Trois leçons de l’Afghanistan edit
La vice-présidente américaine Kamala Harris, récemment en visite en Asie du Sud-Est, a assuré les partenaires des États-Unis de la fermeté de leur soutien, notamment vis-à-vis de la Chine, au moment où ces mêmes États-Unis évacuaient l'Afghanistan, à grande vitesse, sans égard pour ce qu'il adviendrait de ceux, parmi les Afghans, qui pensaient avoir beaucoup à craindre des Talibans et sans égard non plus pour leurs alliés occidentaux, qu'ils ont entraînés dans ce conflit et à qui ils n’ont pas voulu concéder une prolongation de la période durant laquelle était possible l'évacuation de civils afghans à partir de l'aéroport de Kaboul. La contradiction est flagrante et l'ironie cruelle. Elle devrait entériner la fin de la crédibilité des interventions occidentales, pour ceux qui y croient encore, consistant dans le double projet de sécuriser militairement et de développer économiquement, socialement et démocratiquement les zones de conflit du sud.
Il ne s'agit pas de douter de ce que l'intervention occidentale en Afghanistan, initiée par les États-Unis, soit un échec depuis longtemps annoncé (voir notamment l’article de Gilles Dorronsoro de 2003 : « Afghanistan, chronique d’un échec annoncé », Critique internationale, n°21) et donc une erreur dans la forme prolongée qu’elle a prise. Il s'agit plutôt d’examiner les leçons patentes de cet échec. Commençons par un rapide retour en arrière.
Démocratiser?
Les États-Unis sont entrés en Afghanistan afin de punir les Talibans. Ils ne cherchaient ni à libérer, ni à démocratiser, ni à développer. L'objectif pouvait apparaître clair. Cette première séquence s'est soldée par la chute du régime des Talibans. L'usage de la violence fait partie des relations internationales et les grandes puissances supportent difficilement d'être malmenées (les petites non plus, du reste, et l'ensemble des États, mais ils n'ont pas les moyens de l'exprimer de manière tonitruante). Il n'est pas nécessaire d'épiloguer là-dessus.
La seconde séquence n'était pas rationnellement liée à la première : elle a consisté à demeurer en Afghanistan pour démocratiser et développer le pays. Autrement dit, les États-Unis se sont convaincus et ont convaincu leurs alliés de l'OTAN, rejoints par les Nations-Unies, de s'engager lourdement dans la séquence dont le récent retrait américain marque la fin. L'idée générale, décrite rapidement, était que les Talibans représentaient quelque chose d'exogène (ou de perverti) par rapport à l'ensemble d'une population ne demandant que de vivre en paix dans des institutions démocratiques, la clé de ce «vivre en paix» étant le développement. La démocratisation consistait à chasser les dirigeants non démocrates et à mettre en place des institutions démocratiques qui créeraient les comportements vertueux nécessaire à leur perduration.
Plus largement, les États-Unis ont alors développé une doctrine musclée et sélective de la démocratisation des États autoritaires comme garantie pour la sécurité des démocraties occidentales, à commencer par la leur. Cela a conduit à la seconde Guerre d’Irak qui a cruellement meurtri un Moyen-Orient qui n’avait pas besoin de ce surcroît de souffrance et de chaos, créant une série de situations pour l’instant inextricables. Les théories descriptives de la démocratisation ne sont pas dénuées d’intérêt même si l’optimisme transitologique peut sembler discutable. La vulgate prescriptive développée par l’Administration Bush s’est avérée proprement insensée.
Pendant des années, des milliards d'euros ou de dollars ont été dépensés pour démocratiser, développer et stabiliser l’Afghanistan. On a inventé un Parlement, un système électoral, des institutions, on a acheminé à grands frais des urnes en verre dans les lieux les plus reculés afin d'éviter les fraudes électorales, on a construit ou reconstruit des hôpitaux, soutenu le redémarrage de l'Université, on a développé le secteur maraîcher, distribué des vivres pour éviter les famines, on a mis en place des stations météorologiques, parfois en double, on a construit, bien évidemment, des écoles afin de scolariser les enfants et notamment les filles, on a attiré des centaines d'ONG, des plus connues aux moins connues, on a développé les télécommunications et notamment la télévision et la radio, on a créé des banques, une compagnie d'aviation dédiée aux ONG, des norias d'experts sectoriels ont été convoqués, on a créé un centre de transfusion sanguine, on a promu le développement du secteur judiciaire et de la police, on a mis en place un laboratoire de police scientifique, on a créé des programmes d'aide ciblée pour les enfants des rues, les femmes, l'alphabétisation…, on a distribué des radios pour faciliter la participation citoyenne (puisque écouter la radio permet d'écouter les informations), on a ouvert des centres culturels, construit des bâtiments officiels, formé les troupes ordinaires et les forces spéciales… la liste de ce qui fut fait et entrepris paraît inépuisable. Le constat est que rien de tout cela n’a résolu les contradictions et les dynamiques de fond de la société afghane. Au contraire, celles-ci se sont insérées dans cet activisme forcené et brouillon, et elles s'y sont actualisées.
En 2006, cinq ans après la chute des Talibans (je travaillais alors à l'Ambassade de France à Kaboul), le pessimisme commençait à poindre et l'on sentait décliner l'espoir du début de la séquence. Les Talibans avait repris de la vigueur. Les « libérateurs » commençaient à passer pour des occupants. La corruption se développait grâce à l'afflux des ressources consacrées à la reconstruction. La dégradation relative de la sécurité et les précautions prises par les acteurs internationaux, les diplomates, les experts, les conseillers, les différents services de renseignement à l'œuvre et les membres des ONG creusaient un fossé entre la population et l'ensemble de ces acteurs, vivant dans leur propres monde (avec leurs magasins, leurs banques, leurs lignes d'aviation, leurs restaurants et leurs bars, leurs voitures blindées, leurs téléphones et leur Internet satellitaires, leurs protocoles de sécurité, leurs hôtels, leurs générateurs permettant d'avoir en permanence de l'électricité alors que celle-ci pouvait être limitée à quelques heures pour les habitants de la capitale).
On parlait déjà à ce moment-là de discuter avec les Talibans (et on commençait à le faire), mais cette idée créait beaucoup d'oppositions. Pourtant, si ceux-ci avaient perdu le contrôle de l'État, ils n’étaient toujours pas vaincus et le coût du contrôle du territoire par les forces étrangères devenait de plus en plus lourd. La communauté internationale a longtemps persisté dans le déni. La conséquence de ce déni est le départ impréparé des Etats-Unis et le retour au pouvoir, sans coup férir, des Talibans. Pour le dire vite, ceux-ci se sont substitué aux forces américaines et aux gouvernants dont elles soutenaient, seules – puisque leur départ a précipité sa chute – le pouvoir.
Intervenir?
Je crois qu'il est possible de tirer trois leçons, amères forcément, de la situation actuelle dont la portée ne se limite pas à l'Afghanistan.
1. C'est une erreur que de considérer les acteurs « terroristes » ou « djihadistes » agissant à l'intérieur d'un pays et membres de la population de celui-ci comme des arapèdes sur un rocher, qu'il suffirait de décoller (certes avec des efforts) pour que le rocher redevienne sain. Ce ne sont pas des arapèdes ; ils sont partie intégrante du rocher. Les termes « terroristes » ou « djihadistes » donnent corps à l'idée qu'il s'agit d’entités étrangères faciles à isoler et à réduire, alors qu’il s’agit le plus souvent de protagonistes d’une guerre civile ou d’une guérilla locale. Les Talibans sont insérés dans la société afghane. Ce ne sont pas des étrangers. Certaines de leurs conceptions sont partagées par une partie de la société en dehors d'eux, notamment en ce qui concerne la place des femmes.
Si les « ennemis » ne sont pas exogènes, il en découle que parvenir à une situation pacifiée implique, plus que dans tout autre cas, de mettre en œuvre (mutatis mutandis) la fameuse sentence de Machiavel : « Si tu peux tuer ton ennemi, fais-le, sinon fais-t’en un ami ». Dans le cas afghan (comme dans les cas similaires), on ne peut pas le tuer parce qu'il s’agit d’une partie de la population et parce qu'il est des niveaux de violence auxquels les « Occidentaux » n'acceptent pas – pour toutes sortes de raisons – de se hausser. Il est donc nécessaire, sinon de devenir son ami, du moins de vivre avec lui, et partant de le réinsérer dans le jeu politique – ce qui pouvait être fait à la fin de la première séquence ou au début de la seconde. Ici se pose le problème spécifique du tiers étranger (les troupes étrangères et leurs gouvernements) qui s'interpose, en refusant la négociation, ou qui permet aux autres acteurs locaux ennemis des « terroristes » de repousser sine die la perspective même d'une telle négociation, puisqu'ils bénéficient d'une protection suffisante pour l’éviter. En d'autres termes, la présence de forces et d'acteurs étrangers retarde ou dévoie les compromis nécessaires au règlement durable de la crise entre les acteurs internes.
2. Les capacités des programmes de développement comme des interventions militaires à régler les situations de « terrorisme » sont nettement surévaluées (pour user d’un euphémisme). C'est très probablement une erreur que de considérer que les tensions et la violence soient solubles dans le développement comme si les raisons d'ordre social avancées par les « terroristes » étaient secondaires. Les normes, les valeurs, la justice sont de puissants motifs de l'action humaine même si on les estime pervertis par telle ou telle cause. Par ailleurs, pour prétendre dissoudre le « terrorisme » et le « djihadisme » par le développement (c’est-à-dire si l’on prend cette hypothèse au sérieux), il faudrait (pour être en état de la vérifier) se montrer au moins capable de développer effectivement et rapidement les territoires où ils puisent leurs forces, c'est-à-dire de proposer mieux que ce qu'ils offrent en termes de ressources et d'économie morale. Pour atteindre ce niveau de suffisance, il est probable que les ressources à investir seraient supérieures à celles qui sont investies. Mais ceci même ne réglerait pas l’affaire : prenez une région qui considère devoir être autonome ou un groupe ethnique qui souhaite se gouverner lui-même. Sa demande est-elle d’abord une demande de développement ou d’autonomie ?
La même insuffisance marque les interventions militaires. Dans une situation de conflit classique, luttant contre un État (ou quelque chose qui fonctionne comme tel), les puissances occidentales et, a fortiori, les États-Unis peuvent facilement avoir l'avantage, comme l'a montré leur facile victoire de 2001 sur les Talibans. Il en est de même, du reste, de la lutte contre les assaillants d'un État, lorsqu'ils croient pouvoir se confronter à lui de manière conventionnelle ainsi que ce fut le cas au Mali en 2013. En revanche, lorsque la guerre devient asymétrique et qu'il s'agit de se défaire d'une guérilla, l'avantage revient aux « terroristes » ou aux « djihadistes », parce qu'il ne peut pas y avoir de bataille décisive ; il y a, au contraire, une insécurité permanente, c'est-à-dire la preuve que l'État ne contrôle pas son territoire. L'afflux de forces étrangères ne change rien à la chose. Il n'y a jamais assez de forces pour contrôler un territoire et une population « en détail », surtout lorsqu'il y a des arrière-pays à l’abri de frontières (comme c’est le cas avec le Pakistan) et qu'on ne peut engager des troupes sans compter, que ce soit le temps, les morts ou le simple coût financier des opérations. Il en découle que les intervenants extérieurs promettent plus qu'ils ne pourront jamais faire lorsqu'ils se proposent de développer et de sécuriser des territoires soumis au « terrorisme » et au « djihadisme ». C’est à la fois une faute stratégique et aussi, dans la mesure où ces acteurs ont développé une rhétorique normative, une faute morale majeure. Il eût largement mieux valu que les Occidentaux assumassent une négociation avec les Talibans dès le début de la seconde séquence plutôt que s’arcbouter sur leur indignité par rapport aux droits humains (et notamment par rapport aux femmes) pour en refuser la perspective et finir, cependant, par quitter le pays, sans ménagements ni perspective pour les militants de ces droits, autre que s’amasser devant l’aéroport de Kaboul en espérant pouvoir prendre un avion sous le contrôle acrimonieux et revanchard de ces mêmes Talibans, à qui on ne voulait pas parler. Des espoirs ont été nourris et une bonne partie de ceux qui y ont cru sont abandonnés à la merci des vainqueurs.
3. Les acteurs du sud ne peuvent pas et ne doivent plus faire confiance aux Occidentaux afin de régler les problèmes qu'ils rencontrent, et notamment les problèmes de « terrorisme », parce que les Occidentaux, dès lors que leur agenda est désynchronisé de l'agenda de la région où a lieu leur intervention, finissent inévitablement par se désengager ; et que les « terroristes » le savent et, donc, l'anticipent. C'est une logique relativement évidente : ce qui se passe ailleurs est moins important que ce qui se passe chez soi et, dans tous les cas, n’acquiert de l’intérêt que par rapport à ce même chez soi – parfois pour des considérations altruistes, du reste, parce qu’une partie de la population est choquée de ce qui se passe ailleurs, mais ces considération sont aussi autocentrées dans la mesure où elles donnent lieu à des débats publics entrant dans le calcul complexe des risques électoraux). L'intervention américaine en Afghanistan n'a pas été provoquée par le souhait de libérer les Afghans d'un régime détestable mais par la volonté de laver un affront. De plus, dans les démocraties occidentales, si les interventions peuvent se décider sans trop tenir compte de l'opinion (ou en bénéficiant de l’émotion ponctuelle de celle-ci), leur durée est de plus en plus dépendante de l’anticipation de leur coût politique interne. Au-delà de la perspective d'un désengagement fondé sur la politique intérieure des États, il importe de garder à l'esprit que la présence d'un acteur extérieur bloque les mécanismes d'ententes des acteurs locaux et éloigne la solution de la crise. Il y a quelque chose de détestable dans le fait de devoir s'entendre avec des adversaires dont les manières de penser peuvent sembler antithétiques à tout ce que l'on est, mais la résolution des conflits et des guerres civiles implique nécessairement de le faire, dès lors qu'on ne parvient à l'éliminer l'adversaire. En revanche, ceci implique d'éliminer ou de redéfinir le rôle des tiers et donc des puissances occidentales, en considérant – quoiqu’il en coûte – que les conflits se règlent nécessairement localement, quitte à accepter des révisions drastiques de ses préférences.
Il paraît clair que nous arrivons à la fin d'un modèle de résolution des crises et des conflits basé sur l'intervention des puissances occidentales. Le devoir politique et éthique de ces puissances devrait être de ne plus laisser miroiter des promesses qu’elles ne peuvent pas tenir, promesses qui bloquent les incontournables dynamiques locales de résolution des conflits. Il ne s’agit pas de dire que ces acteurs devraient s’éclipser de la scène internationale, mais il est clair qu’ils devraient anticiper les limites de leur engagement et cesser de se projeter dans des dispositifs suspendant les dynamiques d’interdépendance des acteurs locaux. Ceci laisse la place aux interventions ponctuelles et aux aides réellement conditionnelles, pour autant qu’elles participent à la construction d’une solution robuste ou qu’elles permettent d’éviter un drame. Il ne s’agit pas de se prononcer sur le fond des choses et le devoir-être, l’obligation ou la nécessité d’intervenir. Mais de constater que les interventions de longue durée ne marchent pas pour des raisons documentables. Dès lors, il reste la morale par provision de ne pas tromper ceux que nous voulons secourir (dans le meilleurs des cas) par la mise en œuvre de ce que nous ne pourrons mener à bien.
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