatrième point, le plus important : la France, comme d’autres pays, expérimente une cassure culturelle croissante. Au siècle dernier, les conflits sociaux se référaient à un récit plus ou moins commun, accentué et interprété de manière antagoniste. (Pour simplifier : la modernisation économique vue par le mouvement ouvrier et par le patronat). Aujourd’hui, il n’y a plus de récit commun.  Nous ne vivons plus des conflits d’interprétation du monde, mais la divergence de visions devenues exotiques les unes aux autres, en état de « no-bridge ». L’écologie en est un bon exemple. On a souvent relevé, à juste titre, l’étroitesse mandarinale de l’élite dirigeante française. C’est un problème central. Mais, paradoxalement, le malaise vient aussi de l’élargissement considérable des couches sociales qui adhèrent à une vision plutôt positive des mutations en cours, voient les inconvénients mais aussi les avantages de la mondialisation, en ont assez du pessimisme français, sont motivés par la mutation écologique et numérique, mais se retrouvent en décalage radical avec d’autres pans de la société. Il y a aujourd’hui 17 % de cadres dans la population active française. D’une certaine façon la fameuse « disruption » macronienne a été très classique, et peut aussi se comprendre comme l’émergence de ces forces nouvelles modernistes, si mal représentées dans les partis traditionnels. L’épisode en cours serait, à cet égard, un épisode assez banal de « lutte des classes » ! C’est entre ces mondes culturels divergents qu’il faut renouer le dialogue, et pas seulement entre un pouvoir arrogant et des citoyens « de base » excédés.

 

[1] Voir l’excellent rapport de l’Observatoire des territoires, publié par Commissariat Général pour l’Égalité des Territoires, 2017. www.observatoire-des-territoires.gouv.fr ; voir aussi Pierre Veltz, « Fractures territoriales, fractures sociales », sur le site www.metiseurope.eu ; Frédéric Gilli, Bruno Jeanbart, Thierry Pech, Pierre Veltz, www.tnova.fr/notes/elections-2017-pourquoi-l-opposition-metropoles-peripheries-n-est-pas-la-cle

[2] Voir France Stratégie, Lignes de faille, 2016

[3] Voir Jean Pisani-Ferry, « Les Français ne croient plus à la mobilité sociale », Le Monde, Vendredi 4 mai 2018

[4] Voir notamment, Marie Bellan, « Les salariés satisfaits de leur travail, mais en manque de reconnaissance », Les Echos, lundi 26 novembre 2018.

[5] Thierry Pech, Insoumissions, Portrait de la France qui vient, Seuil, 2017