Sciences Po, Parcoursup et le serpent de mer des classes prépa edit

4 juillet 2019

La réforme du recrutement de Sciences Po, pour sa première année, réveille un débat sur la formation de nos élites. Il conjugue deux axes : celui de la qualité de la formation à donner et celui de la diversité, c’est-à-dire de l’égalité des chances. Ces deux perspectives sont à prendre en compte, mais l’environnement idéologique du débat conduit souvent à les opposer entre elles. Une fois qu’on tombe dans ce piège, le débat s’enferme dans des querelles stériles et contre-productives. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur les groupes qui ont intérêt à cette confusion intellectuelle.

L’enseignement supérieur français présente l’originalité d’une double entrée possible : la voie des formations sélectives, au premier rang desquelles les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), mais qui compte aussi les BTS (Brevets de Techniciens Supérieurs), les IUT (Instituts Universitaires de Technologie), le cursus PACES (Première Année Commune aux Études de Santé) ainsi que nombres de bi-licences mises en place par les Universités ; la voie de l’inscription universitaire. La différence des moyens alloués à ces différentes filières, les débouchés sensiblement distincts ainsi que les indicateurs de réussite (pas seulement ceux aux concours, mais plutôt le niveau de salaire des diplômés et leur insertion dans le marché du travail) mettent en lumière une inégalité entre ces parcours. Globalement, la voie sélective assure un emploi, un salaire honorable et une insertion socio-professionnelle enviable ; la voie universitaire est plus cahoteuse. En outre, les effectifs d’étudiants ne sont pas les mêmes. De là sourd la critique d’une formation à deux vitesses qui permet aux élites de se reproduire entre elles et aux autres d’être plus ou moins ghettoïsées.

La tentation est grande alors de remettre le système à plat, d’y introduire plus d’égalité soit par une politique volontariste d’ouverture sociale (ce fut le cas à Sciences Po avec les conventions passées avec des établissements de ZEP, ou encore la décision, non mise en œuvre, de François Hollande de réserver 5% des places en CPGE aux meilleurs étudiants boursiers), soit carrément par l’élimination des voies sélectives. Le chantier n’est pas tout à fait lancé, encore que l’idée chemine doucement dans les cercles du pouvoir.

La décision de Sciences Po d’intégrer le système général Parcoursup est emblématique de la volonté de modifier l’approche de sélection. Comme l’explique son directeur, Frédéric Mion (Le Point du 27 juin 2019, nº 2443), la réforme du lycée permettra de vérifier l’excellence académique tandis que sera testée la personnalité du candidat grâce à une lettre de motivation et une épreuve orale. Il s’agit d’une « refondation de notre maison, affirme Frédéric Mion, (…) qui consiste à définir quelle sera l’élite dont nous aurons besoin d’ici vingt ou trente ans et les qualités de celles et ceux qui occuperont les postes à responsabilités, dans les décennies à venir. Il s’agit aussi de mieux penser les ressorts de la méritocratie à la française ».

Dans ces conditions, et avec les effets de la réforme du lycée, on peut s’attendre à une remise en cause prochaine du système des CPGE. Malgré leur ouverture sociale, fruit d’une décision politique sous le mandat de Jacques Chirac, elles concentrent les critiques. Perçues comme ultra-sélectives – il est vrai qu’on compte un peu plus de 80 000 étudiants de prépas toutes filières confondues sur plus de 2 millions d’étudiants, soit 4% du total des effectifs –, elles sont aussi présentées comme un temps d’enfer où l’étudiant est « essoré, épuisé, abruti » (j’emprunte les termes à Daniel Cohen [« L’Esprit public », France Culture, le 30 juin 2019]). Les bénéfices de la préparation intellectuelle sont occultés pour ne retenir que l’effort démesuré. La difficulté des concours et, avec elle, les amertumes de l’échec, ne peuvent qu’alimenter un rapport d’amour-haine vis-à-vis de ces formations.

Pourtant, ne faudrait-il pas rappeler que tous les étudiants des filières scientifiques et commerciales finissent par décrocher une « grande » école, plus ou moins prestigieuse ? Seuls les élèves des classes préparatoires littéraires se heurtent à des débouchés moindres (ENS Ulm 72 places pour 1400 candidats, ENS Lyon 120 places pour 3000 candidats, ENS Saclay 27 places pour plus de 1100 candidats, encore qu’il ne faille pas négliger les 900 khâgneux qui entrent, via la Banque d’Épreuves Littéraires, dans les écoles de management et de commerce). Mais ce n’est ni à bac+2 ou bac+3 qu’il faut analyser leur parcours, mais bien à bac+5 ou bac+6. En effet, nombre d’entre eux réussissent les concours de recrutement de l’enseignement (Agrégation et CAPES). Le passage par l’hypokhâgne et la khâgne, prolongé par les années de Master, assure une insertion professionnelle réussie. Autrement dit, malgré leurs défauts, les CPGE sont une « voie royale » vers la réussite.

Mais de quoi cette voie royale est-elle faite ?

On accuse les CPGE d’entretenir un élitisme forcené. Elles n’en sont pas la cause ! Ce sont les grandes écoles qui créent le dispositif et ceci pour deux raisons : les concours d’accès et la hiérarchie des écoles. Sur ce deuxième point, les classements des écoles d’ingénieurs et de management favorisent cette représentation pyramidale de la réussite. Si on examine un peu les critères de ces classements et leur méthodologie, force est de constater leur endogamie qui obéit à des enjeux financiers. La recherche au sein de ces établissements est strictement interne, à travers des revues autoentretenues par une littérature dont la scientificité ne tient qu’à une reconnaissance par le système de ces écoles. À cet égard, elles restent en marge du système universitaire français, mais pas du système universitaire mondial. En effet, elles y recrutent des enseignants prestigieux pour quelques heures de cours ou de conférences, bénéficiant en retour de ce recrutement pour améliorer leur indicateur d’ouverture internationale. Le paradoxe est que les écoles de management et de commerce, critiquées par le monde universitaire français, sont sans doute les plus proches du modèle anglo-saxon dont on pense, par ailleurs, qu’il est à imiter. À cet égard, l’explosion du coût de la scolarité dans ces écoles (entre 10 et 14 000 € par an de frais de scolarité) exprime cet alignement sur le modèle libéral. L’enseignement et le diplôme ont été identifiés comme de nouvelles sources de revenus. Une économie, non de la connaissance, mais de l’accès à des réseaux pour l’emploi est désormais en pleine croissance. Le surendettement des étudiants américains l’illustre. Nulle hausse du niveau, mais une mécanique de l’emballement !

Quant aux concours, ce sont eux qui fixent la nature et le programme du travail en classes préparatoires. Les exigences extrêmement poussées des concours des ENS, qu’on peut présenter de manière caricaturale, sont le prix à payer pour vérifier l’excellence académique des candidats. Elles ont leur défaut, mais présentent aussi une certaine forme d’objectivité. Après tout, l’exercice de version, par exemple, ne dépend pas de la personnalité du candidat mais du travail qu’il a réalisé. Dans tout concours, d’excellents candidats échouent et d’autres, plus chanceux, réussissent. C’est la loi et comme le dit avec justesse l’un de mes collègues, « un concours reste un concours de circonstances » !

En réalité, les CPGE sont devenues la mauvaise conscience de notre politique publique d’éducation. Dans le schéma méritocratique (et idéalisé) de notre enseignement républicain, la classe préparatoire était la marche ultime du lycée. Elle était la consécration des meilleurs élèves. Or, ce schéma a été déplacé par le choix d’une démocratisation, dont personne ne conteste le bien-fondé. Cette démocratisation a été une massification. Pour emprunter une métaphore politique, on est passé d’un système censitaire de l’éducation à une modalité comparable au suffrage universel. Le droit aux études l’emporte sur la capacité. Mais ce qui est valable en politique est un peu plus difficile en matière de diplômes. La capacité reste mise à l’épreuve. C’est d’ailleurs notre acceptation de cela qui bloque aujourd’hui l’efficacité de nos réformes éducatives. Toute approche qui semblerait refermer l’acquisition d’un diplôme, toute réflexion vers l’autonomisation des diplômes provoquent un soulèvement des étudiants. L’égalité est le mantra du discours politique : il se fracasse sur la réalité que représente le passage d’un examen ou d’un concours. L’aporie de notre système est que tout le monde doit pouvoir décrocher un examen ou un diplôme mais on refuse la barrière académique de ceux-ci en dénonçant les inégalités sociales que l’échec aux examens met en lumière. C’est, une fois encore, prendre la conséquence pour la cause. Jamais un médecin n’arrivera à venir à bout d’une pathologie s’il ne pose le bon diagnostic. Depuis quarante ans, le Ministère de l’Éducation Nationale et celui de l’Enseignement supérieur, tels des Diafoirus, s’époumonent à nous dire « l’égalité, vous dis-je, c’est l’égalité ! » quand le problème est aussi celui de la qualité de l’enseignement. Ne se focaliser que sur une seule dimension conduit à une erreur globale de perspective.

À cet égard, la critique des CPGE se cristallise sur le symbole qu’elles représenteraient. Elles seraient comme les restes de cet Ancien Régime de l’éducation qui formerait une élite aristocratique. Le discours anti-CPGE est facilement démagogique.

Pourtant, on peut retourner la question. Et si les CPGE n’étaient pas le dernier endroit où le lycée est demeuré le lycée ? C’est-à-dire un lieu de formation où comptent l’excellence académique – une excellence qu’il faut ici comprendre comme une maîtrise de savoirs et de méthodes disciplinaires  et non comme un écrémage pour ne garder que les meilleurs et abandonner les faibles –, l’investissement de professeurs qui suivent leurs étudiants (ils ne sont pas les seuls à le faire dans le système éducatif, mais c’est quand même une des caractéristiques de leur travail), un niveau d’exigence dicté par des considérations externes (qualité du travail) et non politiques (critères sociaux).

Que le système ne soit pas idéal, nul ne peut le contester. Les inégalités entre établissements (qu’il suffise de penser à l’État dans l’État qu’est le lycée Henri IV) sont réelles. L’accès à l’information dépend des classes préparatoires. Le système de sélection des enseignants – et surtout leur maintien à vie dans ces classes – appelle sans doute des aménagements et l’extrême dépendance d’une classe à la personnalité d’un enseignant est une fragilité. Le caractère extrêmement inégal des bacheliers crée d’emblée des difficultés majeures pour beaucoup de bons élèves du secondaire qui découvrent, effarés et angoissés, que leur niveau de formation n’était absolument pas au niveau des exigences de la classe préparatoire. Loin de s’en prendre aux professeurs (sauf injustice flagrante), ces jeunes étudiants prennent conscience d’une certaine forme de mystification que furent leurs années de collège et de lycée.

La réforme du lycée, ses conséquences sur la structure générale de l’enseignement supérieur français, n’en sont qu’à ses débuts. Mais l’ambiance globale dans laquelle elle s’inscrit laisse présager que loin d’être un nouveau commencement, elle n’est que l’aboutissement d’une politique publique de l’éducation qui, renonçant au contenu de la formation, se focalise, non sans démagogie, sur la gestion des flux.

Puissent les prochaines enquêtes PISA et l’avenir de notre système, c’est-à-dire, celui de nos enfants, démentir mon pessimisme et mes craintes.

PS. Je tiens à préciser que, enseignant en classes préparatoires depuis 14 ans (six ans au Lycée Hélène Boucher (Paris) en CPGE commerciales, huit au Lycée Condorcet (Paris) en prépa littéraire), cet article repose d’abord sur une expérience professionnelle partagée avec des dizaines d’autres collègues. Il ne s’agit pas d’une étude de sociologie éducative, mais bien d’une réflexion que cette expérience rend légitime.