Victimisation et agression: le cas russe edit
La commémoration du 9 mai 1945 (« jour de la Victoire ») vient une fois encore de donner l’occasion à Vladimir Poutine de se poser en victime des Occidentaux, qui « mettent sur un piédestal les traîtres et les complices des hitlériens », et veulent « déformer la vérité sur la Seconde Guerre mondiale », obstacle à leur « politique coloniale », fondée sur « l’hypocrisie et le mensonge »[i].
La Russie entretient de longue date un rapport complexe avec son voisinage. Elle n’a cessé d’être habitée par une ambition impériale, tout en subissant des invasions dévastatrices (mongole, napoléonienne, hitlérienne) qui font qu’elle considère l’Étranger avec méfiance. « Nous n’avons point trouvé d’autres moyens de garantir nos frontières […] que de les étendre », écrit Catherine II à Voltaire. D’où également la prégnance de l’image de la « forteresse assiégée ». Tout en faisant de l’Occident sa référence (« l’Autre »), la Russie ne s’y est jamais intégrée pleinement, ce qui a engendré humiliation et ressentiment et alimenté la thèse d’une identité culturelle et religieuse propre, porteuse des véritables valeurs européennes, et jugée supérieure à celle d’une Europe, matérialiste et décadente (« troisième Rome »), qui chercherait à l’anéantir. Au XXz siècle, l’œuvre d’Ivan Ilyine (1883-1954), devenue l’une des principales références du régime poutinien, est représentative de ces idées. Son nom vient d’être donné à un institut d’études politiques au sein d’une des grandes universités de Moscou (РГГУ), dont la direction a été confiée à Alexandre Douguine, ce qui a suscité un mouvement de protestation, inédit dans le contexte actuel, chez les étudiants. Proche du fascisme dans les années 1930, Ivan Ilyine défend un Sonderweg russe, fondé sur l’orthodoxie et les valeurs traditionnelles. Dans un essai intitulé « ce que le démembrement de la Russie signifie pour le monde » [ii], publié en 1950, il met en garde contre une « démocratisation », qui n’a, selon lui, qu’un seul objectif, affaiblir la Russie.
Au lendemain de son élection en 2000, Vladimir Poutine déclare son adhésion aux valeurs européennes (discours au Bundestag en 2001) mais, très rapidement, il s’inscrit dans cette tradition anti-occidentale et s’installe dans une posture victimaire, alors même qu’il adopte un comportement révisionniste, instrumentalisant le thème de la défense des « compatriotes » à l’étranger. L’accusation de « russophobie », terme inventé au XIXe siècle par Fiodor Tiouttchev (1803-73), diplomate et censeur, pour qualifier l’aversion « pathologique » de certains Russes à l’égard de leur pays, ne cesse de prendre de l’importance dans le narratif officiel, notamment depuis le « tournant conservateur » engagé en 2011-12[iii]. Ce discours idéologique au sens marxiste du terme[iv], illustré une nouvelle fois par les propos tenus par les dirigeants russes le 9 mai, consiste à transformer l’agresseur en victime (« Täter-Opfer Umkehr », selon l’expression allemande) et conduit à ce que Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, en vienne à prétendre, à la veille de l’invasion de l’Ukraine, qu’à « aucun moment de toute son histoire la Russie n’a attaqué personne ».
Au lendemain de l’annexion de la Crimée, en mars 2014, Vladimir Poutine accuse les Occidentaux de recourir à une « cinquième colonne » et à des « nationaux-traîtres » et de pratiquer depuis le XVIIIe siècle une stratégie de containment de la Russie. Si les événements de Crimée n’avaient pas eu lieu, les Occidentaux auraient imaginé « un autre prétexte pour tenter d’endiguer les capacités croissantes de la Russie », affirme le Président russe. En mai de la même année, pour prévenir tout discours dissident sur la « grande guerre patriotique » (1941-45) et des comparaisons avec l’Allemagne nazie, des « lois mémorielles » sont adoptées, qui criminalisent la diffusion d’informations jugées fausses sur l’action de l’URSS pendant la seconde guerre mondiale[v]. Non seulement le régime de Vladimir Poutine ne se livre pas à un travail de mémoire, mais il y fait obstacle et refuse de distinguer les bourreaux des victimes. En 2015, un musée de l’histoire du Goulag est inauguré à Moscou, qui passe sous silence le système de répression soviétique. La même année, la branche pétersbourgeoise de l’association Memorial est qualifiée d’ « agent de l’étranger », en 2016, des milliers de documents de l’ONG sont confisqués par le ministère de la Justice à son siège moscovite, Memorial est accusée de vouloir « saper l’ordre constitutionnel ». En octobre 2017, Vladimir Poutine inaugure dans la capitale le « mur du chagrin », monument dédié aux « victimes de la répression politique ». Il s’abstient de mentionner le stalinisme, responsable de ces millions de victimes, se limite à des propos convenus (« tragédie », « passé terrible », « sombres événements ») et met en garde ceux qui chercheraient à déstabiliser la Russie en recourant à la « confrontation » et aux « règlements de compte ». Ce refus d’affronter le passé, allié à la volonté d’affirmer une continuité de l’histoire russe, explique la place, très limitée, accordée au centenaire de la révolution d’octobre 1917, bien qu’elle ait indéniablement marqué une rupture dans l’histoire de la Russie et du monde.
Au cours des dernières années, caractérisées par la montée de la confrontation avec l’Occident, le Kremlin accentue sa posture victimaire, il n’hésite plus à assimiler antisémitisme et russophobie et à faire des Russes les « nouveaux juifs »[vi]. En 2017, Vladimir Poutine rejette les accusations d’ingérence dans la campagne présidentielle américaine, l’antisémitisme a justifié les pires crimes de l’Allemagne nazie (« les juifs sont coupables de tout »), rappelle-t-il, aujourd’hui, ce sont les Russes qui sont rendus responsables de tout, y compris de la défaite de Hillary Clinton, dit-il. Peu après le début de l’invasion de l’Ukraine, le Président russe dénonce le 18 mars 2022 les mauvais traitements qui seraient infligés à ses compatriotes et à la culture russe à l’étranger, ainsi que les sanctions internationales, estimant que l’Occident a « jeté le masque de la décence ». Vladimir Poutine dresse un parallèle avec « les pogroms antisémites dans l’Allemagne nazie des années 1930 ». Il revient régulièrement sur cette comparaison, en novembre 2023, il fait de la guerre en Ukraine une « bataille existentielle » contre l’Occident, dont l’objectif serait de « démembrer et piller » la Russie. La diversité qu’offre cet « État-civilisation » en matière de peuples, de cultures et de langues est, d’après lui, inacceptable pour les « racistes et colonialistes occidentaux », car incompatible avec leur logique fondée sur « la dépersonnalisation, la désunion, la suppression et l’exploitation ». À en croire Vladimir Poutine, la russophobie est « pratiquement devenue l’idéologie officielle des élites dirigeantes occidentales ». Le Kremlin fait du conflit en Ukraine la poursuite de la « grande guerre patriotique », il dénonce un « coup d’État » à Kiev en 2014 et une prise de pouvoir par les « Ukronazis ». La révision de l’histoire à laquelle se livre Vladimir Poutine le conduit à justifier le pacte germano-soviétique par la signature des accords de Munich. Dans l’entretien accordé récemment à Tucker Carlson, il explique que le refus de la Pologne de céder à Hitler le corridor de Dantzig ne laissait guère d’autre choix à ce dernier que de passer à l’offensive. Dans le même temps, une nouvelle loi mémorielle, adoptée en avril 2022, interdit spécifiquement toute comparaison entre les objectifs, les décisions et les actions de l’Allemagne nazie et de l’URSS, et la négation du « rôle décisif du peuple soviétique dans la défaite de l’Allemagne nazie et de la mission humanitaire de l’URSS dans la libération des pays européens ».
Pour justifier ses visées impérialistes, le Kremlin n’hésite pas à instrumentaliser un soi-disant « génocide » de populations russophones. L’argument est utilisé dès 2008 par Moscou pour justifier son intervention armée dans les régions sécessionnistes de Géorgie (Abkhazie, Ossétie du sud). Toutefois, en Géorgie, pas plus qu’en Ukraine, le risque de génocide n’est avéré et n’a été documenté par les organisations internationales (ONU, OSCE) qui ont enquêté sur place. Néanmoins, le 16 mars 2022, Vladimir Poutine reproche à l’Occident « d’avoir hypocritement détourné le regard » de l’est de l’Ukraine pendant huit ans, tandis que « les mères enterraient leurs enfants et que des personnes âgées étaient tuées ». « Notre peuple dans le Donbass est soumis depuis huit ans à un véritable génocide, à un blocus, à des opérations punitives à grande échelle, des attaques terroristes et des frappes d’artillerie constantes », accuse le Président russe. Dans le même temps, le crime de génocide – qui qualifie en droit international des actes « commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » – est soumis à une redéfinition par les autorités russes. Conseiller de Vladimir Poutine et président de la Société d’histoire militaire russe (РВИО), Vladimir Medinski plaide en 2021 pour que les prisonniers de guerre soviétiques des camps hitlériens soient considérés comme des « victimes du génocide perpétré par les nazis à l’encontre des citoyens soviétiques ». À partir de 2014 en effet, parallèlement aux accusations de génocide lancées contre l’Ukraine, l’idée d’un « génocide du peuple soviétique » commis pendant la seconde guerre mondiale est promue par l’administration présidentielle, explique Konstantin Pakhaliuk, ancien collaborateur de la РВИО[vii]. Une concurrence des mémoires s’instaure, la levée du siège de Leningrad prend de plus en plus d’importance au détriment de la journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, commémorée également le 27 janvier. Lors de l’inauguration, cette année, d’un mémorial aux victimes du siège de Leningrad, Vladimir Poutine, sans mentionner la Shoah, évoque le « génocide du peuple soviétique » et promet de « tout faire pour éradiquer le nazisme ». Il saisit cette occasion pour s’en prendre au « régime de Kiev » qui, selon lui, « exalte les complices d’Hitler », et fustige « certains pays européens, dans lesquels la russophobie est une politique d’État ».
La seconde guerre mondiale offre l’illustration typique de cette Russie, Janus à deux visages, qui s’identifie avec une Union soviétique, au faîte de sa puissance en 1945 au prix d’un nombre considérable de victimes (27 millions de morts) et de destructions colossales. L’URSS venait de libérer près de la moitié du continent européen du joug nazi, mais s’apprêtait aussi à imposer sa tutelle sur ce qui allait devenir le « camp socialiste ». Vouloir obtenir la reconnaissance officielle d’un « génocide du peuple soviétique »[viii] vise à contrer nombre de critiques que suscite l’agression de la Russie en Ukraine : éviter toute comparaison avec l’Allemagne nazie, établie par certains en raison des nombreux crimes commis par l’armée russe en Ukraine et de la dérive, à certains égards, totalitaire du régime russe ; accroître le sentiment d’une dette morale des Occidentaux vis-à-vis de la Russie du fait des sacrifices consentis entre 1941- 45 ; justifier son statut de grande puissance et son siège, désormais contesté, au conseil de sécurité de l’ONU ; faire pression sur l’Allemagne, soutien important de Kiev (en mars dernier, Moscou a officiellement demandé à Berlin de reconnaître le siège de Leningrad comme un « génocide ») ; crédibiliser les objectifs de sa guerre en Ukraine (« dénazification » et « démilitarisation ») et relativiser la « grande famine » (« Holodomor ») des années 1930 en Ukraine, reconnue désormais comme un « génocide » par plusieurs pays occidentaux ; désamorcer les critiques sur le comportement colonialiste qui lui est reproché, tant à l’égard de ses voisins de « l’Étranger proche » que de certains territoires de la fédération de Russie, et plus largement contribuer au rapprochement avec les pays du Sud, qui se considèrent également comme victimes de l’Occident.
Rares toutefois sont les responsables russes qui, à l’instar d’Alexandre Lavrentiev, représentant du Président Poutine pour la Syrie, qualifient de « génocide » la situation à Gaza. Mais la situation dramatique dans ce territoire palestinien, suite à l’attaque terroriste perpétrée le 7 octobre 2023 par le Hamas en Israël, est néanmoins utilisée par la diplomatie russe pour fustiger le comportement de l’État hébreu, les « doubles standards » de l’Occident, et ancrer son récit victimaire. « Certes, il y a eu l’Holocauste, et c’est un crime horrible. Mais il y a eu également le génocide des peuples de l’Union soviétique. Ils n’ont pas moins souffert », déclare Sergei Lavrov le 18 janvier 2024. « Les Israéliens, estime le ministre russe des Affaires Étrangères, ne doivent pas donner l’impression que tout leur est permis parce qu’ils ont souffert pendant la seconde guerre mondiale ». « La Russie n’est pas surprise par le soutien apporté par la RFA à Israël sur les accusations de génocide », déclare pour sa part la porte-parole du MID après le lancement par l’Afrique du Sud d’une procédure devant la Cour internationale de justice[ix], puisque « l’Allemagne refuse toujours de reconnaître que les crimes commis par le national-socialisme contre les peuples de l’Union soviétique constituent un génocide ». Ainsi, poursuit-elle, « la RFA refuse de verser des compensations aux victimes non juives du siège de Leningrad, considérant qu’ils n’ont pas le droit de recevoir de l’argent du gouvernement allemand ». Mais, « le plus inquiétant », selon Maria Zakharova, c’est « la renaissance du militarisme allemand sur fond d’approbation des pratiques néo-nazies ». Maria Zakharova fait la leçon aux Allemands qu’elle accuse de ne pas avoir tiré les enseignements de l’histoire, elle leur reproche également d’apporter un soutien aux « néo-nazis ukrainiens » et dénonce l’attitude du chancelier Scholz qui a « justifié l’existence du régime de haine et russophobe » au pouvoir à Kiev.
L’objectif affiché de « dénazification » de l’Ukraine conduit des dirigeants russes à d’autres affirmations problématiques, Sergei Lavrov prétendant qu’Hitler « avait du sang juif », Vladimir Poutine, se référant à ses « amis juifs », déclarant que Volodymyr Zelensky est « la honte du peuple juif » et que les Occidentaux l’avaient mis au pouvoir pour « dissimuler la nature inhumaine de l’État ukrainien actuel ». On observe désormais en Russie des manifestations ouvertes d’antisémitisme, en octobre dernier, des pogroms ont eu lieu dans le Nord-Caucase, qui n’ont suscité qu’une réaction tardive des autorités, le Président russe mettant en cause des « forces étrangères », à savoir « les États-Unis et leurs satellites ». « La russophobie comme toute idéologie raciste » rend l’Occident « aveugle », prétend Vladimir Poutine, il est tentant de retourner cette affirmation pour constater qu’en propageant un narratif fondé sur la « russophobie », la Russie se trompe d’ennemi et sous-estime par exemple la menace islamiste (cf. l’attentat du Crocus City Hall). S’agissant de l’Ukraine qui, elle, est effectivement menacée de démembrement, l’instauration d’une paix durable suppose que la Russie, comme la RFA d’après-guerre, cesse de se considérer comme victime et reconnaisse être pleinement responsable du calvaire qu’elle fait subir à ce pays. On se souvient qu’il a fallu quarante ans pour que le Président Richard von Weiszäcker déclare que le 8 mai 1945 était pour l’Allemagne « un jour de libération »[x].
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[i] Intervention du Président de Russie lors du défilé militaire, Kremlin.ru, 9 mai 2024. S. Lavrov a quant à lui dénoncé « les descendants de Napoléon et d’Hitler qui veulent détruire la Russie » et la porte-parole du MID a comparé la politique de la Présidente de Moldavie aux « expérimentations faites par le III Reich » en matière de nationalités et de langue (TASS.ru).
[ii] [ii] Qu’est-ce que le démembrement de la Russie promet au monde? (topwar.ru), 21 septembre 2013
[iii] Cf. l’article d’Oleg Nemensky, « La russophobie comme idéologie » [en russe], Вопросы национализма, 2013, №1(13), с.26-65.
[iv] « Dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure », K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande (1848).
[v] The Future of the Soviet Past: The Politics of History in Putin’s Russia », edited by Anton Weiss-Wendt and Nanci Adler, Indiana University Press, 2021. Également Nicolas Werth, Poutine historien en chef, Gallimard, 2022.
[vi] Exemples de cette propagande, Boris Karpov, « Les Russes aujourd’hui sont les Juifs d’hier ! » ; Piotr Ogradov, « Les Russes sont les Juifs du XXI siècle » [en russe], Русские — евреи XXI века (regnum.ru)
[vii] Konstantin Pakhaliuk, « Unpredictable past », Novaïa Gazeta, 13 février 2024.
[viii] Le 22 février 2023, un an après le début de l’invasion de l’Ukraine, la Douma a adopté à l’unanimité une déclaration sur « le génocide des peuples de l’Union soviétique par l’Allemagne et ses complices pendant la grande guerre patriotique (1941-1945) » http://duma.gov.ru/news/56676/
[ix] « Zakharova déclare que la Russie n’est pas surprise par le soutien apporté par la RFA à Israël sur les accusations de génocide » [en russe], TASS, 21 janvier 2024, https://tass.ru/politika/19777759
[x] « Russie, année zéro : peut-on y croire ? », Telos, 10 mai 2023